Histoire

Moyen-Orient : une géographie qui a une histoire (1)

Comment délimiter le « Moyen-Orient » ? Où passent ses frontières ? Comment se situe-t-il par rapport au « Proche » ou à « l’Extrême-Orient » ? Sous le choix de la dénomination géographique se cachent des débats historiques et géopolitiques importants.

Pour chaque nouvelle question au concours d’enseignement d’histoire et de géographie, le jury rédige une lettre de cadrage dans le but d’expliciter les attentes et d’éviter ainsi que les étudiants ne divaguent trop. En l’occurrence, la question d’histoire contemporaine, intitulée « Le Moyen-Orient de 1876 à 1980 », nécessitait une mise au point sur la délimitation spatiale de ce qu’on doit entendre par « Moyen-Orient ». La notion est à géométrie variable et le jury a voulu clarifier les choses :

Le Moyen-Orient est une expression forgée en 1902 et renvoyant aux intérêts britanniques sur la route des Indes. En dépit d’une définition géopolitique fluctuante, le jury considère que cet espace correspond aux États actuels suivants : Arabie saoudite, Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Irak, Iran, Israël, Jordanie, Koweït, Liban, Palestine, Qatar, Syrie, Sultanat d’Oman, Turquie et Yémen. La question n’inclut donc pas l’Afghanistan, l’Asie centrale, les Balkans, le Caucase et le Maghreb.

Il y aurait peu à redire à cela, si ce n’est deux choses. La première est que l’invention de la notion de « Moyen-Orient » a eu lieu au tournant du XIXe et du XXe siècle et qu’il s’agit là d’un fait qui ne peut être éludé, sous peine de déshistoriciser un découpage géographique qui est tout sauf neutre — ce qui est, au demeurant, souligné puisque le Moyen-Orient est présenté comme une notion géopolitique. La poser ainsi de façon intangible pourrait donc paraître regrettable, alors même qu’il y a là matière à réflexion géohistorique. Deuxièmement, la datation donnée, quoique correspondant à la vulgate, est passablement discutable. Même si l’emploi de la notion de « Middle East » par le stratège étatsunien Alfred T. Mahan en 1902 dans un article sur la place du golfe Persique dans les relations internationales a fait date, l’expression est en réalité un peu plus ancienne et s’inscrit dans l’horizon de l’Inde britannique.

La division de l’Orient en trois grandes régions date de la fin du XIXe siècle et peut être considérée comme le résultat de la mainmise de l’Europe sur l’ensemble de l’Asie, dans un processus de redécoupage du monde en « grands espaces » (Grossraum) pour reprendre la terminologie de Carl Schmitt. On pourrait mettre cela en relation avec l’invention d’autres notions, comme la Mitteleuropa de Friedrich Naumann (1915). Mais le triptyque Near East/Middle East/Far East n’est pas une invention subite ; il s’agit en réalité d’un processus de redécoupage géographique et géopolitique qui s’étire sur plus d’un demi-siècle. L’aspect cohérent de ce système toponymique pourrait laisser croire qu’il a été pensé et voulu, or il n’en est rien. Les trois notions sont apparues à des moments différents, qu’il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de dater avec précision dans la mesure où ces expressions, avant d’avoir été définies et théorisées, appartiennent d’abord au langage commun et qu’il y a souvent un décalage temporel entre l’usage oral et l’usage écrit.

L’Orient « extrême », « proche » ou « moyen »

La notion la plus ancienne est celle de Far East puisqu’elle est utilisée depuis les années 1840. Elle apparaît dans le titre de deux ouvrages d’ordre autobiographique : Trade and travel in the Far East, de G. F. Davidson, publié en 1846, et Military Services and Adventures in the Far East, de l’officier de cavalerie britannique Daniel H. MacKinnon, publié en 1849. Leurs auteurs n’étant pas les inventeurs de la notion, cela laisse à penser que l’expression existe déjà dans la langue courante depuis quelque temps. Elle apparaît également en français vers à la fin des années 1850, comme l’atteste le livre de l’abbé Th. W. Les martyrs de l’extrême-Orient, publié en 1859. L’espace couvert par l’expression apparaît très vaste, englobant la Chine, l’Indochine, mais aussi l’Inde et l’Afghanistan. Il s’agit donc d’un très grand Extrême-Orient, que les puissances européennes commencent à se disputer — la première « guerre de l’opium » éclate en 1839 — et qu’il faut sans doute opposer au vieil Orient, composé alors de l’empire ottoman et de l’empire safavide.

Cette opposition, d’abord implicite, amène à la formation d’une expression symétrique, celle de Near East. Cela ne se fait qu’au cours des années 1890. Les Hansard, les transcriptions des débats parlementaires à la chambre des communes, sont des archives intéressantes parce qu’elles donnent accès à un usage oral de ces expressions. On note ainsi une occurrence, isolée, de la formule « near East », où l’adjectif est noté sans majuscule, dans une intervention de décembre 1893 à propos de la nécessité de « garder le contrôle de la Méditerranée, qui signifie aussi le contrôle de tout notre commerce avec l’Inde, la Chine, et le Japon — avec l’extrême Orient [far East] aussi bien qu’avec le proche Orient [near East] ». Cependant, ce n’est véritablement qu’à partir de février 1898 que l’expression est régulièrement employée, et dûment retranscrite Near East.

Le lien est très fort entre les difficultés du Royaume-Uni en Extrême-Orient, comme allié du Japon, suite à la guerre contre la Chine de 1894-1895, qui se traduit par une avancée de la Russie, et au Proche-Orient, comme allié de la Grèce, suite à la guerre de 1897 contre l’empire ottoman. Autre exemple de ce lien entre Far East et Near East : en 1895, le journaliste britannique Henry Norman publie un livre intitulé The Peoples and the Politics of the Far East, portant sur un espace qui correspond à l’Asie de l’Est, de la Sibérie jusqu’à la Malaisie. Le succès le convainc d’en écrire un équivalent qui se serait intitulé The Peoples and the Politics of the Near East, mais il ne vit pas le jour. Il donne toutefois un aperçu de son analyse dans un article publié en 1896 dans le Scribner’s Magazine, « In the Balkans, the Chessboard of Europe »1. Le titre à lui seul est intéressant car il permet de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, c’est d’abord la « Question d’Orient » et en particulier le problème des Balkans — toponyme qui prend alors la dimension géopolitique qu’on lui connaît. Ce que vient renforcer l’ouvrage de William Miller, Travels and Politics in the Near East, qui paraît en 1898, et dont l’introduction débute ainsi :

Quand les habitants de la péninsule balkanique envisagent un voyage vers n’importe quel pays qui se trouve à l’ouest de chez eux, ils parlent d’“aller en Europe”, se considérant ainsi ouvertement comme étant eux-mêmes à part du système européen. Autant que l’Europe est concernée, cette inexactitude géographique trouve une justification considérable. Car de toutes les parties de notre continent, aucune n’est aussi peu connue du voyageur moyen que le Proche-Orient, qui de nos jours ne se trouve distante que de deux jours et demi en train2.

Au tournant du XXe siècle, la tripartition

Au milieu des années 1890, en 1894 précisément, paraît un autre livre, écrit par Lord Curzon. Avant de devenir ministre des affaires étrangères, puis vice-roi des Indes, celui-ci a beaucoup voyagé en Asie, notamment en Asie centrale. Or, dans la préface de Problems of the Far East, George N. Curzon développe une analyse très personnelle, y compris dans le découpage de l’Orient :

Finalement, ces volumes font partie du schéma de travail, maintenant à moitié réalisé, que je m’étais fixé voilà dix ans, avec l’intention d’examiner les différents aspects du problème asiatique. Ce que j’ai déjà essayé de faire pour la Russie en Asie centrale, et pour la Perse, ou pour les pays de ce côté de l’Inde, i.e. le Proche Orient [Near East] — ce que j’espère être capable de faire ci-après pour deux petites régions asiatiques peu connues, directement frontalières au-dessus de l’Inde, i.e. l’Orient central [Central East] — j’essaie de faire dans ce volume, et dans celui qui suivra celui-ci, pour les pays se situant au-delà de l’Inde, i.e. l’Extrême Orient [Far East]3.

La tripartition de l’Orient
Vincent Capdepuy

L’idée d’une tripartition de l’Orient émerge ici, cependant l’expression de « Central East » n’est pas reprise, peut-être parce que trop décalquée sur celle de « Central Asia ». C’est donc sous une autre forme que ce troisième Orient est inventé à la fin du siècle. L’expression pourrait avoir été déjà en usage au sein du British India Office à la fin du XIXe siècle, car il est difficile de considérer comme un hapax l’occurrence qu’on peut trouver dans un article du New York Times du 9 juillet 1898 à propos de la parution de la biographie d’Alexander Gardner, ancien colonel d’artillerie au service du maharaja Ranjit Singh. Pourtant, dans les débats parlementaires, elle n’est pas employée avant 1905, comme dans cette intervention d’Arthur J. Balfour, alors premier ministre :

Mais il est vrai, et malheureusement cela reste vrai, que le progrès constant de la Russie vers les limites de l’Afghanistan, et plus encore la construction de chemins de fer aboutissant ou s’approchant de la frontière afghane, que nous ne pouvons que considérer comme des chemins de fer stratégiques, place toute la situation militaire de l’Orient sur une base différente et nous avons à considérer le plus sérieusement ce qui peut et ce qui ne peut pas être fait par notre grand voisin militaire au Moyen-Orient. Ici, encore, je dois dire, bien que l’invasion de l’Inde soit un sujet très débattu par les officiers russes, cela ne fait nullement partie, je crois, des plans du gouvernement russe.

La focalisation indo-britannique

Entre-temps, deux publications ont fait de « Middle East » une véritable notion géopolitique. La première date de 1900. Dans « The Problem of the Middle East », paru dans le magazine Nineteenth Century, le général britannique Sir Thomas E. Gordon commence ainsi (p. 413) :

On doit assumer que la partie la plus sensible de notre politique extérieure au Moyen-Orient est la préservation de l’indépendance et de l’intégrité de la Perse et de l’Afghanistan. Notre intérêt actif en Perse a commencé avec le siècle présent, il est dû à la croyance que l’invasion de l’Inde par une puissance européenne était un événement probable. La politique de la Perse et de l’Afghanistan a toujours été en lien avec l’Inde britannique et logiquement, les premières étapes dans la mise en place des relations diplomatiques avec la Perse ont été prises par le Gouverneur général qui, en 1805, accrédita le capitaine Malcolm comme son envoyé à Futteh Ali Shah, le souverain de la Perse, pour traiter à propos des Afghans, des Français et du commerce dans le golfe Persique.

L’essentiel y est : la focalisation « indienne », ou plus exactement indo-britannique, la rivalité entre le Royaume-Uni et la Russie, mais aussi, sur un temps plus long qui remonte aux guerres napoléoniennes, la rivalité avec la France, la place centrale de la Perse et de l’espace maritime attenant, le golfe Persique.

Les marges de l’Inde (Chirol 1903)

Cependant, l’article du général Gordon est resté assez confidentiel. C’est donc bien celui d’Alfred T. Mahan, en 1902, qui a fait passer l’expression de « Middle East » au rang de notion toponymique étayée par une vision géostratégique de cette région du globe :

Le Moyen-Orient, si je puis adopter un terme que je n’ai pas vu ailleurs, aura un jour besoin de son île de Malte, aussi bien que de son détroit de Gibraltar, ceci ne veut pas dire pour autant que l’un ou l’autre devra se trouver dans le golfe Persique. La force navale a l’avantage de la mobilité, ce qui lui permet de ne pas devoir toujours être sur place. Par contre, elle a besoin de trouver sur chaque terrain d’opération des bases de réarmement, de ravitaillement et, si nécessaire, de protection. La Marine Britannique devrait avoir la possibilité de concentrer ses forces si l’occasion surgit, aux environs d’Aden, de l’Inde et du golfe Persique4.

Le Moyen-Orient est ainsi conçu comme le pendant oriental de l’espace méditerranéen et correspondrait à peu près aux pays riverains du nord-ouest de l’océan Indien attenant au golfe Persique.

De la Turquie à la Russie, une vision impérialiste et géostratégique

La notion est ensuite popularisée grâce à une série d’articles écrits en 1902 par Valentine Chirol, alors directeur des affaires étrangères au Times — articles repris l’année suivante dans un ouvrage intitulé The Middle Eastern Question. Le triptyque toponymique est dès lors en place, mais la localisation donnée à ces notions reste encore floue :

Ce que le capitaine Mahan a baptisé avec justesse “le Moyen-Orient”, c’est-à-dire ces régions d’Asie qui s’étendent au-delà de la frontière de l’Inde ou qui commandent l’approche de l’Inde, et qui sont par conséquence liées aux problèmes de la politique indienne aussi bien qu’à la défense militaire indienne. La question du Moyen-Orient n’est elle-même qu’une partie d’une question beaucoup plus large dont dépend l’avenir de l’Asie. Ce n’est pas une nouvelle question, car elle a occupé les esprits des hommes d’État clairvoyants depuis des générations. C’est en continuité avec la même question qui nous préoccupe au Proche-Orient. Elle est en lien très étroit avec le développement plus récent des rivalités internationales en Extrême-Orient. C’est le résultat de la projection des forces européennes — morales, commerciales et militaires — en Asie qui est en train, doucement mais sûrement, de transformer toutes les conditions qui nous permettent de parvenir, puis de rester, les maîtres de l’Inde, une position sans équivalent de domination sur le continent asiatique5.

Pour Mahan, Proche-Orient, Moyen-Orient et Extrême-Orient forment trois maillons d’une chaîne qui s’étend d’ouest en est à travers le continent asiatique, une chaîne menacée par l’avancée des Russes vers le sud et la pénétration des Allemands à l’intérieur de l’empire ottoman.

L’expansion des réseaux ferroviaires russe et allemand : une menace pour l’Inde britannique (Chirol 1903)

Les trois régions découpées par Chirol apparaissent chacune centrée sur un pays clé : la Turquie pour le Proche-Orient, la Perse pour le Moyen-Orient et la Chine pour l’Extrême-Orient. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, tous trois sont des États encore indépendants, mais au cœur des tensions géopolitiques de l’avant-guerre.

Cette division met en valeur les trois points d’affrontement entre l’impérialisme maritime de l’Angleterre et l’impérialisme terrestre de la Russie. C’est en 1904 que Halford J. MacKinder publie son article sur le « Pivot géographique de l’histoire » dans lequel il présente la Russie d’Asie comme le pivot de l’histoire mondiale, s’opposant ainsi à Mahan6 dans le débat sur la prédominance du pouvoir maritime (sea power) ou du pouvoir continental (land power). Pour lui, « les questions du Proche, du Moyen et de l’Extrême-Orient sont liées à l’équilibre instable entre des pouvoirs internes et externes dans ces parties du croissant marginal où le pouvoir local est actuellement plus ou moins négligeable ». L’année 1904, année de publication de l’article de MacKinder, marque précisément l’achèvement du Transsibérien, censé achever la mainmise sur l’intérieur du continent asiatique.

Le « pivot du monde » (MacKinder 1904)

1Vol. 19, n° 6, p. 663-682.

2William Miller, Travels and Politics in the Near East, New York, Frederick A. Stokes Company, 1898 ; p. XIII.

3George N. Curzon, Problems of the Far East, Londres, Longmans, Green and co, 1894 ; p. XI.

4Alfred T. Mahan, « The Persian Gulf and International Relations », in Retrospect and Prospect. Studies in International Relations Naval and Political, Boston, 1902 ; p. 237.

5Valentine Chirol, The Middle Eastern Question or some Political Problems of Indian Defence, Londres, 1903 ; p. 5.

6Alfred T. Mahan est l’inventeur de la notion de Middle East.Il est toutefois surtout connu pour ses ouvrages de géopolitique sur le sea power : The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1890), The Influence of Sea power upon the French Revolution and Empire, 1793-1812 (1892) et The Interest of America in Sea Power, Present and Future (1897).

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