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Dossier 1914-1918

La conquête de Jérusalem et les illusions perdues des catholiques français

L’impossible rétablissement du royaume latin · À la tête du Comité catholique de propagande française à l’étranger, le recteur de l’Institut catholique de Paris Alfred Baudrillart a été un héraut de la vision orientaliste de la France durant la première guerre mondiale. Mais après la prise de Jérusalem en décembre 1917, son rêve d’un Orient catholique et français a pris fin.

Emmanuel Macron, lors de l’inauguration de l’exposition « Chrétiens d’Orient » de l’Institut du monde arabe (IMA) co-organisée par l’Œuvre d’Orient en septembre 2017, a déclaré : « Je veux dire aux chrétiens d’Orient que la France est à leurs côtés, que notre priorité sera bien la défense de leur histoire », se faisant fort d’évoquer l’histoire commune et les liens anciens qui « obligent » la France. L’allusion à ce récit du passé français en Orient est la résurgence d’une vision de l’Orient portée par le recteur de l’Institut catholique de Paris, Alfred Baudrillart (1859-1942), au cours de la première guerre mondiale.

Alfred Baudrillart avait une opinion tranchée concernant les affaires d’Orient, bien que n’étant pas un spécialiste de cette région. Religieux membre d’une congrégation « intellectuelle », l’Oratoire, il en avait néanmoins une certaine connaissance, voire une connaissance certaine. Il était proche de cercles français, religieux et politiques comme intellectuels et journalistiques que l’on peut globalement qualifier de « syrianistes » : cercles officiels (hautes personnalités politiques et hauts fonctionnaires, notamment du ministère des affaires étrangères) ; journalistes regroupés autour de l’influente Revue des Deux Mondes ; membres de différents groupes de pression : Comité des intérêts français au Levant, Œuvre d’Orient, ou Comité Dupleix. Il fréquentait également certains congréganistes établis en Orient. Très au fait de la perception vaticane des problèmes orientaux par ses passages réguliers à Rome, Baudrillart était naturellement sensible aux préoccupations du Saint-Siège en ces matières, qu’il s’efforçait de relayer à Paris. Le biais ecclésiastique pour sa connaissance de l’Orient est enfin, et en grande partie, incarné par les cercles chrétiens orientaux, installés ou de passage dans la capitale, qui tournent autour de l’Institut catholique de Paris.

Sa formation, ses idées préalables, ses dons rhétoriques en firent le porte-parole de la vision française des choses au moment de la prise de Jérusalem, en décembre 1917.

L’Orient imaginaire

L’Orient des écrits de Baudrillart s’insère pour ainsi dire dans son patrimoine génétique, héritage de son arrière-grand-père Sylvestre de Sacy. Pour ce dernier, l’Orient est le creuset des civilisations, le lieu des origines. Par là, ce qui s’y déroule occupe une place centrale. Outre le recours à l’imaginaire des Mille et une nuits, l’Orient — en particulier la Palestine — s’accompagne naturellement de l’évocation de l’imaginaire évangélique. Sa représentation d’un ancien Orient chrétien lui rappelle l’image idéale d’un Orient intouché, mis à mal par la modernité. Il regrette la disparition de la civilisation orientale brillante qu’il connaît par les livres et qui lui paraît merveilleuse. Cet Orient rêvé est aussi présent dans son esprit et dans ses écrits, exprimant alors une foi en un Orient chrétien encore vif.

Baudrillart est catholique et Français. À ce titre, sa vision de l’Orient révèle une approche très limitative : il est sans conteste sous l’influence de ses fréquentations de chrétiens orientaux, représentants des Églises unies, pour lesquels la France doit avoir une présence forte et constante au Levant. Baudrillart s’inscrit en plein dans une tradition décomplexée, favorisant ce qui peut renforcer la place du catholicisme et de la France dans cette région, et a contrario rejetant ce qui la met à mal. Il est impliqué dans la communautarisation de l’Orient, initiée par les Ottomans et renforcée par les Occidentaux dans le cadre de leurs politiques clientélistes respectives.

Le destin français de l’Orient suscite de sa part le recours régulier à l’imaginaire des croisades. Il s’exprime en ce sens devant un parterre qui partage pleinement ses vues, celui de l’Œuvre des écoles d’Orient, association d’aide aux chrétiens d’Orient dont la devise est « Dieu le veut ! »1. L’association avec l’esprit des croisades est encore plus évidente au moment de la première guerre mondiale, avec inscription dans une certaine norme affectant le discours politico-religieux du temps.

Ces affirmations s’accompagnent du rejet de ce qui est opposé à sa vision de l’Orient. Il honnit le protestantisme, synonyme de concurrence britannique, qu’il perçoit comme allié au judaïsme/sionisme, ou à l’orthodoxie. Il rejette également l’orthodoxie, et la Russie derrière elle. Catholique de son temps, il méprise le judaïsme (et déteste les juifs), et le sionisme, instrument de pénétration allemande, puis britannique. Dans la même logique, Baudrillart se méfie de l’islam, puis du nationalisme arabe, même si celui-ci peut recevoir les faveurs des autorités françaises au nom de la lutte anti-ottomane.

Au cours de la première guerre mondiale, l’Orient est le théâtre d’une véritable lutte de civilisations, orientale et occidentale, chrétienne et musulmane, observée par notre homme. Il écrit le 12 mars 1917 dans ses Carnets2 : « La journée s’ouvre par la nouvelle de la prise de Bagdad, nom féérique qui résonne à travers l’histoire et ajoute à l’étrange grandeur de cette guerre mondiale. » Le 31 mars 1917, au moment de la percée britannique sur le front de Gaza, il note que « toutes les grandes cités du monde ancien et moderne sont en jeu dans cette guerre. » Après une année 1917 difficile sur les théâtres d’opérations du front occidental, la prise de Jérusalem, au début décembre, lui apparaît comme un véritable « rayon de soleil »3.

Ce « choc de civilisations » est aussi l’occasion de conforter Baudrillart dans ses convictions. Le catholicisme, et la France avec lui (ou plutôt : la France, donc le catholicisme) doivent occuper au Proche-Orient la place prépondérante, au nom de la « civilisation ». Baudrillart pense un Orient simple, devant revenir à la France.

Plus de sept siècles de domination musulmane

S’engageant en faveur de la réalisation des souhaits français en Orient, il s’illustre de plusieurs manières. C’est d’abord son discours de la fin décembre 1917, donné en l’église parisienne de Saint-Julien-le-Pauvre, à la demande du ministère des affaires étrangères. Célébrant la toute récente prise de la Ville sainte, Baudrillart intitule son discours Jérusalem délivrée4.

Ce discours très attendu se veut l’incarnation de la rencontre entre l’Orient rêvé et la réalité géopolitique désirée, au moment où celle-ci doit pouvoir se réaliser, puisque Jérusalem est à nouveau aux mains de chrétiens, pour la première fois depuis 1187. Le lieu choisi pour cette cérémonie religieuse — mais aussi, et combien plus, politique — est éloquent : c’est la paroisse melkite de Paris, consécration du lien entre la France et l’Orient chrétien, lien séculaire qu’il convient alors de raviver.

Le discours est éloquent par la synthèse qu’il effectue de l’imaginaire politico-religieux français relatif au Proche-Orient de cette époque5. « Jérusalem est chère au patriotisme français, parce que, depuis plus de mille ans, la France a couvert les Lieux saints de son amour et de sa protection. » De fait, cette cérémonie catholique et patriotique réconcilie deux France qui se sont violemment opposées quinze ans plus tôt, au plus fort de la crise anticléricale. Cette alliance plonge ses racines dans les plus anciens temps, et Baudrillart évoque les Francs, « nos ancêtres », avec une filiation : « dans le culte que nous portons aux Lieux saints, au sentiment religieux commence à se mêler un sentiment national. » Dans la lignée de Charlemagne, les croisés se mettent en branle pour sauver l’Europe :

La croisade ! Idée française [..] comprise et exécutée surtout par des Français. [...] Si je cherche qui incarna l’idée et qui la réalisa le mieux, quatre noms m’apparaissent au-dessus de tous les autres : Urbain II, pape français, Godefroy de Bouillon, belge et lorrain, c’est-à-dire bien près d’être français, saint Bernard et saint Louis, tous deux français et quels Français !

Un âge d’or qui ne dure pas, et « Jérusalem était pour sept cent trente ans entre les mains des Infidèles. »

Dans cette période est développée l’idée de la protection des Lieux saints, avec un protectorat exercé par la France et renforcé par chaque capitulation, avec contribution de tous les régimes français. Ce qui pousse Baudrillart à un appel au retour de la France à la chrétienté :

Envoyons d’ici l’hommage de notre gratitude au pape qui, malgré les fautes de la France, a toujours voulu voir en elle la nation apostolique. Sachons reconnaître une aussi constante fidélité par le retour de la nôtre ! Mettons fin à une situation déplorable qui nous isole dans le monde chrétien ! Que ceux qui, en prenant les rênes du pouvoir, ont affirmé la noble prétention d’unir tous les Français et de concentrer toutes les forces de notre pays, appliquent à cette idée leurs réflexions et leur patriotisme !

La « mission civilisatrice » de la France

Et de fait, la France dispose d’atouts sur place, cumulant l’exercice de la charité réelle et l’expansion de la civilisation française : « Ah ! qui dira ce que, par leurs œuvres de toutes sortes, par leurs écoles de tous degrés, ont fait là-bas nos religieux et nos religieuses (…) ? » Autant d’éléments à disposition pour faciliter une prise en main française :

Grâce à eux, les indigènes ont aimé la France et parlé sa langue ; ils ont souffert de nos malheurs et se sont réjouis de nos succès. Sainte armée de la France catholique qui parfois a suppléé aux défaillances momentanées de la France officielle !

Cette situation fonde l’espoir de Baudrillart au moment de la conquête de Jérusalem, qui ferme une parenthèse et préfigure une ère nouvelle :

Un général anglais, visiblement pénétré du souvenir de Godefroy de Bouillon, a fait son entrée à pied, sans apparat, modestement, chrétiennement, et a reçu la soumission de la grande ville. Auprès de lui se tenaient un général français et un italien.
Avec eux et avec nous, Rome, la Jérusalem nouvelle, a manifesté sa joie et célébré la victoire de la Croix.

Mais Baudrillart doit tempérer son enthousiasme : on ne peut savoir ce qu’il adviendra de la Palestine, ce pourquoi il se fait fort de terminer son propos en indiquant des conditions à respecter, qui vont dans le sens de sa vision catholique et française des choses. Si la première reprend en quelque sorte la deuxième partie de la très récente déclaration Balfour (respecter les populations locales), les trois suivantes vont plus loin dans l’affirmation de son point de vue, et semblent devancer ce qui doit se dérouler concrètement. La puissance qui vient de l’emporter doit en effet respecter la victoire chrétienne (« La Croix rétablie doit désormais régner sur Jérusalem. Malheur au peuple, quel qu’il soit, qui trahirait la chrétienté ! »). Elle se doit également de respecter la place traditionnelle de la France, qui vient d’être rappelée lors de la récente entrée au Saint-Sépulcre du représentant de la France, avec les honneurs liturgiques. Enfin, le Royaume-Uni doit respecter les amis de la France sur place.

Quelques jours plus tard, Baudrillart enfonce le clou dans un entretien au Petit journal, donné en accord avec le Quai d’Orsay6. Toutefois, s’il reprend les termes de son intervention à Saint-Julien-le-Pauvre, Baudrillart est obligé d’adapter ses vues, sinon ses revendications, à un contexte résolument mouvant, avec la nécessité de prendre en compte la réalité locale et internationale.

Nous, catholiques français, dominés par le point de vue religieux et par le point de vue patriotique, nous ne nous dissimulons pas que la question de la Palestine et des Lieux saints n’est qu’une partie d’un problème extrêmement complexe. Ignorant les termes dans lesquels ce problème se pose actuellement, ignorant comment il se posera à la fin de la guerre, il nous est impossible d’avoir des opinions très catégoriques, ou plutôt, si nous avons ces opinions, nous n’avons pas les moyens pratiques de les faire triompher (…). D’une façon générale, je crois que tous les catholiques ont une même pensée et un même désir : au point de vue religieux, ils ne demandent nullement l’écrasement de ceux qui ne partagent pas leur foi.

Ceci s’applique par exemple aux juifs : « En ce qui concerne les juifs, nous sommes les premiers à reconnaître qu’ils ont droit au respect le plus absolu de leur conscience. » Dans le même temps, savoir

si le fait qu’ils ont été pendant des siècles les maîtres du pays leur donne un droit particulier sur cette terre, c’est une autre question. […] On ne saurait oublier non plus que depuis le temps de la captivité, c’est-à-dire depuis le commencement du VIe siècle av. J.-C., la Palestine a toujours été soumise à des dominations étrangères, sauf le temps très court où elle fut gouvernée par les Macchabées : la domination politique des juifs en Palestine ne reposerait donc que sur des droits bien hypothétiques. Que les juifs viennent en aussi grand nombre qu’ils le voudront pour y jouir des droits de tous, rien de mieux…

Cette tolérance affichée, qui ressemble fortement à de la résignation, s’applique aux Arabes musulmans :

Quant aux populations arabes musulmanes, nous avons aussi le devoir de respecter leurs croyances ; malgré des périodes d’intolérance et de fanatisme, les musulmans ont, somme toute, pendant des siècles, respecté les croyances chrétiennes à Jérusalem.

En l’occurrence, ce respect est surtout dû au fait que les Arabes ont donné beaucoup de leur sang à la France au cours de cette guerre.

Quant aux chrétiens qui ont eu tant de fois à souffrir au cours des siècles, il est bien évident que nous leur devons le respect et la protection de leur foi et de leur culte, et, s’il est permis de le dire en passant, les catholiques l’assureraient d’une façon plus complète que ne l’eût fait l’orthodoxie russe, si jalouse de dominer en Orient.

De ces considérations découlent des réflexions quant à l’avenir de la Palestine, et donc la question de son gouvernement. Conquise par des chrétiens, Jérusalem et sa région doivent désormais être gérées par des chrétiens, mettant ainsi fin à près d’un millénaire de domination musulmane sur les Lieux saints :

Évidemment, nous eussions désiré un régime qui eût été la consécration de notre protectorat et qui eût donné à la France une situation vraiment unique, mais puisque c’est Richard-Cœur-de-Lion et non pas Saint-Louis qui a présidé à la rentrée des troupes chrétiennes à Jérusalem, nous sommes bien obligés d’en tenir compte. En tout cas, il y a une chose certaine, c’est qu’anglaises, françaises ou italiennes, ce sont des armées chrétiennes qui ont repris et occupé Jérusalem : à nos yeux les chrétiens doivent y rester maîtres. Même pour ceux qui ne partagent pas notre foi, c’est le Christ, c’est son souvenir qui est la part principale de la grandeur de Jérusalem et de son caractère sacré : les Lieux saints sont les lieux que le Christ a sanctifiés. Nul ne comprendrait dans la chrétienté -– et le Saint-Siège l’a laissé entendre ces jours-ci -– que, par un artifice quelconque, la Croix fût de nouveau subordonnée au Croissant, et il ne serait pas juste qu’elle tombât sous une domination juive, restaurée on ne sait comment par des puissances chrétiennes qui trahiraient la cause de la chrétienté.

S’adapter au nouveau monde

Réaliste, Baudrillart doit concéder que la France est en situation minoritaire. Si elle ne peut prétendre à la gestion directe des lieux, elle doit pouvoir conserver ses attributs de puissance protectrice (protectorat sur les ordres religieux et privilèges traditionnels pour les représentants de la France), à défaut de poursuivre son traditionnel protectorat sur les chrétiens d’Orient. Mais une échappatoire pourrait lui permettre de conserver une position privilégiée : comme pour le moment l’option d’une internationalisation de Jérusalem et sa région demeure, dans la logique des accords Sykes-Picot, Baudrillart suggère : « Pourquoi le président de ce régime international que nous croyons le plus probable pour Jérusalem et les Lieux saints ne serait-il pas un Français ? » Soucieux du respect de la place et des traditions françaises en Orient, le prélat veut également que les loyautés locales envers la France ne soient pas négligées : « Maronites et Syriens, par exemple, ont toujours les yeux tournés vers nous… »

Le cap est maintenu après la guerre. Les bouleversements dus au conflit, avec la reconfiguration du Proche-Orient, doivent permettre la réalisation de la mission civilisatrice française. Baudrillart inscrit plus que jamais son action dans cette optique, avec option pour une « Grande Syrie », comprenant naturellement la Palestine. Dans la même logique, il poursuit son appui en faveur du maintien du protectorat catholique de la France et des capitulations, comme des honneurs liturgiques. Les choses ne tournant pas à l’avantage de la France, Baudrillart exprime une véritable nostalgie du temps où le représentant français était prépondérant en Orient pour le maintien de l’ordre et la défense des Latins contre toute agression. La restauration d’un royaume franc, sous-tendue par ces efforts, ne pouvant aboutir, Baudrillart prend note et favorise une alternative belge qui permette de déminer le terrain face aux empêchements britanniques et aux revendications de la puissance catholique rivale, l’Italie.

Néanmoins, il semble que le nouveau « grand jeu oriental » qui se met en place après 1917-1918 soit joué d’avance puisque, faisant siens de tenaces préjugés, Baudrillart a une ferme conviction quant à la toute-puissance des juifs. S’il en faut une preuve, celle-ci est rapidement apportée par la consécration de la manipulation de la politique britannique par les juifs, qui n’est qu’une illustration supplémentaire de la collusion entre eux et les protestants : la nomination de Sir Herbert Samuel, un juif, comme haut-commissaire britannique en Palestine.

La vision de l’Orient de Mgr Baudrillart, avec une réalité géopolitique désirée faisant la part entre les éléments qui lui sont favorables et ceux qui la mettent à mal, ne correspond décidément pas à la réalité du début des années 1920. Cette situation découle d’une part du fait que la France ne fait rien pour réaliser les idées du recteur en trahissant son propre rôle, sa destinée, et d’autre part des circonstances réelles du terrain.

C’est là la conséquence des alliances internationales de Paris. Comment la France peut-elle arriver à ses fins alors qu’elle doit d’abord satisfaire les Russes avant et pendant la première guerre mondiale, puis s’arranger avec les Britanniques ? Britanniques ou Italiens ne mettent-ils pas à mal la présence française au nom de leurs propres ambitions sur le même terrain proche-oriental ? Par ailleurs, la France souffre de ses faiblesses intrinsèques. Comme à l’accoutumée, elle a beaucoup d’ambitions, mais peu de moyens pour les réaliser.

La fin du rêve d’un « Orient occidental »

Naturellement, Baudrillart ne peut rester de glace devant cette situation. Le prélat ne peut donc qu’entrevoir la fin du rêve entretenu pendant et juste après la guerre, celui d’un Orient « occidental » : pessimiste, il envisage un temps le retrait chrétien de Jérusalem, la fin de la présence française en Orient, voire celle de la civilisation levantine. Dans ces conditions, revenant de manière indirecte à la thématique des croisades qu’il affectionne, il précise qu’un retrait complet ne peut être envisagé : ne pouvant imposer son ordre à tous, la France doit se concentrer sur le Liban pour préserver un réduit chrétien et protéger des coreligionnaires orientaux sinon immanquablement voués au joug musulman.

L’Orient est donc plus compliqué qu’il ne l’entend. Son passage à Jérusalem, à la fin de l’été 1923, est une étape fondamentale dans sa découverte de ce monde. Une fois sur place, Baudrillart fait preuve d’un réel discernement. À cette déception s’ajoute celle suscitée par l’absence d’unité entre chrétiens en général, notamment entre Européens. De fait, il importerait que ceux-ci s’allient pour être plus efficaces contre les menaces extérieures énumérées plus haut : le sionisme, mais surtout le laïcisme turc ou l’islamisme doublé du nationalisme arabe, tandis que sa foi en un Orient chrétien vivace est mise à mal par la réalité des faits. Chez lui se développe alors la conscience de ce que cet Orient chrétien n’est plus grand-chose.

Particulièrement actif dans les affaires orientales entre 1914 et 1918 — dans la lignée d’idées énoncées en partie avant la guerre, dans les années suivant immédiatement la conflagration mondiale et au début des années 1920 — au moment où toutes les espérances sont permises quant à un bouleversement de l’Orient en accord avec les idées catholiques et françaises, Baudrillart s’efface ensuite progressivement. À la différence de ce qu’il veut affirmer en décembre 1917, le monde qui évolue s’impose à lui et à ceux qui pensent comme lui. C’est par exemple ce qu’il note lorsque le 28 janvier 1933 il évoque la mort alors annoncée d’un élément qui lui est cher, l’Œuvre d’Orient ; et en conséquence c’est pour lui la fin d’une certaine idée de l’Orient français.

1Cri de ralliement et de guerre des croisés, «  Dieu le veut  !  » est jusqu’en 1987 la devise de l’association catholique, qui prend le nom d’ «  Œuvre d’Orient  » en 1930.

2Les Carnets du cardinal Baudrillart 1914-1918, éditions du Cerf, 1994.

3Ibid. , 15 décembre 1917.

4«  La Jérusalem délivrée  » est le titre d’un poème épique écrit en 1501 par Torquato Tasso, connu en français sous l’appellation le Tasse. Il retrace dans un récit largement fictionnel la première croisade, au cours de laquelle les chevaliers chrétiens menés par Godefroy de Bouillon combattent les musulmans (Sarrasins) afin de lever le siège de Jérusalem en 1099.

5«  Jérusalem délivrée  ». Discours prononcé à Saint-Julien-le-Pauvre en l’honneur de la prise de Jérusalem, le 23 décembre 1917, Paris, Beauchesne, 1918.

6L’entretien paraît dans le numéro du 25 décembre 1917 : «  L’influence française en Orient — Quel doit être l’avenir de Jérusalem  ? L’opinion de Mgr Baudrillart  », p. 2.

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