L’auteur est un des chefs militaires algériens qui, dès la fin des années 1980, ont joué un rôle politique de premier ordre. Il a été l’architecte de l’annulation des élections législatives de décembre 1991, dont le premier tour avait été remporté par le Front islamique du salut (FIS). Après avoir coordonné le « putsch pacifique » de janvier 1992 contre le président Chadli Bendjedid, il a siégé au sein du Haut Conseil d’État, une instance non élue qui a dirigé l’Algérie de 1992 à 19941. Même après sa démission du poste de ministre de la défense — et de l’armée — en 1993, il est resté un influent « décideur » et un défenseur acharné de la gestion politique, musclée et hasardeuse, des années 1990.
Des commentaires racistes
Sur le front égyptien se divise en deux parties. La première est consacrée aux deux années pendant lesquelles le général Nezzar a dirigé la 2e brigade portée, intégrée aux forces arabes stationnées sur les rives est du canal de Suez et de la mer Rouge. La seconde partie est une évocation sommaire des « guerres successives au Moyen-Orient » (1948, 1967, 1973, etc.). Le livre comprend plusieurs annexes, des cartes militaires et des tableaux énumérant les moyens matériels et humains mobilisés par les unités algériennes déployées en Égypte entre 1967 et 1975.
La première partie alterne anecdotes et observations tactiques rapides, ce qui la fait ressembler si peu à de véritables « mémoires de guerre ». Ses nombreuses imperfections pourraient s’expliquer par l’empressement de l’éditeur à publier l’ouvrage afin de tirer profit de l’intérêt du lectorat pour tout ce qui concerne les relations algéro-égyptiennes après les incidents qui ont marqué les rencontres de football entre les équipes d’Égypte et d’Algérie (novembre 2009).
Les carences de l’édition se remarquent dans le non-classement de certains contenus (exemple : la publication d’une annexe sur « les pertes de l’aviation arabe le 5 juin 1967 » à la fin d’un chapitre consacré à la guerre d’octobre 1973, p. 110). Elles sont également visibles dans la non-datation de certains événements alors que leur datation était possible par le recours à d’autres sources — dont deux sont, d’ailleurs, citées : un écrit du général égyptien Saad El Dine Chazli2 et Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, de l’historien israélien Benny Morris (Paris, Éditions Complexe, 2003). Un travail éditorial plus sérieux aurait permis d’éviter que l’auteur, dans la même page 28, ne fasse commencer la guerre d’usure à deux dates différentes : le 11 mars et la mi-juillet 19693. Il aurait, surtout, délesté le récit de phrases qui sont autant d’injures racistes, à l’exemple de celle décrivant « la véritable nature des Égyptiens, pleine de rancœur et de traîtrise » (p. 49).
Vers la guerre de 1973
Bien que nous ne puissions dire, à la suite de Djilali Khellas (le quotidien El Watan, 7 avril 2010), qu’il s’agit d’une « enquête historique » et d’un « récit impartial de tous ces Algériens envoyés au Moyen-Orient pour une ’’autre guerre’’ », les mémoires égyptiennes de Khaled Nezzar ne sont pas démunies d’intérêt documentaire. Elles fournissent des informations détaillées, puisées dans les archives du ministère de la défense, sur l’aide algérienne à l’Égypte entre 1967 et 1975. Elles donnent une image vivante de l’état d’effondrement de l’armée égyptienne après la défaite de juin 1967 et des conditions difficiles dans lesquelles elle a surmonté sa démoralisation pour préparer la guerre de 1973.
L’auteur souligne les bénéfices de la guerre d’usure pour les armées arabes qui y ont participé. Elle a transformé le canal de Suez, écrit-il, en un véritable champ de manœuvres et ainsi contribué aux succès de l’offensive d’octobre 1973 qui, en atteignant deux objectifs, le franchissement et la destruction de la ligne Bar-Lev, « a mis à mal la légende d’une armée israélienne invincible » (p. 29).
Le général Nezzar réexamine certaines « légendes » sur la participation algérienne aux guerres israélo-arabes (exemple : l’avion de combat abattu au-dessus de Tel-Aviv, en juin 1967, était peint aux couleurs algériennes, mais son pilote était un officier de l’aviation égyptienne, p. 37). Il rend hommage à des compagnons d’armes égyptiens, le chef d’état-major Abdel Moneem Riad, qui, témoigne-t-il, n’épargnait aucun effort pour accomplir sa mission (p. 63) ou le « grand artilleur », le colonel Abou Ghazala (p. 49). D’autres officiers, il parle avec un mépris à peine contenu : le lieutenant-colonel Galal qui œuvrait à marginaliser la brigade algérienne (p. 52 et 53) ou cet autre commandant, « aussi confortablement installé que ses troupes étaient laissées à l’abandon »(p. 54).
« Nous n’avons pas eu l’honneur d’apprendre l’arabe »
À l’encontre des récits convenus, Sur le front égyptien révèle que les officiers algériens n’hésitaient pas à désobéir aux responsables égyptiens lorsqu’ils doutaient du bien-fondé de leurs ordres et qu’ils reprochaient à la direction politique égyptienne la « manière irrespectueuse » dont était effectué le rapatriement des corps des soldats de leur brigade morts au combat (p. 58). Beaucoup d’officiers égyptiens, lit-on, considéraient avec étonnement ou suspicion ces « défenseurs de la terre arabe » qui prenaient leurs notes en français, ce que Khaled Nezzar commentera en ces termes, lors d’une réunion d’état-major : « Nous n’avons pas eu l’honneur d’apprendre l’arabe, mais nous avons réussi à chasser les Français de notre pays » (p. 52).
L’auteur décrit avec une grande sévérité les capacités opérationnelles de l’armée égyptienne (incomparables, à l’en croire, à celles de l’unité qu’il commandait) ainsi que l’indifférence de ses cadres au dénuement de la troupe et aux énormes pertes qu’elle subissait (p. 56). Il critique la propension de certains de ses chefs à cacher à leurs supérieurs les mauvaises performances de leurs soldats. En mai 1967, écrit-il, lors d’une manœuvre de chars en présence du haut commandement, toutes les cibles ont pu être atteintes, laissant échapper d’épaisses colonnes de fumée, ce qui soulevait l’enthousiasme des présents ; on découvrira plus tard qu’on avait mis derrière chaque cible un baril de pétrole et que tous les tirs avaient été ajustés à l’avance (p. 32). En dépit de la tonalité générale de l’ouvrage, cette anecdote ne paraît pas être un règlement de compte anti-égyptien ; elle est immédiatement suivie d’une autre, décrivant une mise en scène similaire lors d’une manœuvre de l’armée algérienne.
Surenchère chauvine
Si l’intérêt documentaire de la première partie de Sur le front égyptien n’est pas en doute, l’utilité de sa seconde partie est sujette à caution ; elle ne donne pas, sur « les guerres successives au Moyen-Orient », d’informations qu’on ne puisse trouver dans une encyclopédie historique sérieuse. En revanche, les annexes sont d’un grand profit pour le lecteur. Elles détaillent l’aide algérienne à l’Égypte entre 1967 et 1975 : 300 millions de dollars, un chèque pour financer l’achat d’armes et de matériels russes, 20 000 combattants, des centaines de chars, de blindés, de véhicules tout-terrain et de pièces d’artilleries, des dizaines d’avions de combat... Une partie considérable de cet arsenal, souligne le général Nezzar, a été cédée à l’armée égyptienne.
Lors de la sortie de son ouvrage, l’auteur a tenté de l’inscrire dans le contexte de la tension diplomatique entre l’Algérie et l’Égypte. Au nom de la défense des symboles de la révolution « attaqués par les Égyptiens » (le quotidien Liberté, 25 janvier 2010), il s’est livré à une véritable surenchère chauvine. Il a évoqué à propos de l’Égypte « un pays sur le déclin », où « il y a une minorité qui profite des richesses et une majorité qui n’a rien » (l’hebdomadaire Les débats, 27 janvier 2010), comme si le juste partage des richesses nationales pouvait distinguer l’Algérie du reste du monde. Il a révélé une surprenante méconnaissance de l’histoire en nous apprenant que « les Égyptiens n’ont jamais mené de guerre » et que « même contre l’Angleterre, ils n’ont manifesté aucune résistance » (Liberté, 25 janvier 2010).
Une postface de Bachir Medjahed tente de donner une profondeur intellectuelle à cette tentative d’inscrire Sur le front égyptien dans le contexte actuel, marqué par la dégradation des rapports diplomatiques égypto-algériens. Ce chercheur compare « l’engagement de l’Algérie aux côtés de l’Égypte » au « malheureux scénario égyptien » visant à provoquer la rupture des relations entre les deux pays (la regrettable campagne anti-algérienne de beaucoup de médias égyptiens [Ndlr. fin 2009]). Il conclut : « La parution de ce livre est salutaire pour la redéfinition des liens entre les pays arabes et, éventuellement, pour l’ouverture d’un débat portant sur des choix à faire entre des espaces géopolitiques auxquels il faudra s’arrimer. »
La proposition d’ouvrir un tel débat exprime le point de vue d’un courant réel au sein du régime et de ses élites qui préconise le relâchement volontaire des liens de l’Algérie avec le monde arabe et son intégration dans d’autres espaces (l’Euro-Méditerranée, par exemple). Ce point de vue semble fondé sur une réalité totalement fantasmée. Favorisé par l’échec du nationalisme arabe, l’isolement international qu’a vécu l’Algérie pendant les sanglantes années 1990 l’a progressivement détachée de blocs politiques au sein desquels elle était fortement impliquée (arabe, africain…). Préconiser la redéfinition « des espaces géopolitiques auxquels il faudra s’arrimer » revient, en réalité, à théoriser a posteriori un fait accompli, celui de la rupture grandissante entre le pays et ses différentes profondeurs stratégiques.
# Article paru le 17 mai 2010 sur le site Babelmed, sous le titre « Sur le front égyptien du général Khaled Nezzar ».
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1Le général Khaled Nezzar relate ces différents événements dans ses Mémoires (Alger, Chihab, 2000).
2L’ouvrage du général Saad El Dine Chazli, dont l’auteur a publié quelques extraits (p. 85 et 86, de l’édition arabe), est La traversée du canal de Suez (Alger, Société nationale d’édition et de distribution, 1983).
3La date du déclenchement de la guerre d’usure diffère selon les sources. Le général Nezzar la fait commencer en 1969. Si cela est vrai, nous ne voyons pas comment elle a pu durer « plusieurs années » (p. 27), car on s’accorde à considérer qu’elle a pris fin avec la signature d’un accord de cessez-le-feu le 8 août 1970, dans le cadre du plan américain appelé le Plan Rogers.