Entretien

Algérie. Omar Azeradj, l’audace des poètes

Fidèle à son identité à la fois algérienne, berbère et arabe, Omar Azeradj, écrivain et poète se revendique de l’universel et plaide pour que le monde arabe entre dans la modernité. Rencontre avec une figure à part de la littérature algérienne.

Poète, penseur, journaliste et écrivain, Omar Azeradj est une figure de la culture arabe moderne. Il se distingue de ses pairs de la diaspora algérienne puisque contrairement à nombre d’entre eux qui ont choisi Paris pour vivre et travailler, il réside à Londres depuis 1986. D’expression arabophone (il écrit aussi en langue anglaise), cet homme de gauche a fondé en 2019 à Londres la revue littéraire Mouthakafat (littéralement « Cultivées ») dont l’objectif est de véhiculer différentes cultures, et de contribuer à l’enrichissement de la culture arabe en créant des ponts intellectuels et littéraires avec d’autres cultures, notamment occidentales. À l’origine, il souhaitait que cette publication naisse en Algérie, mais, explique-t-il, « les autorités ont refusé de donner leur aval ». Pour Azraj, le but de cette revue, qui en est à son deuxième numéro, est « de vaincre l’aliénation intellectuelle et culturelle [qui sévit dans le monde arabe] et de s’ouvrir aux cultures étrangères et à leurs formes d’expression les plus sophistiquées pour tenter de les présenter au lecteur dans nos pays ou à nos immigrés des différentes diasporas ».

C’est dans les années 1970 qu’Omar Azeradj s’était fait connaître avec une poésie qui lui valut des déboires avec le régime, à l’image de son poème pamphlet « Parti unique » dans lequel il fustigeait le Front de libération nationale (FLN) par ces vers : « Oh Parti unique, secoue-toi, démultiplie-toi ou laisse-toi mourir. » Contributeur régulier de The Arab Weekly, il a récemment regretté que le monde arabe demeure hermétique à la littérature et à la poésie du continent africain. Il est très peu connu en France, ses œuvres n’étant pas disponibles en langue française1, Omar Azeradj a publié en septembre 2019 Yawmiyatt El-Hirak, Journal du Hirak. Vers la libération de l’Algérie du régime dictatorial ») aux éditions El Khyal.

Le mouvement lent de la pensée

Boualem Ramdani. — Comment peut-on être à la fois poète, penseur, écrivain, mais aussi journaliste ? Cette profession est chronophage, mais cela ne vous a pas empêché d’écrire un nombre important d’ouvrages.

Omar Azeradj. — Je ne suis pas journaliste au sens propre du terme. Je me suis introduit dans le monde de la presse en endossant les habits du poète et du critique littéraire. Quant au titre de penseur, c’est un lourd fardeau que vous et certains de mes lecteurs m’attribuez. Certes, ces dernières années, je suis plus enclin à privilégier le mouvement lent de la pensée plutôt qu’à être dans la production effrénée de poèmes. Je peux écrire avec avidité, mais j’ai tout autant d’appétit à lire. En trente-cinq ans de vie au Royaume-Uni, j’ai peu à peu privilégié la contemplation et la réflexion. J’ai souvent collaboré avec la presse, mais, le plus souvent, je le fais depuis chez moi en publiant des commentaires littéraires, politiques ou sur les idées. J’ai forgé mon expertise intellectuelle en suivant des études au Royaume-Uni. J’ai respectivement étudié la critique culturelle à l’université de Londres-Est, la philosophie à l’université du Sussex ainsi que la psychanalyse freudienne et ses développements, au sens de Jacques Lacan et Melanie Klein au Freud Institute de Londres. Tout cela m’a permis de remodeler ma pensée et ma poésie.

B. R.Quand et comment êtes-vous devenu poète ?

O. A. — Le poète naît lorsqu’il s’identifie à l’intelligence de la nature et qu’il entre alors en conflit avec la culture dominante et les formes d’expression qu’elle impose. J’ai commencé à écrire de la poésie il y a cinquante ans. Je vivais alors dans le village de Tizi Rached dans la wilaya de Tizi Ouzou (Kabylie, centre de l’Algérie). Ma mère était une poétesse. Je me souviens qu’elle déclamait sa poésie orale d’un chant doux les soirs d’hiver. Qu’est-ce qui a fait que je suis devenu poète ? Il est possible que cela vienne du fait que j’ai toujours cherché à être émerveillé par la vie et ses surprises et par les souffles qu’engendre la lumière du soleil quand elle arrive sur terre. On devient aussi poète quand on se demande où l’être humain va après sa mort.

B. R.Le grand poète libanais Salah Stétié m’avait dit que « la mémoire est la référence pour tout grand poète ». Qu’en pensez-vous ?

O. A. — Stétié s’appuyait sans aucun doute sur sa propre expérience. Son propos rappelle celui de Gaston Bachelard qui disait lui aussi que la mémoire est la référence de la poésie. Je ne pense pas que Stétié faisait référence à la mémoire qui renferme nos souvenirs ou nos perceptions des personnes ou des choses. Je pense plutôt qu’il évoquait le rapport de l’homme à l’histoire et à ses transformations. La mémoire ici n’est pas seulement ce dont nous nous souvenons, mais aussi ce que les civilisations, les histoires et la créativité des différentes générations et cultures nous rappellent. En ce sens, la mémoire en tant que recueil d’expériences humaines est la référence du poète, et en même temps, c’est ce qui l’empêche de s’en tenir à sa mémoire personnelle. Le poète Thomas Stearns Elliot affirme que tout le monde est poète avant l’âge de 30 ans, mais que quiconque veut être poète après cet âge se doit d’avoir un sens de l’histoire. Lorsque nous nous immergeons dans cette dernière, nous acquérons la mémoire collective globale qui relie les âges et qui crée le lien entre tous ceux qui sont passés et ont vécu sur terre. En ce moment, je suis dans une phase de réflexion sur le thème suivant : d’où suis-je venu ? Qui étaient mes ancêtres il y a des milliers d’années, où vivaient-ils et comment étaient leurs vies ? Comment et qui ont-ils aimé et comment sont-ils morts ? Ce souvenir que je ne connais pas est celui que je recherche et que je ne trouverai peut-être jamais. Par conséquent, la poésie est en partie une recherche de ce qui est perdu à jamais.

« Celui qui a une histoire s’en nourrit »

B. R.L’écrivain algérien Tahar Ouettar expliquait qu’il fut un temps où, dans sa jeunesse, la langue arabe comme la modernité lui était étrangère. Comme vous, c’était un homme de gauche et un Amazigh qui écrivait en langue arabe.

O. A. — Je ne pense pas que la langue arabe me soit étrangère, c’est plutôt moi qui lui suis étranger. À vrai dire, je ne comprends plus les sens de mots « amazigh » ou « berbère ». Il me suffit d’être un être humain. L’apprentissage de la langue arabe m’a ouvert à de nombreux mondes et à de multiples identités. Le poète ne recherche pas une seule identité, mais il est au carrefour de plusieurs d’entre elles. Chaque fois qu’il sera réduit à une seule, il se rebellera et se multipliera. J’aime beaucoup l’expression du penseur et pédagogue brésilien Paulo Freire qui parle de « pensée transgressive », celle qui transcende toujours son espace immédiat pour en découvrir d’autres. Je suggère à mon tour l’expression d’« identité transitive » qui ne cesse de se transcender. Il ne fait aucun doute qu’en plongeant dans la vie et les identités des autres, nous réalisons également notre distinction.

Le poète ne s’enferme pas dans une seule langue. J’ai lu beaucoup de poésie française, allemande, russe, arabe, latino-américaine et italienne. Il ne fait aucun doute que j’admire beaucoup de poètes, et tous ont contribué de diverses manières à élargir les chemins de l’art poétique qu’ils ont parcourus, laissant des marges et d’autres chemins à ceux qui veulent marcher avec eux, près d’eux, ou loin de leurs pas. On dit que « celui qui a une histoire s’en nourrit » et je cherche à construire une histoire qui ne soit pas faite sans l’influence des autres.

B. R.Quelles sont vos relations avec l’Algérie ?

O. A. — J’ai quitté ce pays du fait des pressions. Je m’y sentais à l’étroit. J’ai aussi été victime d’une tentative d’assassinat que certains journalistes algériens dénués de conscience nient, même s’ils n’étaient pas présents sur les lieux. J’ai eu aussi des démêlés avec les autorités à cause d’un poème que j’ai intitulé « Retour à Tizi Rached ». C’est un témoignage du despotisme qui règne en Algérie et du retard pris par ce pays depuis plus de trois décennies.

B. R.Vous vivez à Londres qui est aussi une ville où l’on croise nombre d’Arabes, qu’ils soient ou non exilés. Vous êtes aussi une figure reconnue de la poésie arabe, ce qui vous a permis de voyager dans tout le monde arabe. Quel regard portez-vous sur cette région ?

O. A. — Ma vision à ce sujet est en constante évolution. Le monde arabe n’est pas monolithique, mais multiethnique et multilingue. Je crois que cette appellation est une désignation impériale et non culturelle ou ethnique. C’est pourquoi nous devons nous en méfier. Le monde arabe est une somme de civilisations, de cultures, de langues et de compétences. C’est ce qui peut lui faire produire sa propre modernité et lui permettre d’interagir intelligemment avec d’autres modernités. Mais il y a en lui des legs qui vont à l’encontre de cela. Quant au monde islamique, c’est aussi la désignation d’un empire au nom de la religion et de sa dimension de civilisation complexe, qui n’est certes pas monolithique.

Le courage de penser

B. R.Vous qui revendiquez votre modernité, pensez-vous justement qu’elle soit accessible au monde arabe ?

O. A. — Je comprends la modernité comme synonyme des Lumières, dont Emmanuel Kant a dit que c’était le courage de penser loin de la tutelle ou de l’autorité. Quant à la « modernité » en tant que concept euro-occidental, elle fait référence aux formes de vie sociale, ou d’organisation sociale qui ont émergé en Europe vers le XVIIe siècle, selon les mots du penseur britannique Anthony Giddens2. Mais il ne faut pas non plus oublier que les dimensions institutionnelles de la modernité ne sont pas séparées ou déconnectées du capitalisme, de l’accumulation du capital et de l’industrialisation en tant que transformation de la nature, du pouvoir militaire et de la censure sous toutes ses formes. Dans cette compréhension, la modernité correspond-elle aux Lumières ou va-t-elle à leur encontre ? Il est nécessaire d’ouvrir la discussion autour de cette thèse afin de comprendre pourquoi une faction de la composante islamique craint la modernité et ses conséquences.

B. R.La gauche arabe semble aujourd’hui incapable de porter secours à la Palestine…

O. A. — C’est une question dramatique, et mes écrits à ce sujet sont abondants et caractérisés à la fois par la sympathie à l’égard des Palestiniens et la critique de la situation qui leur est faite, notamment sur le plan humanitaire. Les Palestiniens ont le droit d’avoir un État dans lequel ils pourront vivre dans la sécurité et la prospérité. Cette question ne relève pas de la lutte des classes, car cette dernière suppose des parties en conflit sur les moyens de production, la production et les relations de production. En Cisjordanie, le territoire palestinien est colonisé, et la diaspora palestinienne est déracinée de sa terre (qui est la base des moyens de production selon la théorie marxiste et sa littérature). Quant aux Palestiniens de Gaza, ils vivent d’aumônes et d’aides et sont toujours encerclés comme s’ils étaient dans des cages. Les Palestiniens à l’intérieur de la Ligne verte, c’est-à-dire à l’intérieur d’Israël, ne font pas partie de l’autorité dominante qui supervise la nature de production, détermine les moyens de production ou décide de la qualité des relations de production. Par conséquent, j’exclus le concept de lutte des classes dans le conflit israélo-palestinien. Quant à la responsabilité de la gauche sur le tragique sort palestinien, je ne sais pas si vous parlez de la gauche palestinienne, de la gauche arabe, de la gauche islamique ou de la gauche dans le reste du monde. Je crois que la tragédie palestinienne est ce qui crée la tristesse et la misère de la conscience dans la civilisation capitaliste contemporaine.

1L’un de ses poèmes est traduit dans La Poésie algérienne : petite anthologie, éditions Mango Jeunesse, Album Dada, 2003.

2Auteur britannique et parrain de la « troisième voie » en politique.

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