58 822 €Collectés
90%
65 000 €Objectif
40/47Jours

Journal de bord de Gaza 61

« Un jour ou l’autre, ce sera notre tour d’être assiégés »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre deux hommes debout devant un podium avec le sceau présidentiel. En arrière-plan, il y a des rideaux en velours doré et des drapeaux, dont un drapeau américain. Les deux hommes échangent un regard complice, suggérant une atmosphère amicale. L'un est en costume sombre et l'autre porte une cravate rouge, ce qui attire l'attention. L'environnement semble formel, probablement lors d'un événement officiel.
Washington, 28 janvier 2020. Le président états-uniens Donald J. Trump et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, à la Maison Blanche, afin de dévoiler les détails du «  deal du siècle  » de l’administration Trump.
Trump White House Archived (domaine public) / Flickr

Jeudi 7 novembre 2024

Comme d’habitude, quand je sors de notre « Villa de la fierté », comme j’ai surnommé ma tente, pour aller travailler à la Maison de la Presse, je monte à bord d’une charrette tirée par un animal, ou une bétaillère accrochée à une voiture déglinguée datant des années 1990, qui roule à l’huile végétale ou au gaz de cuisine, comme je vous ai déjà raconté. Même si on paie cinq fois le prix d’avant, on est toujours une vingtaine de personnes à s’entasser sur les bancs.

J’aime bien écouter les gens pendant ces trajets. Tout le monde veut parler, il n’y a jamais un moment de silence. Et on parle surtout politique.

Un nouveau « deal du siècle » ?

En ce moment, le sujet principal des discussions, c’est évidemment la victoire de Trump. Les Gazaouis ont suivi les élections états-uniennes, et la plupart espèrent qu’avec Trump, ce sera la fin de la guerre.

L’un des passagers affirme : « Donald va finir la guerre. C’est quelqu’un qui tient ses promesses. Il a dit qu’une fois au pouvoir, et même avant de prendre le pouvoir, il arrêterait la guerre en Ukraine, mais aussi au Proche-Orient, à Gaza et au Liban. »

Un autre lui répond :


— Oui, c’est un grand homme d’affaires, et pour lui, ce qui compte, c’est de limiter les dépenses. Et là, les Américains ont donné en un an beaucoup plus que d’argent à Israël que pendant les dix années précédentes. Vingt milliards de dollars pour l’arsenal israélien. Pour Trump, c’est énorme. Et c’est pour cela qu’il va arrêter la guerre.

— Peut-être, répond le premier, mais il va le faire à sa façon. C’est-à-dire, comme toujours, au profit des Israéliens. Pour son « deal du siècle », comme il dit, il a commencé par déplacer l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. Et il pense avoir réglé le problème de Jérusalem. Maintenant Jérusalem appartient aux Israéliens. Même Jérusalem-Est, qui est considérée comme un territoire occupé. Il fera pareil pour régler la guerre. Ne croyez pas que ce sera la belle vie. Trump va tout faire pour les intérêts israéliens.

Un troisième homme prend la parole :


— Son objectif, c’est le transfert des Palestiniens. Pour la Cisjordanie, il a toujours parlé d’une confédération avec la Jordanie. Et nous, à Gaza, on irait en Égypte. Il va demander aux Israéliens d’ouvrir les portes, et ce sera une émigration forcée. Peut-être agiteront-ils une carotte sous notre nez, en nous disant que l’on pourra aller nous installer ailleurs.

— Oui, dit un passager, je sais qu’ils vont ouvrir les portes, et je partirai avec ma famille aux États-Unis ou bien au Canada. Je suis partant. Je veux que mes enfants aient une meilleure vie après ce qu’ils ont vécu pendant cette guerre, la terreur, la machine de guerre, tout ce qu’ils ont vu. Il y aura beaucoup d’avantages pour ceux qui voudront émigrer, on nous donnera une maison, les enfants iront à l’école, on nous donnera de l’argent, on ne va pas nous jeter comme ça dans des pays étrangers. Il y aura beaucoup de facilités pour nous les Palestiniens.

« Je préfère mourir ici »

Un autre encore ne partage pas cette vision très optimiste :

Je ne crois pas qu’on pourra aller aux États-Unis, au Canada ou dans des pays européens. On va peut-être nous pousser simplement dans le désert du Sinaï. On prendra la place de ceux qui ont été expulsés de Rafah et d’El-Arish quand il y a eu la guerre entre l’armée égyptienne et Daech. Maintenant, plus personne ne vit dans ces endroits-là. Et peut-être qu’ils sont faits pour nous. Ce sera ça, le « deal du siècle » : il n’y aura plus de Palestiniens à Gaza, nous serons tous au Sinaï. Ceux de la Cisjordanie, ils se retrouveront dans une confédération avec la Jordanie. Ou bien ils seront carrément transférés en Jordanie. Et voilà, Trump aura réglé le problème : il n’y aura pas d’État palestinien. Trump est un orgueilleux. Il veut entrer dans l’Histoire en faisant croire qu’il peut régler tous les problèmes du monde. Chez nous, il y aura seulement un État israélien. Ceux qui voudront rester vivront sous l’apartheid israélien. Les autres partiront en Égypte ou en Jordanie.

Mais la troisième personne n’est pas d’accord :

— Non, les Égyptiens ne veulent pas de nous. Dès le début de la guerre, les Israéliens ont voulu nous transférer en Égypte pour isoler le Hamas. Mais les Égyptiens étaient catégoriquement contre.

— Mais tu oublies que quand Trump parle, il donne des ordres. Je me rappelle très bien sa tournée dans les pays du Golfe où il a signé des accords commerciaux pour plus de 300 milliards de dollars. Pour ce genre de sommes, ils accepteront de nous mettre où Trump veut. Parce que c’est l’homme le plus fort. Si Trump dit qu’on doit aller au Sinaï, les Égyptiens accepteront et voilà, on sera en Égypte.

Et là, les gens dans la charrette sont intervenus : « Non, on veut rester ici ! Si c’est pour aller en Europe ou aux États-Unis, d’accord, mais pas en Égypte ! » Un vieux monsieur a alors pris la parole :

Moi, j’ai passé toute ma vie à Gaza. Je préfère mourir ici. Résoudre la question palestinienne en allant vivre dans le Sinaï, sous une tente ou même dans un appartement, très peu pour moi. Je crois que vous dites tous ça parce que c’est la guerre. Mais une fois que ça s’arrêtera, beaucoup d’entre vous ne partiront pas. Vous allez rester ici.

Nous serons toujours là

Il y a beaucoup de discussions de ce genre dans les transports en commun de fortune. Moi, je n’y participe pas, je préfère écouter et faire ma propre analyse. Ce qui m’a frappé dans ces conversations, c’est de voir à quel point les Israéliens ont réussi à manipuler nos pensées en nous faisant accepter un homme qui est l’ennemi des Palestiniens. L’homme qui a déplacé l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, reconnaissant ainsi Jérusalem comme capitale d’Israël, ce que les autres pays refusent toujours de faire. À l’époque, de très nombreux Palestiniens s’étaient mobilisés. Ils détestaient Trump et son « deal du siècle ». Trump, c’était l’ennemi des Palestiniens. Il y avait des manifestations partout. Et voilà qu’aujourd’hui, cet homme devient le sauveteur de Gaza. C’est lui qui arrêterait la guerre. C’est lui qui offrirait une meilleure vie aux Palestiniens, aux Gazaouis. Mais une vie meilleure, pour bien des Gazaouis aujourd’hui, cela ne veut pas dire que Gaza va devenir une Singapour au bord de la Méditerranée. C’est seulement la fin de la guerre et accepter un exil au Canada, aux États-Unis ou dans un pays européen. Alors qu’au début, ce n’était pas du tout ça, la mentalité des Palestiniens.

C’est la force de la manipulation israélienne. C’est la force de cette guerre qui a « cuit » nos pensées, comme on dit chez nous. On nous fait croire que la pire des solutions est maintenant la meilleure. Et c’est cela qui est vraiment grave. Je suis sûr que cet homme qui dit « Moi, je suis prêt à partir avec ma famille » aurait dit non avant la guerre. Aujourd’hui nous sommes toujours dans ce mixeur, dans cette tornade qui tourne sans arrêt, et tout le monde veut que la guerre s’arrête, que cessent ces inimaginables boucheries, ces « israéleries » quotidiennes, tout ce qui se passe au nord, où les gens sont en train de mourir sous les yeux du monde entier.

Et je sais très bien qu’un un jour ou l’autre, ce sera notre tour d’être assiégés et soumis aux boucheries, avec des massacres partout, pour nous pousser vers le sud. Voilà pourquoi les gens veulent que tout cela s’arrête aujourd’hui, et qu’ils sont prêts à accepter des solutions que personne n’acceptait auparavant.

C’est cela, notre problème, nous Palestiniens. Au moment de la création d’Israël, nous n’avons pas accepté la division, on voulait toute la Palestine. Avec les accords d’Oslo, on a accepté les territoires de la ligne d’armistice de 1967. Maintenant, on va accepter de sortir d’ici, et de mettre fin à la question palestinienne, parce qu’avec la période Trump qui s’annonce, le génocide humanitaire sera suivi d’un génocide politique. Il n’y aura plus de Palestine. Trump voulait abolir l’UNRWA, l’agence de l’ONU qui s’occupe des réfugiés palestiniens. Cela tombe bien, le parlement israélien vient de lui interdire de travailler dans les territoires palestiniens.

Trump va peut-être arrêter le génocide humanitaire, mais je crois qu’il va mettre en œuvre le génocide politique que Nétanyahou a commencé avec l’interdiction de l’UNRWA. Je crois que si la guerre s’arrête, les décisions de Trump en temps de paix seront bien pires que ce génocide qu’on est en train de vivre, que les massacres, que les bombardements, que la famine, que tout ce que fait l’armée israélienne d’occupation. Et ce que nous refusions jusque-là, nous allons l’accepter. Je crois que pendant le mandat de Trump, ce génocide politique sera accepté par tout le monde, même par les pays « amis », même par les pays arabes. Et selon Donald Trump, ce sera la fin de la question palestinienne. Mais les Palestiniens ne le laisseront pas faire. Nous serons toujours là.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.