Série télévisée

Abdel Fattah Al-Sissi, le messie de la troisième saison d’« Al-Ikhtiyar »

Après avoir évoqué le combat de l’armée égyptienne au Sinaï et la répression des manifestations des Frères musulmans à la suite du coup d’État de 2013, le troisième volet de la série Al-Ikhtiyar raconte cette année la période du mandat du président déchu Mohamed Morsi. Une production où l’empreinte des renseignements militaires est plus que visible.

Yasser Galal dans le rôle d’Abdel Fattah Al-Sissi

C’est une image bien lisse du président Abdel Fattah Al-Sissi et du rôle qu’il a eu avant la « révolution du 30 juin » — ou le coup d’État de 2013 — que la série Al-Ikhtiyar 3 (Le Choix) dépeint. Il apparaît ainsi sous les traits d’un homme loyal et d’une grande intelligence, refusant de faire partie intégrante du régime des Frères musulmans, tout en étant un bon musulman pratiquant et patriote, un père idéal et un mari moderne. Toutefois, et malgré cette image idéaliste, le président égyptien a ressenti le besoin de justifier ce qui apparaît dans la série comme une attitude positive à l’égard du président déchu Mohamed Morsi, lors de son mandat présidentiel. En effet, lors d’un iftar1 collectif organisé le 26 avril 2022, le président a souligné la fidélité de la série aux faits, tout en précisant :

Il n’y avait ni trahison, ni complot ni duplicité. Nous étions loyaux envers Dieu et envers le pays. Je n’ai pas soutenu le président Morsi, que Dieu lui accorde Sa miséricorde, j’ai soutenu l’Égypte. Si j’avais comploté contre lui, ce serait comme si j’avais comploté contre 100 millions d’Égyptiens, et que j’aie sacrifié leurs vies et leur avenir.

Morsi, un ami du président ?

La série a en effet veillé à ne pas donner l’impression que ce qui s’est passé avait été planifié, ou que Sissi avait comploté avec l’ancien commandant en chef des forces armées, le maréchal Mohammed Hussein Tantawi, contre le président Mohamed Morsi. Au contraire, le personnage de Sissi apparaît docile, jamais avare de conseils, et même comme un ami du président… qui décèdera dans les prisons du même Sissi le 17 juin 2019. Dans un des épisodes, le maréchal et futur président dit même en s’adressant avec colère à l’homme fort des Frères musulmans Khairat Al-Chater : « Laissez le président tranquille. »

Ainsi, c’est un Sissi angélique et idéal qui est opposé à une image diabolique des Frères. Incarné par l’acteur Yasser Galal, le personnage du président est plus grand et plus musclé qu’il ne l’est en réalité. Une représentation dont le ridicule n’a pas manqué de faire l’objet de nombreuses moqueries, certains téléspectateurs allant jusqu’à présenter leurs doléances sur les réseaux sociaux à Yasser Galal au lieu du président de la République. L’amalgame entre ce dernier et son représentant à l’écran a par ailleurs fait passer la critique de la série pour un acte de trahison nationale. Mieux, la participation à Al-Ikhtiyar 3 est devenu une sorte de recrutement volontaire pour les acteurs et les actrices souhaitant prouver leur dévouement à l’État et à sa vision. Parmi eux, on trouve le jeune acteur à la carrière internationale Amir Al-Masry, héros du film britannique Limbo (2020), qui a joué le rôle d’un jeune homme désireux de changer le régime des Frères.

Des enregistrements qui mettent en cause le régime

La production d’une telle série a été très coûteuse, à un moment où l’Égypte connaît une crise financière et une inflation importantes. Le département des affaires morales des forces armées égyptiennes — en charge des médias et des centres psychologiques des forces armées — y a pris part, preuve s’il en fallait que l’œuvre a été réalisée sous le regard attentif de la présidence et du renseignement militaire. Il n’est pas étonnant dès lors que la série contienne des enregistrements vidéo réels d’entretiens entre des leaders des Frères musulmans et de hauts responsables à l’intérieur de l’État. Ces extraits soigneusement sélectionnés, montés et coupés se concentrent sur Khairat Al-Chater, devenu le bouc émissaire de tout ce qui s’est passé durant la présidence de Mohamed Morsi, désormais présenté comme « l’ami » de Sissi.

Ainsi, les auteurs font encore une fois, comme dans les deux autres volets d’Al-Ikhtiyar 3, le choix de se faire les porte-paroles du récit officiel. Ce faisant, la série finit par n’être ni une œuvre d’art ni un travail documentaire, mais simplement de la propagande politique similaire à celle des médias égyptiens, et qu’alimentent les journaux à travers des titres « accrocheurs » d’un épisode à l’autre, du style « Attendez la prochaine vidéo surprise ! ». Comme si les événements relatés dans la série avaient encore cours, ou si les gens ne connaissaient pas le point de vue du régime sur cette période.

Ironie de la situation, les soutiens de l’ancien candidat à la présidence en 2012 Abdel Moneim Aboul Foutouh, un islamiste modéré détenu depuis 2018 dans de mauvaises conditions sanitaires, ont trouvé dans ces vidéos un argument pour demander sa libération. Les extraits diffusés prouvent en effet que ce dernier n’avait pas « conspiré » avec les Frères. Au contraire, son personnage apparaît dans le troisième épisode pour mettre en garde contre la mainmise de la confrérie sur le pouvoir. Il déclare même que si cela ne tenait qu’à lui, il aurait choisi un haut responsable parmi les militaires pour être à la tête du pouvoir !

D’autres vidéos montrent les actions sanglantes de mouvements djihadistes à travers le monde, notamment pendant les échanges entre Al-Chater et Sissi, dans une tentative de montrer ce que l’Égypte serait devenue si les Frères étaient restés au pouvoir.

La désinformation ne s’arrête pas là, puisque la série a également tenté de ternir l’image de certains activistes pour en faire des agents des renseignements militaires, tandis qu’il redorait l’image de ceux qui ont vraiment collaboré avec le ministère de l’intérieur et l’ont aidé à neutraliser la contestation. Ce faisant, les auteurs d’Al-Ikhtiyar 3 tentent de donner au coup d’État des allures de révolution spontanée, « la révolution de juin », et de la faire passer pour la réalisation du fameux slogan : « le peuple veut la chute du régime », qui a pourtant vu le jour lors de la révolution de janvier 2011.

Faire la différence entre un bon musulman et un islamiste

La série tente également de mettre en scène les affrontements de la société égyptienne avec la « culture » des Frères musulmans. Ici, un employé est promu malgré son incompétence du fait de ses liens avec la confrérie, là on se concentre sur la peur des chrétiens et leur désir d’immigrer à tout prix ; dans un autre épisode encore, on évoque l’opposition affichée par le ministre de la culture aux représentations à l’Opéra du Caire. Même les ateliers de confection de vêtements féminins ne sont plus fréquentés que par des femmes voilées et endoctrinées, qui refusent de se voir rejoindre par des femmes non voilées.

Que l’idéologie de l’islam politique focalise beaucoup sur les apparences et cherche à s’imposer dans les différents aspects de la vie sociale, c’est un fait. Le problème, c’est que la série présente ces scènes avec beaucoup de mépris de classe et de stéréotypes. Le message derrière ? La nécessité de faire la distinction entre un « bon musulman » et un membre de la confrérie, entre un citoyen honorable qui « signale aux services de sécurité tout comportement suspect » et un « Frère » qui se cache derrière un voile ou une barbe, le tout entre deux prières. Une distinction soulignée par un personnage membre de Tamarrod (Soulèvement), le mouvement de contestation né en 2013 en opposition au régime des Frères musulmans : « On nous dit de ne pas contester le pouvoir des Frères musulmans parce qu’ils respectent leurs devoirs religieux. Mais nous aussi, nous prions comme eux ! »

Dans les derniers épisodes de la saison, le personnage de Sissi est de plus en plus présent. Tel un messie, il incarne le sauveur de l’Égypte, celui qui décide de publier l’ultimatum de l’armée au président Mohamed Morsi, dans le seul but d’empêcher le pays de sombrer dans la guerre civile. Sissi demande alors à son « ami » Morsi une dernière fois de se réconcilier avec l’opposition et le ministère de l’intérieur, avant qu’il ne soit trop tard.

Il est clair que le troisième volet d’Al-Ikhtiyar vise à blanchir le nom de Sissi, d’autant qu’à la fin de ce même mois du ramadan, le président a gracié plusieurs prisonniers d’opinion qui étaient détenus depuis plusieurs années sans procès. Durant le même iftar collectif où il avait convié des représentants d’ONG et quelques opposants politiques, Sissi a évoqué la possibilité d’un « dialogue national » pour la première fois depuis plusieurs années, semblant ainsi vouloir amorcer un nouveau départ. Mais au même moment où ces détenus ont été libérés, la journaliste Safa Al-Kourbigui, employée auprès de la chaîne étatique Maspero a été enlevée après avoir diffusé des vidéos où elle évoquait la crise qui touche son établissement, et les mauvaises conditions de travail de ses collègues. Et Alaa Abdel Fattah, l’un des « jeunes de la révolution », injustement condamné, maltraité dans les prisons, poursuit son deuxième mois de grève de la faim.

Finalement, le vrai fil rouge qui traverse la trame du troisième volet d’Al-Ikhtiyar n’est autre que le rôle des officiers que l’on voit tout au long du feuilleton s’éreinter à suivre et à saboter les cellules des Frères musulmans, avec l’aide de leurs collaborateurs et de leurs services. Les Frères musulmans sont présentés comme méchants et bêtes (en plus d’être antipatriotiques) qui ne se doutaient pas des manœuvres du ministère de l’intérieur bénies par l’institution militaire. En somme, c’est l’histoire d’un État « patriotique » à l’intérieur de l’État… qui a fini par faire son coup.

1NDT. Repas de rupture du jeûne pendant le ramadan.

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