Contrairement à la légende propagée par des personnalités et historiens arabes de renom tels l’émir Abdallah, George Antonius ou encore Suleiman Moussa, la révolte (thawra) qui débute au Hedjaz (région qui borde la mer Rouge d’Aqaba à Qunfuda) en juin 1916 n’a rien d’une levée en masse. L’appel au soulèvement général lancé par le grand chérif de La Mecque Hussein Ben Ali n’est suivi que par quelques tribus. Chez les Bédouins, la conscience d’appartenir à l’oumma — la communauté des croyants — est plus évidente que l’idée d’indépendance, surtout répandue dans l’élite syrienne. Dignitaire religieux respecté des musulmans, le chérif Hussein ne s’y est d’ailleurs pas trompé : dans sa proclamation du 27 juin, il dénonce les exactions commises par les Turcs et leur irrespect à l’égard de l’islam. Il dit œuvrer pour « le triomphe de l’islam et le relèvement de la condition des musulmans ». En fait, il aspire à rétablir un califat arabe comparable à l’empire des Omeyyades de Damas (VIIe-VIIIe siècles) ou à celui des Abbassides de Bagdad et Samarra (VIIIe-XIIe siècles), même s’il s’en défend officiellement.
Des premiers succès spectaculaires mais fragiles
Sous l’effet de la surprise, les insurgés arabes parviennent immédiatement à s’emparer de La Mecque. Les principales villes côtières du Hedjaz tombent une à une dans les semaines suivantes : Djeddah est conquise le 16 juin et 1 400 soldats turcs sont faits prisonniers. Puis c’est le tour de Yanbo et Rabegh, deux ports stratégiques. La reddition de la garnison turque de Taëf, forte de 3 000 hommes, intervient le 21 septembre. Hussein Ben Ali et ses quatre fils, Ali, Abdallah, Fayçal et Zeid savent cependant que ces victoires n’auraient pas été possibles sans l’appui des croiseurs britanniques et de leurs canons.
Les succès de la révolte sont fragiles : la garnison turque retranchée dans la deuxième ville sainte, Médine, fait peser une lourde hypothèque sur l’avenir du soulèvement initié par les Hachémites. Approvisionnée par le chemin de fer qui conduit à Damas, par Maan et Deraa, la place forte compte au moins 10 000 soldats commandés par un chef déterminé, Fakhri Pacha, l’instigateur du massacre des populations arméniennes en 1909. Durant tout le dernier trimestre de l’année 1916, les Hachémites et leurs conseillers britanniques et français craignent que la garnison turque décide d’attaquer La Mecque, située à quelques jours de marche.
Pour juguler cette menace, le lieutenant-colonel Édouard Brémond, chef de la mission militaire française basée en Égypte prône, en septembre 1916, le débarquement de 6 000 hommes sous drapeau britannique ou français à Aqaba ou Rabegh ; un moyen suffisant, selon lui, pour dissuader les Turcs de faire mouvement vers La Mecque. Il ne sera pas entendu. Quoi qu’il en soit, Brémond doit s’adapter aux événements à défaut de les influencer. Fin 1916, la révolte arabe ne connaît plus de progrès et le chef de la mission française sait que le nouvel objectif de l’émir Fayçal, le plus dynamique des fils du chérif Hussein, est le port d’El-Ouedj. Tenu par environ 500 Turcs, El-Ouedj est situé à environ 300 kilomètres au nord de Yenbo. Prendre cette position, c’est rendre possible des attaques sur le chemin du fer du Hedjaz, la seule voie de ravitaillement de la garnison turque de Médine, et mettre un terme définitif aux menaces d’attaques ennemies sur Yenbo ou Rabegh.
Fayçal constitue la plus grosse formation jamais réunie par les Bédouins jusqu’alors : avec l’appui des chefs de tribus Ageyl et Jouheina, il met sur pied une colonne forte de 4 200 hommes de troupe et 3 800 méharistes. En janvier 1917, le petit port d’El-Ouedj est conquis. Mais le mérite ne lui revient pas : quand la flottille de l’amiral anglais Wemyss arrive à pied d’œuvre au large d’El-Ouedj, la colonne de Fayçal est encore à deux jours de marche. Le Britannique ne veut pas attendre ; le 23 janvier, il lance sur la ville quelques centaines de soldats arabes réguliers et bombarde allègrement les Turcs qui se débandent. Fayçal et son impressionnante colonne n’arrivent à El-Ouedj que le 25.
Les forces de Fayçal et ses alliés ne sont pas constituée pour des batailles régulières. Les plus clairvoyants ont bien compris que la guerre de rezzou1 convient mieux à l’organisation de la société bédouine. Pour sa part, Brémond est d’abord réfractaire à l’idée de guérilla : formé à Saint-Cyr, il ne compte que sur les soldats réguliers pour battre les Turcs. Il propose d’instruire les éléments de l’armée chérifienne embryonnaire, voire de constituer une « légion d’Orient » en enrôlant les Arméniens réfugiés à Port-Saïd. Il est en fait prisonnier d’une pensée orthodoxe selon laquelle il faut rechercher la destruction des forces ennemies dans une bataille décisive. Il ne voit chez les Bédouins qu’anarchie et déloyauté : « À cause de leurs divisions, de leur incapacité de comprendre une idée générale, de leur amour du lucre, les Bédouins sont faciles à acheter et à retourner », écrit-il en octobre 1916, « ils sont incapables d’un effort prolongé, et ne font rien qu’en vue d’un bénéfice immédiat. Le sentiment de l’honneur, la bravoure, sont susceptibles de causer des actes de courage isolés, mais jamais un acte collectif. »
Malgré son scepticisme, Brémond ne veut pas être en reste face aux Britanniques qui poussent les Bédouins à réaliser des opérations de destruction du chemin de fer du Hedjaz à partir de février 1917. Il donne des instructions sans équivoque à ses officiers pour qu’ils prennent l’initiative d’actions de sabotage de la voie ferrée, ou qu’ils s’y associent.
Une très efficace guérilla dans le désert
Ces actions « coups de poing » contre le chemin de fer présentent l’avantage d’être peu coûteuses en moyens et en vies humaines. Couper la voie ferrée, c’est l’assurance de perturber le ravitaillement de la garnison de Médine, que les émirs Ali et Abdallah fixent avec quelques milliers d’hommes. Il faut empêcher les 10 000 soldats du redoutable Fakhri de rejoindre le front de Palestine, où les troupes britanniques mènent d’âpres combats. Les Bédouins ont un atout maître : les immenses étendues désertiques du Hedjaz sont incontrôlables par une armée régulière. Ils peuvent y disparaître à leur guise, frapper l’ennemi là où il s’y attend le moins, s’attaquer à ses infrastructures matérielles, le harceler et se désengager très vite.
Les opérations de guérilla menées en Arabie débutent en février 1917. Thomas Edward Lawrence, qui décrira cette tactique avec brio - et une certaines dose d’imagination - dans Les Sept Piliers de la sagesse, est l’un de ses praticiens, mais contrairement à l’idée reçue, il n’en est pas le concepteur. Deux autres officiers britanniques l’ont précédé : Herbert Garland et Stewart Newcombe sont en effet les premiers à avoir réalisé, avec l’appui de guides bédouins, le sabotage du chemin de fer du Hedjaz qui compte des centaines d’ouvrages d’art et 50 gares, répartis sur 1 300 kilomètres. Très vite, quelques officiers français deviennent à leur tour des utilisateurs avertis des explosifs, du coton-poudre (un mélange à base de fulmicoton et de nitroglycérine), ou encore des mines dites « Tulipes ».
Ce type d’action, Britanniques et Français le multiplient pendant des mois. On en trouve peu d’équivalents à l’initiative des seuls Bédouins. Bien sûr, quand les Occidentaux se mettent en marche, ils sont de la partie. Les opérations les plus significatives ne sont cependant pas à mettre au crédit des Bédouins. On peut citer la destruction d’une partie du pont de Milliles (un ouvrage d’art de 150 mètres de long, aux abords de la gare de Boueit), à l’initiative du lieutenant Kernag (officier de la mission française), en mai 1917. Ou encore le raid du lieutenant Zemori, un autre Nord-Africain de la mission Brémond, qui réussit à provoquer une brèche de 10 mètres dans le viaduc de Maktouin, entre les gares d’Hefira et de Boueit, en juin.
Quoi qu’il en soit, les Bédouins ne manquent pas de courage et il est injuste de les assimiler à de vulgaires « pilleurs d’épaves bien incapables de monter à l’abordage », comme le fait Brémond dans son livre Le Hedjaz dans la guerre mondiale (1931). Il faut cependant admettre que la perspective des livres sterling anglaises abondamment distribuées par Lawrence constitue, chez eux, une motivation plus certaine que l’indépendance de la nation arabe. L’indépendance, les tribus nomades considèrent l’avoir, au plan spatial ; la notion de patrie leur est étrangère.
Bien que répétées — la guérilla est une guerre de harcèlement —, les actions de sabotage du chemin de fer et les attaques de gares ne sont pas de nature à obtenir la capitulation de la Turquie. Cela, Lawrence et Brémond le savent tous deux. Mais le Britannique pense qu’elles constituent une action d’appoint très utile pour aider ses compatriotes aux prises avec les Turcs en Palestine, alors que le Français considère avec dédain cette guerre de partisans : elle « étend comme un brouillard autour des troupes ennemies. Mais il ne faut pas lui demander beaucoup plus de consistance que cette vapeur », écrit Brémond. Sceptique sur l’efficacité de la guerre asymétrique, le Français ne peut cependant pas contester l’exploit réalisé par Lawrence quand celui-ci s’empare, avec quelques centaines de Bédouins, du port stratégique d’Aqaba en juillet 1917.
Aqaba : quand l’audace paie
Ce qui sidère tous les observateurs sur le moment — et nous impressionne encore aujourd’hui —, c’est le choix extraordinairement téméraire de Lawrence et ses compagnons dans cette opération. En deux mois, l’officier britannique de 29 ans a réalisé un périple à peine croyable, accomplissant un immense détour par l’est, à travers le Nefoud par Djauf puis Kaf, pour ne pas être repéré par l’ennemi. Ayant constitué au fil de la route une troupe de 750 hommes, il a fondu sur Aqaba par le wadi (oued) Itm. Il est même probable qu’avant d’attaquer les positions qui protégeaient Aqaba, Lawrence et ses compagnons aient poussé vers le nord, par le wadi Sirhan et le djebel druze jusqu’aux abords de Baalbek, à 80 kilomètres au nord de Damas ! Lawrence aurait donc effectué avec quelques dizaines de Bédouins une expédition de près de 1 000 kilomètres à travers un désert aride presque dépourvu de points d’eau, en moins de deux mois, du 9 mai au 6 juillet 1917.
La prise d’Aqaba par la mer aurait certes été plus simple, mais Lawrence la savait extrêmement difficile : elle avait été tentée à deux reprises (d’abord par les Français, en février 1915, puis par les Britanniques un an plus tard), mais chaque fois, les troupes débarquées n’avaient pas pu se maintenir, ni même s’enfoncer dans les terres, car l’arrière-pays, très montagneux, était jalonné de positions fortifiées turques.
En juillet 1917, la ruée de 750 Bédouins sur les positions turques, par l’intérieur des terres (le désert du Nefoud, puis le wadi Rum), constitue une énorme surprise pour l’ennemi. Contre toute attente, le port d’Aqaba tombe donc aux mains des Arabes. Leur succès est incontestable : à Foueilah, ils ont anéanti un bataillon turc. Et en s’emparant d’autres positions turques, à Goueira, Al-Kethira et Aba al-Lissan, ils font près de 600 prisonniers. Grâce à ce port, les Hachémites peuvent dès lors faciliter l’approvisionnement de leurs partisans pour amorcer une progression vers la Syrie ; ce mouvement constitue une menace directe sur Maan, le nœud stratégique des communications ferroviaires turques. Il protège par ailleurs le flanc droit des Britanniques enlisés dans le Sinaï, face à Gaza.
Beaucoup plus tard, les polémiques naîtront sous la plume des biographes : le Britannique Richard Aldington et le Jordanien Suleiman Moussa contesteront le fait que Lawrence ait pu être à la tête de l’opération, et même en être le concepteur. Le mérite reviendrait à Aouda et Nacer Ben Hussein, véritable chef de l’expédition. Lawrence n’a jamais nié que, pour des raisons évidentes de diplomatie, le commandement visible devait être laissé aux seigneurs bédouins. Dans les recommandations qu’il formule à l’intention des autres officiers britanniques en août 1917 (Les vingt-sept articles), Lawrence est explicite : « Brandissez votre chérif devant vous comme une bannière, et cachez votre propre esprit, votre personne. Si vous y réussissez, vous aurez sous vos ordres des milliers de kilomètres carrés, ainsi que des milliers d’hommes ». Quant à déterminer le degré de responsabilité de Lawrence dans la conception ou même l’exécution du plan, il n’est pas possible de conclure avec certitude, aucun document d’archive ne permettant de mettre sa parole en doute.
La prise d’Aqaba constitue un tournant décisif de la révolte arabe. Dans Les Sept Piliers, Lawrence écrit : « Après al-Wajh2, il m’était apparu que la guerre du Hedjaz était gagnée ; après Aqaba tout le monde comprit qu’elle était terminée. » Tandis que les émirs Ali et Abdallah continuent à piétiner autour de la puissante garnison turque de Médine (Fakhri Pacha ne capitulera qu’en février 1919), Aqaba devient une tête de pont à partir de laquelle le mouvement animé par l’émir Fayçal peut se projeter en Transjordanie, puis en Syrie, constituant le flanc droit de l’armée commandée par le général Edmund Allenby en Palestine.
Dès lors, Fayçal dispose de quelques centaines de soldats réguliers, placés sous le commandement d’officiers mésopotamiens et syriens, tous formés à l’académie militaire de Constantinople. L’un d’entre eux, Nouri Saïd deviendra plus tard premier ministre d’Irak. Les Britanniques fournissent six automitrailleuses blindées Rolls-Royce, des autos Ford et Talbot équipées de canons de dix livres : la guerre de guérilla entre dans la modernité. Les Britanniques dépêchent également 200 soldats égyptiens et une centaine d’Indiens. Les Français mobilisent un détachement de plus de 140 hommes (essentiellement algériens), commandé par le capitaine Rosario Pisani et muni de canons de montagne démontables. En septembre 1918, tous ces hommes pourront se ruer sur Damas, concluant ainsi un mouvement insurrectionnel qui aura mobilisé bien peu de combattants arabes.
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