Dossier 1914-1918

Antoine Poidebard sur les routes de Perse

Dans cette dernière année du premier conflit mondial, les Alliés concentrent leurs efforts sur la connaissance des voies de communication, notamment en Perse septentrionale, là où les Ottomans et les Allemands envisagent une percée en Perse du nord-ouest en direction de l’Inde. Une mission anglaise aura pour objectif d’en dresser un état dans les actuelles provinces iraniennes du Kurdistan, de Kermanshah, de Hamedan, de l’Azerbaïdjan, de Zendjan. Elle sera conduite par le jeune aumônier lieutenant-interprète Antoine Poidebard entre le printemps et l’été 1918. Déjà féru de photographies, il nous a laissé des notes manuscrites, une publication et 283 clichés conservés à Beyrouth.

Mission de la Dunsterforce, col de Burbur, 3 avril 1918, vers Hassanabad (Iran actuel)
Université Saint-Joseph de Beyrouth, Bibliothèque orientale, photothèque/fonds Poidebard

Poidebard arrive en Perse après près de deux mois qui le conduisent de Paris à Alexandrie, Karachi, le détroit d’Ormuz, Bassora puis Bagdad. Le 26 mars 1918, il entre par le poste-frontière de Kasr ‘e Shirin. Il rejoint là la mission anglaise commandée par le général Dunsterville, un ancien de l’Armée des Indes, camarade de classe de Rudyard Kipling.

Le secteur est alors sous pression. Cette campagne dite « du Caucase » étend le théâtre des opérations au Proche-Orient du Caucase à l’Anatolie orientale pour, peu à peu, atteindre le nord-ouest de la Perse. Le pays est alors sous influence anglaise et russe, dirigé par un gouvernement kadjar faible et corrompu. Les Turcs, soutenus par des officiers allemands, profitant de la situation de déliquescence du royaume perse, engagent des opérations sur le nord et aggravent encore les conditions des populations, notamment arméno-chrétiennes de la région d’Ouroumieh, qui subissent déjà depuis 1917 la famine et les infections, auxquelles s’ajoutent les exactions de contingents de cosaques qui se replient vers Bakou.

Ainsi, début 1918, les Britanniques installés en Mésopotamie décident d’envoyer en Perse un détachement dénommé « Dunsterforce », composé de 300 hommes, dont 12 officiers, 41 chauffeurs, une unique automitrailleuse, qui aura pour tâche d’étudier et contrôler les voies de communication entre les principaux ports des fleuves de l’Irak, de la mer Caspienne et du golfe Persique. Cette mission est décrite par le général Dunsterville comme une « entreprise folle ». À quelques centaines de kilomètres du front germano-ottoman, elle contraint ce petit détachement à surveiller plus de 1 000 km de pistes reliant l’Irak aux rivages de la Caspienne, passant des cols souvent à plus de 2 000 m dans les monts Zagros.

Passage de la rivière de Bisoutoun (province de Kermanshah, Iran) sur un radeau
Université St Joseph de Beyrouth, Bibliothèque orientale, photothèque (fonds Poidebard)

Un pionnier de la photographie

Né à Lyon en 1878, Antoine-Marie-Joseph Poidebard est incorporé dans l’armée d’active dès novembre 1899 pour un an. Mais dès 1914, il est réincorporé comme jeune aumônier. Spécialiste du Caucase dont il parle les langues turque et arménienne pour avoir servi en Turquie orientale, il est l’auteur de Carnet de route d’un aumônier de cavalerie. D’Arménie au front français, mai 1914-décembre 1917, qui attirera l’attention du haut commandement militaire pour son sens de l’observation. Affecté à la Mission militaire française du Caucase, on lui demandera alors de se joindre à la Dunsterforce.

Au-delà de sa vocation spirituelle, Poidebard est aussi un géographe-explorateur. Il quitte Paris, doté par le service géographique des armées d’un baromètre, de jumelles de campagne, d’une boussole, d’un curvimètre, d’un podomètre, d’un appareil photo et d’une réserve de plaques de verre. Les archives conservées à Beyrouth ne comportent pas de plaques de verre. Antoine Poidebard entre à l’université Saint-Joseph de Beyrouth en 1925. C’est là qu’il s’illustre comme un pionnier de la photographie aérienne.

Les « erreurs » des Britanniques

Développées au long de deux carnets à petits carreaux de notes de 86 et 31 pages, les observations de Poidebard abordent tant des sujets d’ordre géopolitique qu’humain et sociologique, de son départ de Paris le 26 janvier 1918 jusqu’à la fin de la mission à Tiflis en Géorgie actuelle le 9 décembre de la même année. Rédigées à vif d’une écriture très fine, parfois raturée, d’un seul jet, elles fixent le moment présent pour certaines, tandis que d’autres, rédigées probablement le soir ou lors des pauses, apportent plus de recul dans l’analyse.

Alors qu’il est intégré à la mission britannique, dont il estime les officiers, Poidebard insiste de nombreuses fois sur l’influence anglaise en Mésopotamie, les erreurs des Britanniques, leur attitude hostile vis-à-vis des Français. L’entrée des Anglais dans Bagdad choque Poidebard :

Les Anglais entrèrent à Bagdad, fusils chargés et lances en arrêt. Tenue qui freina la population enthousiaste dans son accueil et montra le fossé [entre l’attitude de la population et celle des Anglais] qui ne fit que se creuser…

L’automitrailleuse à la montée du Kaplan-Kuh, vers Mianeh (Azerbaïdjan oriental)
Université St Joseph de Beyrouth, Bibliothèque orientale, photothèque (fonds Poidebard)

Il condamne aussi l’indianisation de la Mésopotamie, qu’il attribue aux Anglais :

Première et principale faute : l’expédition de Mésopotamie ayant été faite avec des troupes indiennes et des officiers anglais des Indes. Or, on a tout voulu indianiser et l’on a placé toute l’autorité entre les mains des Indiens. Pour quelle raison : l’Indien est soumis et servile, l’Arabe, fier et indépendant. Les Indiens devenus maîtres sont autoritaires et méprisants, cupides et jamais rassasiés. Les Arabes comprirent vite ce que seraient leurs futurs maîtres […] Ils en sont revenus à regretter les Turcs, leurs anciens maîtres. Trop souvent la majorité du peuple se heurte à l’intolérance méprisante des officiers subalternes et aux exactions des Indiens…

Il montre comment les Alliés n’ont pas su transformer l’alliance avec le chef de la rébellion arabe en Syrie, qui avait pu prendre en main la tête du parti arabe à Bagdad grâce à l’aide de la France et qui tendait la main aux Alliés pour se révolter contre la Turquie dans le cadre d’une grande coalition arabe. Il reste très critique sur ces carences.

Des populations persécutées et affamées

Les carnets abondent en descriptions ou informations relatives à la persécution des chrétiens d’Ouroumieh, dans le nord de la Perse :

[…] 16 juin : la caravane des Européens évacuant Tabriz arrive à Mianeh. Les consuls anglais, américain, français, italien, belge et leurs familles, les missionnaires arméniens et nestoriens sous la garde de cosaques persans. M. Saugon, consul de France à Tabriz me parle de Chardin, de la mission médicale française d’Ouroumieh, regrette leur rappel et leur départ […]. À Ouroumieh, Mgr Sonntag, resté avec deux autres. Sœurs françaises sont restées à Tabriz et ont refusé de partir. À Ouroumieh résistance admirable des Jésides [Yésidis] et des Arméniens […]. Ils sont à bout de munitions et de courage. Si on ne les aide pas, ils vont succomber […].

Camp de Sir-i-Pul (Iran actuel), enfants affamés
Université St Joseph de Beyrouth, Bibliothèque orientale, photothèque (fonds Poidebard)

Poidebard intercepte deux prisonniers turcs qui s’enfuient :

[…] les soldats arrivent parce qu’ils meurent de faim. Les officiers allemands sont partis. Les officiers turcs mangent toutes les rations des hommes. Leur seule peur qui retient les déserteurs, ce sont les Kurdes, qui les attaquent […]. Un des prisonniers porte un coup de couteau au bras et des traces de morsures de chiens kurdes. Nous appartiendrons à n’importe qui, pourvu que nous ayons du pain !

Entre Sir-e Pol et Surhkhadizeh Khan,

sur le bord de la route, deux Kurdes creusent une fosse pour morts de faim […]. Au col de Tang’e Girra, poste militaire […] tout autour du poste, Kurdes, enfants et femmes, affamés venant demander quelques miettes de nourriture […]. Ils apportent du bois et on leur donne à manger […].

Poidebard analyse en profondeur la situation désespérée des populations, soumises à la vindicte des raids turcs, le cynisme des grands propriétaires qui spéculent sur le manque de blé, accaparent les récoltes et augmentent la misère.

Les notes brutes de Poidebard livrent ses observations sur le vif. Son ouvrage paru en 1923 prend plus de recul, replace ses observations dans un contexte plus global. Mais dans ces carnets, c’est la prise de note à chaud qui rend le texte si vivant. Ses observations apportent des informations de terrain, qui complètent les relations purement militaires rédigées par les officiers anglais dans leurs propres témoignages, celles des voies de communication, la situation des populations locales, étrangères, le climat, les conditions météorologiques, le ressentiment de certaines factions, la relation entre militaires locaux, occupants, amis ou ennemis.

Bibliographie des auteurs

Levon Nordiguian

➞ Aux origines de l’archéologie aérienne, PUSJ, Beyrouth, 2000, (en collaboration avec J.-F. Salles)
➞ Une aventure archéologique. Antoine Poidebard, photographe et aviateur (en collaboration avec Fabrice Denise), coédition Presse-USJ et éditions Parenthèses, 2004
➞ De l’Asie mineure au ciel du Levant. Antoine Poidebard, explorateur et pionnier de l’archéologie aérienne (en collaboration avec Marc-Antoine Kaeser), Laténium, 2016

Jean-Claude Voisin

➞ Châteaux et forteresses d’Iran, Téhéran, éd Alhoda, 2014 (français et persan) ; 300 photos de l’auteur (première synthèse sur les fortifications en Iran)
➞  L’Iran si loin, si proche. De la fascination à la méfiance, préface d’Antoine Sfeir, Paris, éd Riveneuve, 2015
➞ Forteresses de la route de la soie, de l’Hindoukouch à la Méditerranée, Téhéran, Nazar, Paris, L’Harmattan, 2017. Version en français, anglais et persan, (prix du livre d’architecture et d’urbanisme de la Fondation Dr. Manousher Mozeiyéni, Téhéran, 2017)
➞ La Perse et l’Occident chrétien. Histoire des martyrs perses Abdon et Sennen, Paris, éd. l’Harmattan, 2019 ; ill.
➞ « Les voyageurs occidentaux et les fortifications en Perse (XVIIe–milieu XXe siècle », Annales d’histoire et d’archéologie-Tempora, vol. 19 (2010), université Saint-Joseph, Beyrouth. Un résumé a paru dans la revue Luqmān, n° 41, Presses universitaires d’Iran, Téhéran, 2011, sous le titre « Sur les traces des châteaux et forteresses de l’Iran avec les voyageurs occidentaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles »
➞ « De Saadi à Anna Galvada, une fascination partagée » in Les Nouvelles Lettres persanes, n° 24-25, 2018
➞ « Sur les routes de la soie, l’Iran au carrefour des architectures fortifiées » in Iwan 2, (français-persan), Centre culturel d’Iran, Paris, 2018
➞ « La Perse du XIXe s. : une destination prisée des Francs-Comtois », in Iwan 4, Centre culturel d’Iran, Paris, 2019

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.