Histoire

Dossier 1914-1918

Effondrement du rêve d’un royaume arabe indépendant

Récit de la bataille de Khan Meisseloun · En brisant le rêve de royaume arabe forgé par l’émir Fayçal Ben Hussein, la bataille de Khan Meisseloun marque un tournant dans l’histoire des relations entre la France et les Hachémites. Elle opposa les forces françaises bien armées et bien équipées du général Mariano Goybet aux forces syriennes emmenées par Youssef Al-Azmé, ministre de la guerre de Fayçal, « roi de Syrie » depuis le mois de mars 1920.

Entrée à Damas du général Goybet, 25 juillet 1920.
L’Illustration, 1920.

Réglée en quelques heures, la bataille de Khan Meisseloun1 — du nom du défilé se situant sur la route entre Beyrouth et Damas où eurent lieu les combats — permet aux Français, dirigés par le général Henri Gouraud (1867-1946), haut-commissaire et commandant en chef des armées françaises au Levant, de pénétrer triomphalement dans Damas dès le lendemain. Si cette entrée dans la ville des Omeyyades marque pour eux la fin de l’expérience chérifienne en Syrie, elle est surtout perçue comme une simple mise en conformité de la présence française en Orient par un nécessaire retour à l’ordre réclamé par la Société des Nations (SDN). De ce fait, le combat de la « colonne de Damas » — autre désignation de la bataille de Khan Meisseloun — est vite oublié du côté français. Mais pour l’émir Fayçal Ben Hussein (1885-1933) et sa famille, convaincus que ce n’est qu’une péripétie dans le cadre d’une guerre pour la conquête du monde arabe par les « Arabes », la bataille perdue devient aussitôt la butée-témoin d’une mémoire combattante douloureuse. Meisseloun se charge alors d’une dimension symbolique dont la résonnance se fait encore sentir de nos jours. Pour appréhender sereinement cette bataille et ses conséquences, pour distinguer l’histoire de la mémoire, il s’agit non pas d’aborder l’événement sous un angle téléologique (en connaissant la fin de l’histoire), ou pire sous un angle idéologique, mais au contraire de comprendre le processus qui a mené à la bataille en posant correctement les jalons historiques.

Un mandat sous haute tension

Au moment de la sortie de guerre, Français et Britanniques reçoivent officieusement un mandat sur les provinces arabes de l’empire ottoman, alors que les Arabes s’estiment capables de se diriger par eux-mêmes. Entre la fin de l’année 1919 et le milieu de l’année 1920, les tensions s’accumulent : la proclamation de Fayçal Ben Hussein comme « roi de Syrie » en mars 1920, alors que le général Gouraud est arrivé en Syrie en décembre 1919 avec le titre de haut-commissaire en Syrie, met véritablement le feu aux poudres. Côté occidental la réaction ne se fait pas attendre longtemps. Robert de Caix (1869-1970), l’adjoint civil du général Gouraud, est l’un des premiers à envisager une conquête de Damas. « Si nous pouvions marcher sur cette ville », écrit-il à un ami aux environs du 12 mars 1920, « après avoir pendant quelques semaines envoyé des émissaires et quelques subsides dans les tribus bédouines de l’Est, surtout si Faysal n’avait pas d’argent de son côté, pour s’acheter des amis, le gouvernement de Damas s’effondrerait comme un château de cartes »2.

Le 25 avril 1920, la conférence de San Remo confirme les mandats. Elle rassure et inquiète tout à la fois. Conscients des enjeux, Fayçal et son principal ministre Nouri Saïd Pacha (1888-1958) cherchent un accord, mais les discussions se figent rapidement. Le général Gouraud récuse l’utilisation du drapeau chérifien et les prières faites au nom du « roi de Syrie » et argue de sa seule autorité, laquelle lui a été conférée par Paris et Londres. Il exige la tranquillité et la sécurité des transports, en particulier autour du nœud ferroviaire de Rayak, l’abolition du service obligatoire qui permet déjà de disposer de 6 000 hommes et le châtiment des coupables des attaques de convois.

À mesure que les mois passent, la tension augmente et devient palpable, d’autant qu’elle est relayée par des rumeurs d’attaques de la « zône3 est » (Damas) de plus en plus fréquentes. Pendant la conclusion des accords de la Conférence de paix, de nouvelles troupes débarquent dans la « zône ouest » (Beyrouth) ; à l’autre bout du territoire, des armes entrent dans le pays par Deir Ez-Zor. Au début du mois de juillet, devant les inquiétudes qui se multiplient, les Libanais repartent vers la zône ouest ; les prix flambent à Damas. Désormais convaincus qu’il ne s’agit plus de discuter avec leurs anciens alliés, les nationalistes les plus radicaux prétendent résister aux « préparatifs français d’agression ». Le 30 juin 1920, le portefeuille de l’intérieur est attribué à Youssef Bey Al-Azmé (1874-1920), ministre de la guerre qui accélère la concentration de troupes à Meisseloun, oasis à 28 km à l’ouest de Damas.

Au début du mois de juillet, les tensions s’accumulent dans tous les camps. Dans une lettre du 7 juillet 1920, Robert de Caix pousse clairement le général Gouraud à agir « dans les plus brefs délais ». En termes de méthode, cet anglophobe assumé n’est pas favorable à la publication d’un ultimatum car celui-ci, dit-il, permettrait encore aux Britanniques d’intervenir. La présence des colonels Édouard Cousse et Antoine Toulat4 auprès de Fayçal impose cependant de respecter certaines formes. Le 14 juillet, un ultimatum lui est remis en mains propres. Le général Gouraud fait état des doléances déjà connues mais insiste particulièrement sur la tranquillité du transport ferroviaire dans la région de Rayak et sur l’occupation d’Alep, car il est par ailleurs soucieux de pouvoir acheminer des troupes en Cilicie, où les Français combattent également la Turquie. Deux jours plus tard, Fayçal fait demander des précisions et un délai de réponse de quatre jours. La situation se détend quelque peu dans la ville de Damas. Mais le 20 juillet l’affaire rebondit car il n’a pas répondu positivement aux demandes du général Gouraud.

Mouvement de troupes et stratégies de combat

Aussitôt les troupes se préparent à l’action. Partie de Zahlé, ville située dans la plaine de la Bekaa le 21 juillet à zéro heure, la 3e division du général Mariano Goybet (1861-1943) composée de 10 bataillons d’infanterie, quatre batteries de 75, l’équivalent de six escadrons de cavalerie, une compagnie du génie, 15 chars de combat et une escadrille divisionnaire à disposition de l’armée se met en route. Le Litani est franchi à 4 h 45. Le but des opérations a été défini au début du mois de juillet. Il s’agit initialement de maîtriser les hauteurs (Sahrat Ed-Dimes), de récupérer la gare de Rayak et d’empêcher que Damas ne menace les troupes. La division doit avancer en deux bonds successifs : d’abord, rejoindre la coupure d’Ain-Jdeideh, en prenant le risque de passer par le défilé de l’oued el-Korn, puis le Sahrat-ed-Dimes. Au cours de la progression vers la zône est, les petits postes ennemis laissés auprès des ponts cèdent tous sans difficulté. Un temps, le général Goybet croit que l’armée chérifienne reflue vers Damas sans combattre. L’aviation lui confirme que des troupes retraitent vers l’est. Il pense que Fayçal a accepté l’ultimatum. Il profite donc de la situation pour pousser encore plus en avant ses troupes qui progressent au nord de la route de Damas, le long des pentes de l’Anti-Liban, alors même que la chaleur torride épuise les hommes. Il installe son campement à Ain-Jdeideh, dans un immense évasement naturel du terrain qui permet d’installer plusieurs milliers d’hommes et de bêtes.

Fayçal dépêche Sati Al-Housri (1860-1968), son ministre de l’instruction, à Aley, au quartier d’été du général Gouraud. Il obtient un délai supplémentaire d’une journée mais l’ultimatum est maintenu tandis que les troupes françaises continuent à avancer vers Meisseloun, point d’eau important où elles comptent se refaire. À l’annonce de la nouvelle, Damas s’embrase : une émeute éclate dans la ville. Cela n’empêche pas le colonel Toulat de continuer à servir d’intermédiaire entre le général Gouraud et Fayçal. Le 22 août il rencontre lui-même les commandants des troupes (d’une part le général Goybet et le colonel Gaston Pettelat, le chef d’état-major de l’armée du Levant, le bras droit du général Gouraud ; Youssef Bey Azmé et l’émir Zeid de l’autre) pour tenter de trouver un terrain d’entente autour de cette question essentielle de Rayak, alors que vient s’ajouter une exigence nouvelle : celle de pouvoir désaltérer les troupes françaises à Meisseloun. Le refus du ministre de la guerre chérifien de permettre aux troupes françaises de se ravitailler en eau met le feu aux poudres.

Le 23 juillet, convaincu que la bataille est inévitable, Youssef Bey Azmé fait barricader les routes et miner les terrains autour de Meisseloun. Rassemblant à la va-vite les forces hétérogènes — militaires réguliers, volontaires, cavalerie de chameaux bédouins — que le général Gouraud lui avait demandé de dissoudre quelques jours plus tôt, il aligne difficilement 3 à 4 000 hommes. Spontanément des milices se sont formées dans Damas. Rassemblées autour de notables damascènes, elles apportent à Youssef Bey Azmé une force supplémentaire sous la forme d’une milice civile, mais celle-ci n’est guère formée au métier des armes. En outre, ces formations hâtivement constituées utilisent un armement de deuxième catégorie. En dépit de la présence de 15 batteries d’artillerie, les Syriens ont peu de munitions (120 à 250 balles par fusil, 45 balles par mitrailleuse et 50 à 80 obus par canon) et une grande partie de leur armement est inutilisable du fait des différences de calibres.

Au cours de cette même journée, le général Goybet a profité de l’attente pour perfectionner ses avant-postes, reconnaître le terrain de l’attaque et rassembler péniblement ses troupes qui dépassent désormais les 9 000 hommes. Le nouvel ultimatum qui porte sur le point d’eau de Meisseloun lui permet de comprendre qu’il faut se préparer à l’attaque pour le lendemain. L’ordre d’engagement des troupes pour le jour J est publié le 23 juillet à 17 heures. Il précise que les troupes chérifiennes semblent installées sur les hauteurs de l’oued Al-Tequieh où elles ont disposé leur artillerie, tandis que les réserves sont plutôt dans les fonds de Khan Meisseloun. Sûr de ces forces, notamment en matière d’artillerie, le général Goybet décide d’attaquer de front les hauteurs en prévoyant une intense préparation d’artillerie qui doit soutenir l’attaque du lieutenant-colonel d’Auzac ; son deuxième objectif est constitué par Meissaloun, opération qu’il confie au général Bordeaux. Dans la nuit, vers minuit, il apprend que les conditions de l’ultimatum sont rejetées par Fayçal. C’est donc la guerre. L’attaque est prévue pour 5 heures le lendemain matin.

Échec de la résistance chérifienne

Le 24 juillet à 5 heures du matin, une immense préparation d’artillerie signale le début des combats. Les forces chérifiennes répondent avec leur artillerie à 5 h 40. Après quatre heures de bombardements intenses, avec des obus de 155 mm qui tirent à plus de 10 km par-delà la montagne, alors que la manœuvre de contournement des spahis chargés de déborder l’aile gauche des chérifiens échoue, ordre est donné d’enlever les positions ennemies à la baïonnette. Deux lignes de retranchement sont prises successivement, mais les Français avancent difficilement. Le soleil d’été commence à darder ; sur leur promontoire, protégées par leurs mitrailleuses, les forces chérifiennes restent très combatives. Dans leurs rangs, elles comptent un grand nombre d’officiers de la Grande Guerre, des servants allemands sur des batteries de 77, mais elles sont surtout très bien commandées par le général Youssef Azmé Bey, l’âme de la résistance chérifienne. Leurs positions sont aussi bien organisées que celles des Français, avec des batteries, des tranchées reliées aux postes par des fils téléphoniques. Les combats les plus difficiles ont lieu dans le défilé du Wady Corm, pris d’enfilade par le tir de batteries placées à droite et à gauche de la route de Damas. Dominant les hauteurs, les chérifiens semblent maîtres de la situation.

Soudain un coup de théâtre se produit. Vers 10 heures, passés entre le mur de mitrailleuses et la montagne, grimpant le long des pentes raides, des chars escaladent les positions chérifiennes. Indifférents à l’artillerie, ils avancent sans faille, entraînant derrière eux des éléments du 415 e de ligne, des Algériens et des Sénégalais. Quittant la route, ils débouchent sur les batteries de 77 qui ne cessent de tirer en contrebas. Quelques obus de chars projetés sur les caisses de munitions suffisent à les réduire. Azmé Bey qui les commandait est foudroyé par un éclat d’obus de 37 tiré pratiquement à bout portant. Vêtu avec élégance, impeccablement chaussé de bottes souples vernies, il est venu au combat avec des gants blancs en peau de chamois. Sa mort sonne le glas de la résistance chérifienne. À 11 heures, les combats s’achèvent. Outre le corps d’Azmé Bey, les chérifiens affichent un taux de pertes (tués et blessés) de plus de la moitié des combattants. Ils perdent également 15 canons, 40 mitrailleuses et leurs munitions. Côté français, selon le rapport du général Goybet, les pertes font état de 42 tués, 152 blessés et 14 disparus pour la période du 21 au 25 juillet. Dès le lendemain, sans perdre un instant, ses troupes pénètrent dans Damas, la ville des Omeyyades.

Cette bataille brise le rêve des nationalistes panarabes. Tandis qu’Azmé Bey est enterré par les troupes françaises avec les honneurs militaires dus à son rang, c’est l’affolement général à Damas. Les princes hachémites se sont enfuis de la ville, dans un train blindé dit-on, mais Fayçal, pensant un temps pouvoir reprendre les négociations, revient quelques jours plus tard. Après l’avoir déclaré persona non grata en Syrie, le général Gouraud lui demande de partir. Fayçal Ben Hussein quitte Damas le 27 juillet, se réfugie d’abord à Caïffa avant de prendre la route du Hedjaz5.

1Également appelée « bataille de la colonne de Damas », puisqu’elle permit l’entrée des troupes françaises à Damas le 25 juillet 1920.

2Ministère des affaires étrangères (La Courneuve), fonds Robert de Caix, PA-AP 353, lettre de Robert de Caix à Albert Kammerer, vers le 12 mars 1920.

3Écrit comme tel, avec l’accent circonflexe, dans les documents d’archives.

4Le lieutenant-colonel Cousse est chargé de la liaison pour les questions politiques ; attaché à la personne du prince, le colonel Toulat assure la liaison personnelle entre Fayçal et le général Gouraud.

5Les Britanniques l’installeront en 1921 sur le trône d’Irak

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