Dossier 1914-1918

Comment la première guerre mondiale a transformé le Proche-Orient

Nationalisme arabe et souffrances indicibles · La première guerre mondiale a été la matrice d’un nouveau tracé des frontières en Europe et au Proche-Orient. Elle a déterminé la manière dont cette région est constituée, notamment autour du plan de partage des zones d’influence connu sous le nom d’accords Sykes-Picot. Le débat actuel autour des frontières héritées de cette entente entre Britanniques et Français et leur contestation montrent bien combien ces meurtrissures demeurent, mais on ignore souvent l’ampleur des traces non territoriales du premier conflit mondial dans la région. C’est toute une manière de lire et de comprendre la région qui s’est construite dans la guerre et dans l’effondrement à sa suite de l’empire ottoman.

Artillerie britannique sur le mont Scopus pendant la bataille de Jérusalem.
American Colony Photo Department, Library of Congress, 1917.

La première guerre mondiale, déclarée par l’empire ottoman aux côtés des Puissances centrales porte le conflit sur les territoires du Bilad Al-Sham, une Grande Syrie qui comprend le Mont-Liban, la Syrie actuelle, une partie de la Palestine et de la Jordanie (nous n’examinerons pas ici les conséquences de la guerre sur les pays du Golfe). Mais ce n’est pas par impact direct, par la présence de combats (quasi inexistants dans un premier temps en réalité) que la guerre marque les esprits dans la région. Elle est synonyme de famine et de désolation, de rationnement et de fin brutale d’une période de relative prospérité, déjà mise à mal par la crise qui secouait l’empire depuis les guerres des Balkans. Conséquence directe du conflit, la rupture des relations avec les Puissances alliées entraîne la fermeture de débouchés commerciaux précieux.

Dans les récits de l’époque, c’est l’humiliation et la faim qui dominent. Face à cette situation, la solidarité entre les Levantins restés au pays et ceux de la diaspora se renforce et on voit ces derniers récolter des fonds pour venir en aide à leurs familles restées au pays. Là-bas, les officiers ottomans font exécuter des personnalités soupçonnées de trahison, ils éloignent et déportent des familles entières, menacent d’enrôler dans l’armée les chrétiens jusque là exemptés. De leur côté, les puissances coloniales européennes tentent de séduire et d’obtenir le soutien des nationalistes arabes, par-delà leurs clientèles traditionnelles chrétiennes et juives. Le Proche-Orient est le champ d’opérations très complexes et les sociétés dans leur ensemble sont transformées par ces épreuves et ces changements.

Entre loyauté et émancipations

La région dont il s’agit ici est celle que l’on appelle en arabe « le pays de Damas » (Bilad al-Sham). Elle constitue le cœur des provinces arabes de l’empire ottoman, autour de villes comme Alep, Damas et Jérusalem à l’intérieur et Jaffa, Acre, Haïfa ou Beyrouth sur la façade maritime. Cet espace possède depuis le milieu du XIXe siècle une identité propre, un réseau commercial, culturel et universitaire qui le structure et en fait une zone parcourue par des marchands, des étudiants, des savants. S’y croisent des commerçants chrétiens de différentes confessions, des Arméniens, des juifs, des druzes, des musulmans sunnites et chiites, des sédentaires et des nomades. Chacun joue son rôle dans une économie de plus en plus tournée vers l’extérieur. Les villes portuaires attirent de plus en plus d’ouvriers issus de l’intérieur, mais aussi parfois d’Europe (Italie). On y embarque du coton, de la soie, des savons, des oranges…De nombreuses communautés levantines s’installent par-delà les mers pour poursuivre ces commerces. À la fin des années 1880, c’est ce qu’on appelle alors « le Levant » qui se constitue, au sein de l’empire ottoman et en ses confins, de Salonique à Alexandrie.

Le monde levantin n’est pas seulement le lieu du cosmopolitisme marchand « heureux », il est aussi fils des crises et conflits civils majeurs qui ont émaillé les années 1840-1860 dans la région (dont l’acmé est certainement atteint avec les massacres de 1860 au Mont-Liban1), des contestations émanant des savants (pétition de 1881 ; crise des « darwiniens » du collège protestant de Beyrouth). Avec ces crises et les transformations qui affectent la région, l’empire ottoman se réforme à partir de 1876 (Tanzimat) en faisant la place à un nouveau découpage des provinces et à une nouvelle autonomie. On peut y lire l’essor d’une revendication identitaire nationale, à l’intérieur du cadre ottoman, qui se réforme pour accueillir ces volontés de transformation et de modernisation. La mise en question de ces réformes fait surgir des contestations fortes dans l’Empire, au nom même de l’application de la Constitution de 1876 (restaurée brièvement lors de la révolution jeune-turque de 1908).

Lorsque la première guerre mondiale surgit en Méditerranée, les transformations sont nombreuses au sein de l’Empire : en Europe, les guerres balkaniques ; en Afrique, la guerre de Libye2 Le cycle du conflit mondial s’ouvre par ces guerres territoriales et « identitaires » aux marges de l’empire.

La guerre avant 1914

D’emblée, le Proche-Orient vit dans une autre chronologie de la guerre. Dans les provinces arabes, la guerre de Libye est un moment important. Le discours anticolonial arabe se forge en bonne partie durant cet épisode. Des intellectuels comme Chakib Arslan y expérimentent leur attachement à l’empire ottoman comme garant de l’unité d’un ensemble arabe et musulman. À partir de 1911, la fidélité ottomane se vit dans l’expérience d’un attachement aux acquis de 1908 (liberté et autonomie relatives), mais aussi dans la défiance vis-à-vis des autres puissances impériales, la France et le Royaume-Uni.

Il est important de comprendre que les termes de cette alternative ne sont clarifiés que dans ces années-là, et qu’ils restent encore assez fluctuants lorsqu’en 1913 est organisé le premier « congrès arabe syrien » à Paris. Il se tient à la Société de géographie, donnant une image saisissante de l’état des questions nationales et du rapport qu’entretiennent les intellectuels et militants arabes avec l’Empire auquel on reproche son tournant autoritaire. Organisé par la diaspora, il réunit des représentants des communautés syriennes d’Europe, d’Amérique et d’Égypte. Les principaux courants représentés sont structurés autour de deux pôles :

➞ les décentralisateurs : fidèles à l’Empire mais demandant une décentralisation radicale et une autonomie des provinces arabes (ils sont souvent issus du mouvement Al-Fatat, « Jeunes Arabes »), le plus souvent très hostiles à une alliance avec les puissances européennes ;
➞ les réformistes : prêts à demander l’appui des puissances européennes pour obtenir leur autonomie et leur indépendance.

Bien entendu, à l’intérieur de ces deux pôles, des nuances multiples et des débats étaient possibles.

Ces luttes et ces tensions de l’avant-guerre ne sont pas à négliger car elles déterminent radicalement les positions prises par les uns et les autres pendant le conflit et à partir du moment où se structurent les positions européennes (française et britannique) et ottomane. Une partie de l’effondrement de la fidélité ottomane dans les provinces arabes s’explique par la désillusion des élites arabes vis-à-vis du comité Union et progrès qu’ils avaient soutenu à partir de la révolution jeune-turque de 1908.

C’est cette atmosphère que recueillent les agents syriens au service de Jaussen. L’agent A. Nasser3, chargé de faire un rapport sur la « question syrienne » et installé en Égypte, y observant la communauté des Shawam, écrit dans son rapport :

La désillusion fut grande et les désertions nombreuses ; bientôt même dans le sein du nouveau Parlement ottoman, les partisans du comité « Union et progrès » qui se faisaient appeler « unionistes » rencontrèrent plusieurs oppositions d’un nouveau groupe qui s’était créé sous le nom de « Parti libéral » et dont le chef était le vieux Kiamil Pacha. Ce parti ne vint au pouvoir que deux mois, pendant la guerre balkanique, quand la Turquie écrasée demandait la paix à tout prix et suppliait l’Europe de la sauver. Les unionistes avaient déchaîné la guerre balkanique qui en peu de temps amena les Bulgares aux portes de Constantinople. Se voyant irrémédiablement perdus, les unionistes abandonnèrent le pouvoir et laissèrent le soin à Kiamil Pacha et aux libéraux d’arrêter l’invasion et de conclure une paix moins honteuse. Pacha ne réussit pas à réduire les prétentions bulgares au sujet d’Andrinople et finit par être renversé par le coup d’État d’Enver qui de sa main assassina Nazim Pacha alors ministre de la Guerre.

(…) Depuis lors les unionistes sont au pouvoir et les méfaits de leur régime deviennent de plus en plus nombreux.

À la suite de la chute d’Abdul Hamid, les adhérents au comité « Union et progrès » furent très nombreux en Syrie, surtout à Beyrouth, centre intellectuel de la Syrie. Les chrétiens étaient aussi nombreux que les musulmans et tous (étaient) sincères dans leur conviction. Mais bientôt la « fausseté » des unionistes se faisant jour et profitant de la création du Parti libéral, presque tous les Syriens se rallièrent avec enthousiasme à ce nouveau parti. Déjà dans leur esprit trop longtemps endormis [sic] s’étaient réveillées les idées de Liberté, d’Égalité et de Justice.

La presse se mit à écrire librement et les mots d’autonomie, de droits des Arabes qui se pensaient auparavant avaient alors libre cours et se criaient à haute voix.

On y voit d’emblée l’importance des guerres balkaniques dans le lien qui s’établit avec le pouvoir ottoman dans les années d’avant-guerre. Et le lien est établi immédiatement entre les choix opérés avant-guerre et l’émergence de l’idée nationale arabe. La perspective adoptée ici par un agent au service de la France ne doit pas être considérée comme une vérité simple, elle est agencée de telle manière qu’elle puisse faire émerger une alliance possible avec certains parmi les Arabes. La suite du rapport montre bien que c’est la carte libanaise — celle de L’Union libanaise de Iskandar Ammoun, Daoud Barakat, Antoun Gemayel, Amin Bustani, tous intellectuels maronites établis au Caire — qu’il faut jouer).

C’est pendant les guerres balkaniques que se joue l’alliance entre les décentralisateurs et le comité libanais des réformes sur une plateforme commune. Cette plateforme est constituée pour réunir les revendications des différentes communautés : il s’agit essentiellement d’une autonomie administrative des provinces, le droit d’établir le budget, de disposer de certaines recettes, de nommer les juges et les fonctionnaires, la reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle, l’obligation d’enseigner l’arabe dans les écoles, la liberté d’enseignement. À cet ensemble il faut ajouter l’invention d’une première forme de gouvernement confessionnel avec des représentants de l’ensemble des communautés dans les municipalités (ainsi, à Beyrouth, 83 membres dont 42 musulmans, 39 chrétiens, 2 « israélites »). Le programme des réformes est adopté par ces 83 membres en janvier 1913.

Les pendus de 1915-1916

Dans ce contexte, l’entrée en guerre de l’Empire ne se fait pas sans tensions. Mais la loyauté vis-à-vis de la Porte ne semble pas se fissurer réellement avant 1915-1916. Elle se cristallise autour de la figure du gouverneur de Syrie, Jamal Pacha, surnommé depuis « le boucher », qui apparaît non seulement comme le bourreau des nationalistes arabes, mais aussi comme une figure du traître. Personnage d’abord plutôt respecté par les hommes de lettres et les notables de la région à cause de son rôle dans la révolution de 1908 et de sa personnalité exceptionnelle, il devient au cours de la guerre un bourreau sanguinaire.

Il est responsable d’un des épisodes les plus marquants des violences de guerre dans la région : la pendaison publique de personnes suspectées de trahison vis-à-vis de l’Empire en 1915 et 1916. Ce sont des militants, des hommes de lettres, des prêtres parfois qui sont d’abord enfermés dans la prison de Aley (Mont-Liban) puis exhibés sur les places centrales de Beyrouth (place de l’Union) et de Damas (place Marjé) pour être exécutés avec autour du cou une affiche explicitant le chef d’inculpation de haute trahison. Nombreux sont les textes qui évoquent cet épisode traumatisant, comme le poème de Shukri Ghanem, au sujet de la pendaison du père maronite Joseph Hayek :


(…) D’autres sont morts, depuis. La potence égalise.
Mariniers du vieux port, anciens chefs du Liban,
Vieux cheikhs à turban vert, druzes à turban blanc
Voisinent dans la mort avec des gens d’église
Et tous, quelle que fût leur origine, tous,
À l’exemple du prêtre ont, d’une âme commune,
Faisant de la potence infâme une tribune,
Aux uns crié leur foi, aux autres leur dégoût

Correspondance d’Orient, n° 214, avril 1919, in Écrits Politiques. — p. 185-187.

Rétrospectivement, tous insistent sur le rôle unificateur de cette répression. Autour des martyrs naît la conscience d’une nation, d’une appartenance commune. Et, comme l’écrit l’essayiste Amin Al-Rihani, « Le Syrien est aujourd’hui un seul homme, et les potences elles-mêmes le disent. Car Libanais, Damascène, Beyrouthin, Alépin, Palestinien, musulman, druze, chrétien, juif ne sont que des prénoms. Le nom de famille, notre famille, c’est la Syrie »4.

C’est ce qu’exprime également Abd Al-Rahman Shahbandar, nationaliste syrien au sujet de Salim al-Jazairi, officier de l’armée ottomane pendu pour haute trahison : « le grand officier qui avait, en 1908, fustigé l’association des frères arabes [pour leur infidélité à l’Empire] s’en est allé vers les potences dressées par le bourreau Ahmad Jamal Pacha pour les grands hommes arabes, le 6 mai 1916. C’est ce retournement qui m’a ouvert les yeux sur le danger que courrait la patrie arabe. Alors nous prîmes cette voie nationale nouvelle »5.

Survivre en temps de famine

Le deuxième élément déterminant du tournant de 1915-1916 est l’aggravation des conditions de subsistance dans la région et les politiques de réquisition de l’armée ottomane. Si les élites sont terrorisées par la politique de répression de Jamal « le boucher », sa réputation est confortée par la famine qui s’abat, notamment sur le Mont-Liban, et dont il est jugé responsable. Les bruits qui circulent sont nombreux et les agents de renseignement dépêchés par le père dominicain Antonin Jaussen, responsable du renseignement français dans la région pendant la guerre, s’en font régulièrement l’écho.

Ainsi, à propos de Jérusalem en décembre 1915, on peut lire les préoccupations principales de la population : vie chère, pénuries, réquisitions.

La population, privée de tous les travailleurs, est réduite à la misère. Les denrées sont chères, par exemple :
L’oque de sucre coûte 7 piastres
L’oque de pétrole coûte 4 piastres
Le rotal de farine coûte 7 à 8 piastres
On ne trouve plus de café, plus de riz

Plusieurs personnes sont mortes de faim. Le patriarche grec-orthodoxe fait distribuer aux indigents de sa religion, y compris les religieuses et les pèlerines ruses, un pain par jour et par tête. Les autres chefs des communautés religieuses tiennent la même conduite. Le gouvernement a été dur pour les fellah (paysans) qui ont été exploités et volés sans pitié par les militaires. Pendant le courant de l’année, jusqu’au départ des Allemands, les juifs, d’après les témoins, ont souffert des avanies inouïes, telles que jamais on ne pourra les décrire, dit un témoin.

Rapport du 3 décembre 1915, Vincennes, Archives de la Marine, SS Marine Q 85.

La question de la conscription est aussi au centre des préoccupations, comme elle l’était avant guerre pour les représentants des communautés non musulmanes. En effet, la modernisation de l’Empire consécutive au rétablissement de la Constitution en 1908 passait par l’établissement de la conscription pour tous, mettant fin au principe de protection des minorités non musulmanes. C’est alors l’une des principales revendications des chrétiens que de maintenir cette exemption.

Voici ce qu’écrit le père Jaussen en décembre 1915 :

La population est calme, résignée, mais attend avec angoisse l’heure de sa délivrance. Il avait été question, il y a plusieurs mois, d’enrôler tous les Libanais en âge de porter les armes. Cette idée a été abandonnée à la suite de l’entrevue entre le patriarche maronite et Jamal Pacha. Aucun Libanais n’a jusqu’à présent été enrôlé. La milice libanaise subsiste et est toujours composée de volontaires, mais elle est maintenant commandée par un officier turc6.

La fin de l’année 1915 marque un seuil. Les agents de renseignement français notent que « la population arabe musulmane serait, aussi bien que la population chrétienne, excédée du régime turc ainsi que des vexations et des réquisitions qu’elle subit depuis plus d’une année : elle accueillerait en libérateurs les premiers étrangers qui se présenteraient »7. C’est à cette date qu’apparaissent les première mentions d’une politique systématique de la faim, utilisée notamment au Mont-Liban (Kesrouan et région de Jbeil-Byblos notamment) contre les populations chrétiennes. Les agents de renseignement décrivent alors : « leur but serait de tenir ainsi la population à leur merci et de pouvoir l’affamer au premier danger en laissant à l’ennemi, dans le cas d’un débarquement, la charge de la nourrir »8 et ils détaillent un plan qui consiste à bloquer les approvisionnements, à opérer des fouilles sur tous ceux qui passent de Beyrouth à la montagne pour vérifier qu’ils n’emportent pas des provisions (le pain coûte quatre fois plus cher à la montagne qu’en ville), à interdire la pêche. On peut lire dans ce rapport sur la situation du Liban un certain nombre de récits.

(…) Toutes ces mesures vexatoires contre les Libanais sont le résultat d’un plan tracé d’avance et avoué d’une façon brutale par Enver Pacha lors de sa venue à Aley. « Le Gouvernement ottoman », a dit ce despote, « ne peut acquérir sa liberté et son honneur qu’après avoir nettoyé l’Empire turc des Arméniens et des Libanais. Nous avons détruit les Arméniens par le glaive, nous détruirons les Libanais par la faim ». Jamal Pacha se trouvait avec Enver Pacha quand celui-ci prononça cette fameuse parole. (…) On estime que 80 000 personnes sont mortes de faim au Liban et à ses frontières depuis le mois de janvier dernier9.

La Grande Révolte

L’ensemble de ces facteurs, de la répression à la famine, détermine largement le ralliement d’une frange des nationalistes arabes à la révolte lancée par le chérif Hussein de la Mecque avec l’aide des Britanniques. Si le Congrès de 1913 peut être considéré comme un moment fondateur du nationalisme arabe, la révolte de 1916 en est la première bataille réelle. Les combattants s’agrègent peu à peu autour d’un appel à l’indépendance des peuples et tribus arabes sous le joug ottoman. Ces combattants sont soutenus par un encadrement britannique (le célèbre colonel Thomas Edward Lawrence — « Lawrence d’Arabie » — et, depuis l’Égypte, le général Edmund Allenby et ses troupes), ils rallient peu à peu des combattants druzes, s’adjoignent des volontaires arméniens rescapés des massacres en Anatolie, et des déserteurs. C’est cet ensemble hétéroclite qui progresse peu à peu dans la région, du sud au nord, parti de la Mecque et parcourant le désert en ralliant des tribus bédouines pour conquérir peu à peu les villes et s’installer à Damas en septembre 1918 pour y fonder le Royaume arabe. De 1916 à 1920, on invente une armée, mais aussi un drapeau, une tenue, un hymne pour donner une unité à tous ces combattants.

L’orientaliste Louis Massignon, alors sous-lieutenant chargé de rendre compte de la situation en octobre 1917 découvre que « (…) ce sentiment national, indépendant de toute considération de confession, a choisi pour hymne un poème de Refik Rizk Salloum, chrétien arabe de Hama, pendu par les Turcs en 1915, qui commence ainsi : “nous ne nous plions pas à la honte, car nous sommes les fils de Kahtane”. Cet hymne, enseigné depuis deux mois aux troupes arabes d’Akaba, est chanté à la Légion depuis le 5 octobre » 10. On choisit les quatre couleurs, noire, verte, blanche et rouge qui sont encore aujourd’hui présentes dans beaucoup des drapeaux de la région (Syrie, Jordanie, Irak, Palestine)11

Fayçal, fils du chérif Hussein est proclamé roi. À Damas, un gouvernement est formé. Cette expérience parlementaire arabe, menée pendant quelques mois (presque deux ans) en Syrie est fondatrice pour toute une génération d’hommes et de femmes engagés dans les affaires publiques. C’est là qu’ils font leurs premières armes et leurs premiers apprentissages politiques dans un cadre indépendant, malgré les pressions des forces européennes12.

Une « période chérifienne » s’ouvre dans la région avec l’arrivée des troupes britanniques du général Allenby et des troupes arabes dans Damas le 1er octobre 1918. Elle est menée par les combattants arabes, mais aussi par les notables locaux qui se sont saisis des pouvoirs municipaux pour les mettre au service de ce nouveau régime et tenter de contrer la mainmise des puissances européennes. Très vite, un certain nombre de questions sont débattues, comme celle des droits des femmes13, de la forme du gouvernement, de l’éducation arabe…Dans les villes du Proche-Orient, on s’habille pour un temps volontiers en hijazi, avec le keffieh pourtant jusque-là réservé aux ruraux et aux Bédouins et très largement méprisé par les notables urbains, plutôt couverts du tarbouche ou du chapeau. Dans les rues de Damas, on voit des « étrangers », palestiniens et irakiens, des jeunes gens idéalistes, liés au destin de Fayçal, qui le suivront par la suite en Irak14.

L’expérience prend fin avec le traité de San Remo et le départ du roi et d’une partie de son entourage pour l’Irak alors que la Syrie est confiée à la tutelle française.

Après l’expérience fondatrice du royaume arabe, les mandats français (Syrie, Liban) et britannique (Palestine, Irak) prennent place dans la région. Loin de reprendre les cadres de l’empire ottoman, les puissances mandataires installent leur domination sur une définition nationale étroite qui repose sur une vision de la région comme une mosaïque communautaire à l’intérieur de ces frontières. Le conflit mondial et les conférences de la paix sont le lieu de la fixation d’une telle vision de la région, faisant la place non seulement au tracé de nouvelles frontières mais aussi aux définitions identitaires et nationalistes des appartenances.

Dans la mémoire des événements, c’est le même privilège qui est accordé à la lecture nationaliste. Les places principales des villes de Beyrouth et de Damas ont été renommées depuis « place des martyrs » en mémoire des nationalistes pendus en 1915 et 1916. On a conservé les symboles élaborés pendant la révolte arabe, les couleurs des drapeaux et les différents éléments d’un nationalisme arabe à visée politique, même si les frontières nationales ont fini par prendre sens à travers les expériences politiques qui les ont investies15.

Une autre mémoire, plus traumatique, est également lisible. D’abord, la présence des Arméniens dans certaines villes comme Alep, Jérusalem ou Beyrouth, réfugiés après les massacres perpétrés par les Ottomans. Ensuite, le souvenir très souvent évoqué de la faim dans la montagne libanaise, de la peur des épidémies et des conditions de vie atroces de civils chrétiens. Cette histoire non héroïque reste à écrire, elle se transmet aujourd’hui à travers les récits familiaux et quelques textes littéraires, mais elle n’est pas inscrite sur les rues et ne figure pas dans les hommages officiels.

1Massacres des chrétiens par les druzes, qui déboucheront sur une expédition française.

2Elle met aux prises l’empire et l’Italie en 1911-1912 et aboutit à une victoire de Rome.

3D’après le rapport qu’il signe lui-même, il serait « chrétien grec catholique, originaire de Beyrouth, habitant le Caire, courtier à la bourse de marchandises, délégué par le comité des réformes auprès des autorités navales française, devant agir en Syrie ». Renseignements fournis par Nasser (Le Caire, 25 mars 1916), Vincennes, archives de la Marine, SSQ 78.

4Amin Al-Rihani, « Al-Hayat wa-l-hurriyya wa-l-sayf » (La vie, la liberté et le glaive), prononcé à New York en 1917, in al-Qawmiyyat. — p. 122-131.

5Abd al-Rahman Shahbandar, « Ahammu Hadith athara fi majra hayati » (L’événement qui a déterminé le cours de ma vie), Al-Maqâlât (Articles), Damas, 1993. —p. 137.

6Rapport inséré dans une lettre du 8 décembre 1915, de « M. A. Defrance, Ministre de France en Égypte, à son excellence Monsieur A. Briand, Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères à Paris. » Vincennes, Archives de la Marine, SSQ 78.

7Note n° 33 de Saint-Quentin, ministère des affaires étrangères, A Paix, 174, 84 et suivantes.

8Ibid.

9Ibid.

10« Le sous-lieutenant Massignon à Gaston Maugras, adjoint au Commissaire de la République dans les territoires occupés de Palestine et de Syrie », 26 octobre 1917. Carton 2367, archives MAE, Nantes.

11Pierre Rondot, présent ce jour-là, écrira des années plus tard : « Le nouveau mouvement national a dès lors un drapeau, qui juxtapose les couleurs arabes : le vert du Prophète et des premiers califes, le blanc des Omeyyades, le noir des Abbassides, le rouge des Hachémites ; en les associant de façon différente, les divers États arabes pourront d’ailleurs, dans l’avenir, maintenir des pavillons particuliers tout en affirmant une unité sentimentale. À cette ambiguïté, imprévisible à l’époque, s’en ajoute dès l’origine une autre plus grave : ce drapeau arabe est l’œuvre d’un diplomate britannique, bon historien de l’Orient, sir Mark Sykes, qui, au moment où il crée ce symbole unitaire, négocie avec les alliés de son pays le partage des terres arabes » ( Destin du Proche-Orient, Paris, 1959.

12Leila Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban, 1908-1940, Paris, éditions Karthala-IISMM, 2009 ; Matthieu Rey, « Un parlementarisme oriental ? Éléments pour une histoire des assemblées au Moyen-Orient des années 1850 aux années 1970 », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2012/1 n° 17, p. 162-176.

13Elizabeth Thompson, Colonial Citizens. Republican Rights, Paternal Privilege and Gender in French Syria and Lebanon, New York, Columbia University Press, 2000.

14Terme utilisé par Muhammad Kurd Ali dans ses mémoires, Mudhakkarat, vol. 1. — p. 232 ; il désigne les fondateurs du mouvement al-Fatat, Muhammad Rustum Haydar, Auni Abd al-Hadi, Ahmad Qadri, et des cadres de l’armée.

15Matthieu Rey, « Le parlementarisme en Irak et en Syrie, entre 1946 et 1963 : un temps de pluralisme au Moyen-Orient », thèse de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, 2013.

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