Algérie. Cheb Hasni, le soliloque de l’amoureux

Il y a 26 ans, le 29 septembre 1994, le chanteur algérien Cheb Hasni était assassiné à Oran, sa ville natale, par le Groupe islamique armé (GIA), en pleine « décennie noire ». Pourquoi le « roi du raï sentimental » était-il tant aimé ? Pourquoi est-il tant écouté encore aujourd’hui ? Faisal Sahbi se souvient, et tente de répondre.

À Oran, la rumeur courait déjà depuis quelques jours. Entre le quartier de Miramar et le rond-point de Seddikia (la fin du monde à l’époque), elle prenait de l’épaisseur : Hasni ne tarderait pas à « sortir une bombe ». L’été tirait à sa fin. Les lycéens de Hammou reprenaient leurs classes ; les plagistes de Bomo et de La Grande rangeaient leurs transats et les amourettes de l’été prenaient fin, au grand dam des services postaux qui réalisaient le plus gros de leur chiffre d’affaires grâce aux appels manqués des jeunes amoureux. C’est à cette période de l’année que Hasni sortait ses plus grands succès.

Durant tout l’été, le quartier Gambetta avait bien remarqué que Hasni était triste ; il trainait son spleen tout au long de l’avenue Canastel. Il n’était plus comme avant : il lui arrivait désormais d’oublier de saluer les gamins qui prenaient la place Fontanelle comme terrain de jeu. Même derrière les vitres teintées de sa nouvelle Jeta rouge, on arrivait à entrevoir ses yeux pleins de mélancolie. On devinait les raisons de son spleen ; ça ne peut être qu’« elle » : les gens se marient pour être heureux. Hasni, lui, n’a plus gouté au bonheur depuis son mariage. Les connaisseurs étaient pourtant unanimes. Avec tous ces signes, le nouvel album s’annonçait grandiose : c’est dans les fûts de la mélancolie que se distille le génie de Hasni. Le bonheur ne lui réussit pas. Il le rend paresseux et sans inspiration.

Le premier jeudi de septembre, « le dernier Hasni » fut enfin là. Il fallait le chercher à la place d’armes, chez Disco Maghreb. Acheter cet album était devenu l’obsession de toute la ville. La nouvelle de sa sortie éclipsa même l’info de l’attentat meurtrier de la veille. Les plus veinards avaient le précieux album dès midi. Dans le marché de La Bastille, des passants demandaient : « C’est quoi le titre ? » « Tal sabri tal », ("Longue fut ma patience") répondit quelqu’un. « Il n’est pas dans son assiette, je t’avais dit », rétorqua un autre.

Une inavouable vulnérabiité

Chez Chawki, le coiffeur du chanteur dans la rue Coste, un auditoire compact et silencieux se réunit pour écouter le disque. Dès les premières notes de « Choufi halti » (« Regarde dans quel état je suis »)qui inaugurait l’album, on comprit vite le spleen de Hasni. On lui pardonna aussitôt son absence. On était bien face à un millésime, mais un millésime se savoure mieux dans le silence et la solitude, tel un plaisir solitaire ou un péché inavoué. C’était pour cette raison que l’assemblée se dispersa dès la fin de « Welitlek galbi b’âachk jdid » ("Je te reviens, mon cœur, avec un nouvel amour") qui, malgré ses notes joyeuses et ses promesses de lendemains meilleurs, n’arrivait pas à dissimuler une mélancolie profonde : Hasni souffrait, pour le plus grand bonheur de ses admirateurs. C’est égoïste, mais c’est ainsi.

On écoute Hasni seul parce qu’il arrive à exprimer cette inavouable vulnérabilité du sujet amoureux. De retour à leur caserne, après un ratissage de trois jours dans la région de Sfisef, à quelques kilomètres de Sidi Bel Abbes, de jeunes soldats se précipitèrent pour dormir et oublier l’horreur dont ils avaient été témoins. D’autres se cachèrent pour écouter la cassette de Hasni qu’ils avaient bien dissimulée entre les vêtements et les photos de famille. On devina les larmes de l’un d’entre eux, mais, par pudeur ou empathie, on n’osa pas lui demander s’il pleurait l’être aimé ou les onze enseignantes égorgées dont il éprouvait toutes les peines du monde à oublier les visages ensanglantés.

Durant plusieurs années, quand la violence et la mort tendaient à être banalisées, Hasni soutenait le discours amoureux qui sombrait dans une extraordinaire solitude. Il lui servait non seulement de support, mais aussi de langage. Dans ses chansons, l’être aimé est une promesse, une torture et un souvenir, mais jamais un but ; le Graal ultime, c’était le discours amoureux lui-même. Aimer, pour Hasni, se sublimait quasiment en un processus créatif qui engendrait une multitude de beaux discours.

À ses fans, Hasni demandait qu’ils lui écrivent des lettres pour lui raconter leurs histoires sentimentales. Ainsi, plusieurs prénoms féminins sont cités dans ses chansons. Il n’avait pas aimé toutes celles qui les avaient portés et il n’aura pas eu le temps, du haut de ses 26 ans, de les connaître toutes, mais il était la voix de tous les amoureux, et inventait une femme aux mille prénoms et presque pas de corps. Si d’ordinaire la quête de l’être aimé sert de moteur ou de motivation, pour Hasni l’amour n’avait d’autre but que lui-même.

En chantant l’amour, Hasni affrontait ce que Roland Barthes appelait « le gâchis du langage » : cette région d’affolement où il est à la fois trop et trop peu expressif par l’expansion illimitée du moi, et pauvre. D’où cette impression qu’il chantait toujours la même chose. Au fond, il énonçait par fragments plusieurs facettes du même objet : le discours amoureux par lequel le sujet en vient à annuler l’objet aimé. La quintessence du discours amoureux.

Le concert du stade du 5 juillet

Une scène, aux allures surréalistes, mais elle est pourtant bien réelle. Date : 5 juillet 1993. Lieu : Stade du 5 juillet à Alger. On peut lire, sur quelques plans furtifs, dans le tableau d’affichage du stade, qu’il est presque 7 heures… du matin. Ils furent bien des dizaines de milliers à avoir veillé toute la nuit pour voir ce jeune homme qui leur ressemblait. C’était quelques mois avant qu’il ne soit assassiné. Avec le recul, cette image acquiert toute une symbolique. C’est une mythologie des temps modernes.

Quand Cheb Hasni a été tué, quelques jours après l’assassinat de l’universitaire Abderrahmane Fardhab et quelques mois après celui d’Abdelkader Alloula (à l’époque, on n’hésita pas à faire le rapprochement : à Oran, contrairement au reste de l’Algérie, les assassinats étaient davantage ciblés), on s’est très vite demandé si son concert n’en était pas la cause. Se produire publiquement à l’époque, de surcroit sur la scène du stade du 5 juillet — qui avait été le théâtre d’une démonstration de force du Front islamique du salut (FIS) quelque temps auparavant — était non seulement un acte de bravoure, mais aussi ce qui permit son iconisation. Avec son assassinat public, le concert du 5 juillet est l’autre grande composante de la mythologie Hasni.

Cette forme mythifiée explique le retour à la mode du chanteur ces dernières années. Dans les rues d’Oran, d’Alger ou de Marseille, il n’est pas rare de voir passer des voitures d’où se dégagent des sons du chanteur. De nos jours, la sentimentalité n’est plus un tabou et Hasni lui permet de s’exprimer face à de nouvelles formes de violence symbolique : l’argent, l’intérêt, la matérialité, l’identité, le langage, etc. Dans un monde où tout s’accélère et où les biens comme les liens sont éphémères, Hasni est un refuge. Son œuvre prend la forme d’un langage sentimental. Elle permet aussi aux plus jeunes d’entrer dans un rapport nostalgique avec un temps et un monde qu’ils n’ont pas connu.

« Tout ce qu’on n’a pas pu dire »

Oran, 29 septembre 1994. Je n’oublierai jamais le jour de sa mort.

C’était un jeudi, un jour de mariage. Aziza, ma cousine avait enfin trouvé un mari, chose peu aisée à l’époque — et même de nos jours — vu sa réputation de « forte en gueule ».

Du haut de ma dizaine d’années et dans mes baskets Reebok, j’assistais, en spectateur ébahi, à l’une des scènes les plus surréalistes qu’il m’ait été donné de voir : dans un salon décoré façon kitsch, certainement comme tous les salons du quartier Petit-Lac à Oran, Aziza, la mariée, maquillée et en « robe de princesse » rouge, était entourée d’une dizaine de jeunes filles, et toutes étaient en larmes. Elles venaient d’apprendre l’assassinat de Cheb Hasni, quelques heures plus tôt et quelques kilomètres plus loin.

Elles pleurèrent une bonne heure avant de se refaire une raison et une beauté. Il fallait que la fête commence et que la vie continue. Elles se précipitèrent d’ailleurs joyeusement sur la piste de danse, quelques heures plus tard, dès qu’elles eurent reconnu les premières notes de « Chira li Nebghiha » (« La femme que j’aime »).

Dehors, un cousin montait la garde dans sa Renault 19, verte comme la couleur de sa canette, en écoutant « Tal ghyabek ya ghzali » ("Longue est ton absence, ma bien-aimée"), entre une complainte amoureuse et un discret sanglot de chagrin.

Pour des Algériens de ma génération, la mort et le sang forment le décor presque habituel du traumatisme qu’on appelle « la décennie noire ». Nous sommes nés et avons grandi dans une Algérie meurtrie où les attentats et les massacres étaient la condition ordinaire. La voix et les chansons de Hasni offraient, au milieu de cet océan de barbarie, une lueur de vie, de tendresse et d’espoir. Je reste persuadé qu’il était un rempart et sa musique un moyen de résistance et d’éducation à la sensibilité.

Pourquoi nous aimons Hasni ? Pourquoi continue-t-il à fasciner 25 ans après sa mort ? Parce qu’il révèle cette partie inavouable de nous-mêmes ; parce qu’il est le porte-voix de nos ineffables sentiments ; parce qu’il exprime, mieux que quiconque et dans la même langue que nous, tout ce qu’on n’a pas osé ou qu’on n’a pas su dire.

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