Personne ne l’a vu, mais tout le monde en parle. Tel un feuilleton, les péripéties de la sortie du film Al-Molhid (« L’Athée ») tiennent en haleine la presse et les réseaux sociaux égyptiens. Il faut bien reconnaître que le parcours de cette œuvre est riche en rebondissements. Initialement prévue il y a deux ans, l’avant-première du film a connu quatre reports, le dernier en date étant intervenu à la fin du mois de juillet, sans justification claire de la part de la production.
Après de nombreux appels au boycott, l’affaire a connu un tournant judiciaire début août 2024, avec la plainte déposée par Mortada Mansour, avocat influent et proche du pouvoir, grand habitué des polémiques. « Le but de ce procès est de protéger les valeurs auxquelles nous croyons et qui font partie de notre héritage culturel et religieux », a-t-il clamé dans les colonnes d’Egypt Telegraph. En cours d’examen devant le conseil d’État, cette plainte pourrait mener au retrait de la licence de diffusion du film.
Comment expliquer ces atermoiements ? La sortie du long-métrage a pourtant été validée par l’Autorité centrale du contrôle des productions audiovisuelles ainsi que par les cheikhs d’Al-Azhar, faisait valoir son producteur Ahmed El-Sobky, dans une interview télévisée, le 7 août 2024. La réponse tient sans doute davantage à la polémique déclenchée par la thématique du film dans les milieux conservateurs qu’à une censure venue d’en haut. Du scénario au financement, le film a pu passer les différentes étapes sans encombre apparent. Le scénariste Ibrahim Issa occupe lui-même une position ambivalente dans le champ médiatique, proche du pouvoir mais aussi défenseur d’une certaine forme de laïcité.
La diffusion de la bande-annonce du long-métrage, en juillet 2024, a ainsi déclenché une soudaine levée de boucliers sur les réseaux sociaux, où beaucoup voient une œuvre favorable à l’athéisme. La société de production El-Sobky For Artistic Production, spécialisée dans les comédies familiales, a d’abord tenté de profiter de la controverse pour en faire en argument de vente, avec le slogan « le film qui fait polémique avant même sa sortie ». Mais vite dépassée par l’ampleur du scandale, elle fait profil bas depuis l’annonce du report sine die de l’avant-première.
Un scénario aligné sur le discours gouvernemental
En abordant le phénomène de l’athéisme, cette œuvre cinématographique ambitieuse assume de rouvrir un débat lancinant mais toujours explosif dans la société égyptienne. Réalisé par Mohamed El-Adl à partir d’un scénario d’Ibrahim Issa, ce film ne correspond pourtant a priori en rien aux fantasmes des religieux qui dénoncent son scénario, sans donc avoir vu le film. Le long-métrage narrerait l’histoire d’un jeune homme élevé dans la foi musulmane par un père intégriste, dont le fanatisme va le mener à douter de l’existence de Dieu. Loin de le défendre, ce film présente l’athéisme comme une réaction à l’extrémisme religieux et constitue une critique en creux de l’athéisme, non de l’islam. Tout au mieux, cette œuvre normalise la figure de l’athée dans l’espace public et enclenche, un tant soit peu, un débat sur la liberté de conscience.
Certes ambitieuse, cette œuvre épouse en fait les contours du discours gouvernemental qui prétend que l’extrémisme religieux, incarné par les Frères musulmans serait la cause de l’athéisme. Parvenu au pouvoir en 2013 après avoir renversé Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, le président Abdel Fattah Al-Sissi s’est efforcé de s’accaparer le magistère du juste-milieu religieux (Al-wassatiya), revendiqué jusqu’alors par la confrérie. Il n’a cessé de dénoncer la bigoterie et l’intolérance des Frères, tout en affichant sa piété, comme dans la série Al-Ikhtiyar, produite en 2022 avec le soutien du ministère de la Défense. Cette série brosse le portrait d’un homme plus pieux que les chefs des Frères musulmans, mais plus sage dans ses décisions.
Pour incarner le conservatisme religieux, le nouveau pouvoir a lancé dès 2014 une offensive contre l’athéisme. Atteignant des sommets de haine et de complotisme dans les propos du ministre des Affaires religieuses Mohamed Mokhtar Gomaa, qui affirma dans une interview télévisée que « les forces sionistes [promouvaient] l’athéisme et [finançaient] l’homosexualité pour fragmenter la société égyptienne », cette campagne a reçu la bénédiction des autorités religieuses musulmanes — par la voix d’Al-Azhar — aussi bien que coptes. Toujours selon le discours officiel, la seconde cause de l’athéisme serait « le détournement du discours religieux par les extrémismes et les terroristes ».
En plaçant les athées dans son collimateur, le nouveau pouvoir s’assurait, à peu de frais, le soutien des classes conservatrices qui avaient cru en la promesse de l’alternance frériste en 2012. Se déployait ainsi une « compétition » entre le nouveau régime et les Frères musulmans sur le terrain de la religion. Surtout, en présentant le « complot sioniste » et le fanatisme religieux comme seules causes de l’athéisme, ce discours passait sous silence d’autres causes inavouables, telles que la détérioration des conditions socio-économiques ou plus simplement la part de doute inhérente à la foi.
Forcés à l’exil
À l’instar du héros d’Al-Molhid, Ahmed Harkan, militant athée, a été élevé par un père très conservateur avant de se détourner de la religion musulmane. Il a quitté l’Égypte pour l’Italie, après avoir été victime d’une tentative d’assassinat en 2014. Celui qui s’est fait connaître dans les médias égyptiens pour ses propos parfois virulents explique à Orient XXI que la polémique déclenchée par le film est « le reflet du déni dont fait part la société égyptienne vis-à-vis de l’athéisme, ainsi que son intolérance, son manque de culture et d’éducation. » Selon lui, le message du film coïncide avec le discours du président :
[il] est convaincu qu’il doit instrumentaliser l’athéisme pour faire passer le message à l’opinion que l’extrémisme religieux mène à l’athéisme. Il combat de concert l’athéisme et le fanatisme religieux, qui sont selon lui les des deux faces d’un même phénomène. C’est complètement absurde.
Ahmed se permet toutefois d’espérer :
La production du film prouve que le débat sur l’athéisme s’est imposé dans le monde musulman et je pense que ce n’est qu’un début. J’espère que nous, athées arabophones, pourrons créer des œuvres qui défendent et diffusent nos idées.
À l’autre bout du monde, depuis l’Australie où il a trouvé refuge, Adam Elmasri — qui est sur le point de publier un récit autobiographique intitulé Wounded by Faith (« Blessé par la foi ») — plaide pour une approche moins frontale. Élevé dans la foi chrétienne copte, Adam s’est armé de pédagogie pour défendre sa cause. Il explique :
Plutôt que de rechercher le changement immédiat, j’adopte une approche graduelle, de dialogue. Les résultats sont plus lents, certes, mais aussi plus durables. Peu à peu, des gens qui m’étaient hostiles ont fini par comprendre mon point de vue.
Selon lui, le rapport du gouvernement égyptien à la religion est complexe : « [il] ne parle pas d’une seule et unique voix : certains en son sein soutiennent la laïcité, d’autres s’y opposent et d’autres encore s’efforcent de différencier la laïcité de l’athéisme ». Cela explique, selon Adam, les paradoxes d’une politique qui vise aussi bien le fanatisme que l’athéisme :
En période de troubles civils et d’inquiétude pour leur propre stabilité, les autorités peuvent prendre des mesures radicales et contradictoires. Les échelons supérieurs du gouvernement penchent vers la laïcité, mais en fin de compte, leur principale priorité est de conserver le soutien de l’opinion publique.
Des controverses vieilles depuis plus d’un siècle
Loin d’être récent, le débat sur l’athéisme divise la société égyptienne depuis le début du XXᵉ siècle. Sous la monarchie (jusqu’en 1952), période de relative tolérance envers l’athéisme, le mathématicien Ismaïl Adham publie le manifeste Pourquoi suis-je athée ?, ouvrage qui déclenche un débat vif mais respectueux au sein de l’élite égyptienne. « Ismaïl Adham n’a été ni arrêté ni traduit en justice ; il n’a pas subi de menaces ni d’agressions et a continué à vivre normalement, à donner des conférences, à fréquenter les cafés et les clubs et à discuter avec les gens », souligne, non sans nostalgie, l’écrivain Alaa Al-Aswany dans une tribune pour Le Monde le 20 août 2022 et intitulée « Salman Rushdie a prouvé que la plume l’emporte sur les couteaux ». « Qu’est-il arrivé aux Égyptiens ? », s’interroge-t-il.
À partir des années 1980, alors que la société est traversée par un profond regain de religiosité, les accusations d’apostasie permettent de désigner à la vindicte populaire les personnalités libérales, athées comme croyantes. En 1993, Nasr Abu Zayd, professeur d’études islamiques à l’université du Caire et tenant d’une interprétation rationaliste de l’islam, se voit refuser une promotion comme professeur titulaire. La médiatisation de ce banal refus de promotion va inciter un juriste islamiste à exiger de la justice qu’elle annule juridiquement le mariage d’Abu Zayd, une femme musulmane ne pouvant être mariée à un « apostat » dans le droit islamique. Le mariage est effectivement rompu par la Cour d’appel du Caire en 1995. Nasr Abu Zayd, qui ne s’est jamais revendiqué athée, devient alors la cible des groupes djihadistes qui lui reprochent sa prétendue apostasie ; il choisit alors lui aussi l’exil pour sa sécurité.
L’écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, subit lui aussi des accusations d’apostasie en raison du regard critique qu’il porte sur la religion dans un de ses romans, Les Fils de la Médina1. En 1994, il survit miraculeusement à une tentative d’assassinat perpétrée par deux militants islamistes. En 2001, c’est la femme de lettres et pionnière du féminisme arabe Nawal el-Saadawi, figure de la lutte contre l’excision en Égypte, qui fait face à une campagne calomnieuse. Déclarée apostate par le grand mufti, elle fuit son pays. À la croisée de nombreuses problématiques, telles que la liberté d’expression, la liberté de conscience, le réformisme religieux et bien souvent, le droit des personnes homosexuelles, la question de l’athéisme charrie donc un lourd passé, qu’Al-Molhid ouvre de nouveau.
Un statut juridique insuffisamment protecteur
Le droit islamique, partiellement institutionnalisé en Égypte, condamne fermement « l’apostasie », mais les sanctions requises varient selon les écoles d’interprétation, certaines prônant la peine de mort, d’autres se montrant moins sévères. Quant à la loi, si elle ne criminalise pas explicitement l’athéisme, elle est aisément manipulable à des fins répressives — dans un modèle similaire à celui du statut juridique de l’homosexualité en Égypte. La Constitution garantit la liberté de « croyance » — et non de « conscience » (terme lui inscrit dans la Constitution tunisienne de 2014 et qui a été perçu alors comme une reconnaissance des droits des athées) – ainsi que la liberté de pratique religieuse, laissant une marge d’interprétation au juge quant à la licéité de l’athéisme. Le Code pénal punit quant à lui le blasphème, en vertu de son article 98, fréquemment invoqué pour réprimer les discours athées. Selon le chercheur Ishak Ibrahim, spécialiste des questions de liberté religieuse au Tahrir Institute for Middle East Policy, la combinaison d’un cadre juridique insuffisamment protecteur et de l’hostilité de la société égyptienne vis-à-vis de l’athéisme place les athées égyptiens « à la limite de la mort civile ».
Le rejet de l’athéisme dépasse souvent la discrimination et la « mort civile ». Sherif Gaber, vidéaste, activiste athée et défenseur des droits LGBTQ+, incarne le cas le plus emblématique de la répression dont sont victimes les militants athées les plus médiatisés mais aussi les homosexuels. En 2013, alors étudiant, une altercation avec un professeur qui proférait des propos homophobes le place dans le collimateur des conservateurs. Ces derniers vont divulguer des publications postées par Sherif Gaber sur un groupe Facebook privé, dans lesquelles le jeune homme révélait son athéisme. Ceci lui vaut une condamnation à un an d’incarcération pour « mépris envers la religion ». Dans un premier temps, le jeune homme refuse de quitter son pays et défend ses opinions sur YouTube2, où certaines de ses vidéos atteignent trois millions de visionnements. Sur un ton parfois provocateur, il y revendique le droit de ne pas croire en Dieu et clame que « critiquer les religions est un droit humain ».
Pour échapper à la prison, il a choisi la fuite et la clandestinité : « C’est quand même ironique, j’essaie de fuir l’Égypte depuis six ans, j’ai déménagé d’un endroit à un autre 14 fois, j’ai vécu seul tout ce temps, et je ne quitte pas la maison sauf si nécessaire. Je fais tout ça parce que je ne veux pas aller en prison », déplorait-il dans une vidéo publiée en juin 2024. L’activiste y annonçait à ses soutiens, le cœur lourd, sa condamnation à cinq ans d’incarcération supplémentaires. « Honnêtement, je ne sais plus quoi faire. Je suis seul, je suis attaqué de toute part. La douleur augmente, l’étau se resserre, et je ne trouve pas d’issue. Mais c’est ainsi. Je peux tenir un peu plus longtemps », se confiait-il.
Au-delà du débat sur l’athéisme, l’affaire du film Al-Molhid ouvre un nouveau front dans le combat pour la liberté d’expression en Égypte. Face à la polémique, le réalisateur Mohamed El-Adl s’est insurgé sur son compte Facebook : « L’interdiction n’est pas la solution ! ». Tandis que le scénariste Ibrahim Issa répondait à ses détracteurs avec philosophie :
Qu’a fait Naguib Mahfouz lorsque son roman Les Fils de la Médina a été interdit ? Il a écrit un nouveau roman […] qui n’a cessé d’être lu de génération en génération, et ses mots ont été immortalisés dans les consciences. L’art est plus fort que les interdictions, les balles et même la mort. L’artiste meurt mais l’art reste.
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