Littérature

Algérie. Mouloud Feraoun, ni collabo ni martyr

Célébré pour son œuvre, Mouloud Feraoun ne fut pas toujours encensé en Algérie comme il l’aura été ces derniers mois, en cette année marquant le soixantième anniversaire de son assassinat par l’Organisation armée secrète (OAS) à Alger le 15 mars 1962, quatre jours avant la signature des accords d’Évian.

L’œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus (…) Paradoxalement, les reproches adressés à Feraoun de son vivant sont les mêmes que certains exhibent aujourd’hui encore, comme si les outils de la critique n’avaient pas évolué depuis et comme si le contexte sociopolitique et culturel de l’Algérie était demeuré immuable1.

Par rapport à d’autres écrivains algériens de sa génération, la légitimité d’auteur national, pour ne pas dire nationaliste, de Mouloud Feraoun ne lui fut pas toujours reconnue, du moins dans les rouages des élites organiques. Sept mois après le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954, l’organe des jeunes de l’Association des Oulémas d’Algérie, Le Jeune musulman, saluait l’incarnation de « l’Algérie authentique » qu’il reconnaissait à Mohammed Dib, mais pas à Feraoun : « Au lieu de la critique de La Terre et le sang attendue, le J. M. revient une seconde fois sur La grande maison de Dib (…) puis une troisième fois (…) à propos de L’incendie du même Dib qui, à ses yeux, incarne l’Algérie authentique, Algérie de laquelle semblent exclus Feraoun et Mammeri »2.

« Entre deux chaises »

Écrivain algérien, kabyle, francophone, Mouloud Feraoun avait pour nombre de ses concitoyens un statut à part, comparé aux autres écrivains algériens francophones, à commencer par Kateb Yacine. Certains trouvaient dans ses écrits de la complaisance à l’égard de la France coloniale, d’autres le classaient comme simple écrivain ethnographe. Christiane Chaulet-Achour, spécialiste des littératures maghrébines, voit dans son œuvre une « littérature de la rectification et non de la remise en cause »3.

Lucide, généralisant sa position en englobant l’ensemble de ses confrères, et constatant l’absence de l’Algérien dans les œuvres d’Albert Camus et d’Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun écrit pour sa part : « Notre position n’est pas si paradoxale qu’on le pense. En réalité, nous ne nous trouvons pas “entre deux chaises” mais bel et bien sur la nôtre »4.

En juin 1956, le général Jean Olié, un « ami des livres » et ancien chef d’état-major particulier du général De Gaulle, répondit à ceux qui se méfiaient de l’écrivain : « Nous avons confiance en lui ». Ce qui ne lui rendit pas service : cette marque de confiance, venant d’un haut gradé de l’armée coloniale, ne fit que conforter certains nationalistes dans leur suspicion à son égard. Dans son Journal 1955-1962 (Seuil, 1962), l’écrivain commente, avec une subtilité consommée :

Tout ceci est très flatteur pour moi. Mais je crois que dans l’autre camp également, je bénéficie de la même estime, de la même confiance et aussi de la même méfiance. Je suis en équilibre sur une corde bien raide et bien mince. Disons que cette semaine, j’ai sans doute donné l’impression aux maquisards que je penche du côté français. Ils savent bien pourtant que dans ma situation je ne puis éviter ces réceptions officielles… Il me restera à décliner la prochaine invitation officielle pour rétablir un précaire équilibre (…) Car, en toute simplicité, je me refuse à être du côté du manche. Je préfère souffrir avec mes compatriotes que de les regarder souffrir ; ce n’est pas le moment de mourir en traître puisqu’on peut mourir en victime.

Francophonie positive ?

Même un esprit éclairé comme put l’être le sociologue Mostefa Lacheraf (1917-2007), futur diplomate et futur ministre de l’éducation nationale, n’avait pas hésité à pourfendre le « fils du pauvre »5 jusqu’à le soupçonner de complaisance avec le système colonial au prétexte que Feraoun faisait dans la « francophonie positive », pour ainsi dire. Étonnant de la part du défenseur du bilinguisme qu’il fut avant de cautionner l’arabisation décrétée par le pouvoir. Dans un entretien paru en 1963 dans Les Temps modernes, l’auteur de Algérie, nation et société (Maspero, 1965) se montra cependant moins sévère qu’il ne le fut avec d’autres écrivains :

Ces romans ont eu pendant longtemps une vogue, il faut bien l’avouer, objectivement pas toujours fondée. Si, techniquement parlant, ils approchaient de la perfection, ils n’étaient pas encore le reflet authentique de la société algérienne, surtout au niveau des masses laborieuses et exploitées et de peuple en général, avec ses vertus, son humanisme, sa résistance silencieuse ou déclarée à l’oppression coloniale.

« L’esprit de collaboration »

Dans son étude consacrée à Mouloud Mammeri, mais dont une bonne partie traite longuement de Mouloud Feraoun, Hend Sadi ne se prive pas de rappeler la contradiction chez Christiane Chaulet-Achour qui transparaît dans ces lignes :

Mouloud Feraoun écrivain plein de mesure et dont l’effort et l’application sont évidents, se ressent beaucoup de sa formation d’instituteur […] ce qui le dessert le plus, surtout dans son Journal, c’est la prise de conscience très inégale qui l’a animé sur le plan politique national, lui faisant friser par endroit l’esprit de collaboration et l’illusion coloniale6.

« Esprit de collaboration », carrément ! Et quelle dédaigneuse caractérisation de « l’application » chez ce « petit instituteur » s’efforçant, n’est-ce pas, à écrire comme ses « maîtres » du courant algérianiste !... Plus tard, la même critique littéraire nettoiera sa plume de toute trace d’acrimonie, lorsqu’elle signera la présentation de l’édition algérienne des Lettres à ses amis :

Découvrir un écrivain de l’autre côté du miroir est un plaisir toujours renouvelé : celui que nous procure la correspondance rassemblée par Emmanuel Roblès et les éditions du Seuil dans le volume, publié pour la première fois en 1969, Lettres à ses amis. Aujourd’hui où la communication épistolaire a tendance à disparaître, la lecture de ces lettres rappelle la saveur des mots ancrés dans un moment et un lieu précis (…) : Feraoun tisse de son « bled » des liens et des réseaux et s’il espace ses feuillets d’écriture et d’amitié il sent l’isolement l’enserrer davantage… Lettres à ses amis nous révèle une partie importante de la personnalité de Feraoun, ce montagnard kabyle fier de ses origines, cet humaniste déchiré qui appelle les gens à plus de fraternité (…).

Mais si, dans Abécédaires, Christiane Chaulet-Achour reproche à Feraoun de taire dans ses romans les événements de la guerre « dont il a connaissance puisqu’il les consigne dans son Journal », dans son introduction au même Journal 1955-1962 (ENAG éditions, 1998), elle écrit contre toute attente :

Le Journal est le texte d’un homme qui observe, meurtri et écartelé, son pays livré à la violence. Feraoun écrit lui-même qu’il est « un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise » (6 janvier 1957). »Un peuple habitué à recevoir les coups, qui continue d’encaisser mais qui est las, las, au bord du désespoir (…) Il fait pitié le peuple de chez nous et j’ai honte de ma quiétude » (9 septembre 1956) (…) L’on est bien loin de l’image positive d’une littérature de propagande ou d’autres récits de vie d’acteurs de la lutte, d’un peuple en lutte par conviction et nécessité historique »

L’« intellectuel-martyr »

Feraoun, un « collabo », un « assimilé » pour certains, un « timoré » pour d’autres. En 2007, lors d’une conférence à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou, l’écrivain-journaliste Arezki Métref répondra à ces distributeurs d’étiquettes : « Je pense que Feraoun a toujours été un homme qui réprouve la violence (…). Et, d’ailleurs, à ce titre, son assassinat par l’OAS surpasse toutes les explications quant à sa position vis-à-vis du colonialisme ».

Officiellement, peu d’honneurs lui auront été rendus durant ces dernières décennies, et même l’université algérienne aura attendu le cinquantenaire de sa mort pour lui consacrer un colloque (16-18 mars 2012). Un colloque international, certes, mais dont l’intitulé nous laisse perplexe : « Mouloud Feraoun, l’intellectuel martyr et ses compagnons ». On avait alors parlé de récupération par le régime ; ainsi, voilà notre écrivain finalement décrété martyr, au pays du million et demi d’autres martyrs de la Guerre d’indépendance. Comme si le crime de l’OAS ne l’avait pas déjà établi comme tel.

1Tahar Djaout, « Présence de Feraoun », in Tiddukkla no. 14, 1992.

2Hend Sadi, « Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique », intervention à l’Association de culture berbère, 20 septembre 2012.

3Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint, ed. Silex, 1985.

4L’anniversaire, Paris, Le Seuil, 1972.

5NDLR. Titre du premier roman de Mouloud Feraoun, publié en 1950.

6Hend Sadi, « Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique », op. cit.

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