Amer Nasser à Gaza. Derniers signaux de vie

Avec Gaza : Signal of life, présenté à la galerie Ithaque à Paris, le photographe gazaoui nous fait traverser une multitude de murs et d’espaces, déployant l’horizon mélancolique du monde qui nous atteint.

L'image représente un espace ouvert où de nombreux sacs blancs sont disposés en lignes. Ces sacs semblent être remplis de quelque chose, et le sol est constitué de pavés. En arrière-plan, on peut voir un bâtiment à plusieurs étages avec des balcons. Des vêtements sont suspendus à l'extérieur des balcons, suggérant une utilisation résidentielle de cet espace. La lumière du soleil éclaire la scène, créant un contraste entre les sacs blancs et l'environnement.
Amer Nasser, Gaza Military Parade (Parade militaire à Gaza), 2024
Toutes les photographies sont de Amer Nasser. Avec l’aimable autorisation de la galerie Ithaque.

Quelques dizaines de personnes se tenaient entre les murs de la galerie Ithaque tapissés de photographies prises récemment à Gaza. La soirée de vernissage de l’exposition, à la mi-décembre, ressemblait à d’autres, mais une fébrilité inhabituelle régnait dans cet espace saturé. Les photographies ? L’inquiétude du public ? Le climat général quelques jours à peine après le basculement de la Syrie ? Images, yeux, corps, états d’âme de toutes sortes se télescopaient dans un écho incertain, une chimère. On était à Paris et à Gaza, libres et claustrés, ouverts et enfermés, heureux d’être là, mais basculant dans une nuit insondable. Qui n’a pas vu jusqu’à la nausée les images gazaouies de cette dernière année ? Qui n’a pas senti leur violence insensée ? Là, dans le cadre d’un vernissage, collées au mur, jets d’encre couleur sans cadre, les photographies disposées en damier excitaient les neurones bizarrement, par morsures infimes.

Pour l’occasion, Amer Nasser transmettait un message par WhatsApp. Voix douce, posée, proche : « Journée bénie, dit-il, j’ai reçu ce matin un colis alimentaire, avec un demi-kilo de sucre, notre dopamine. » Tout le monde écoute et, peut-être pour l’émotion ou un effarement inconnu, le discours semble parasité, alors que la voix d’Amer Nasser déroule un son clair, opalin. « Avec tout ce qui nous arrive, dit-il, il y a toujours à Gaza des signaux de vie et (mon exposition) témoigne d’actions humaines infinies dans les conditions les plus déshumanisantes qui soient, juste pour survivre. » 

Cinéaste et photographe palestinien né en 1991 à Gaza, Amer Nasser a produit et réalisé des films sur la vie des Palestiniens de Gaza. Il a été producteur pour la chaîne de l’Unrwa, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient. Aujourd’hui, il vit dans le nord de Gaza, la partie la plus ravagée par l’armée israélienne, parce que tout indique qu’elle est vouée à être annexée au territoire israélien. Tant de questions surgissent alors : que va-t-il advenir ces prochains jours d’Amer Nasser ? Et ces millions de tonnes de ruines, à quel oubli sont-elles vouées, dans quels cauchemars et quels rêves vont-elles échouer à l’avenir ?

« Tous les chemins mènent à la destruction »

Parmi les photographies accrochées au mur, on voit une scène un peu différente des autres parce que les masses de décombres ne saturent pas le cadre. Il y a là une petite fille souriante embrassant une chienne blanche. Lumineux les yeux de l’enfant, brumeux et lointains ceux de l’animal dont la silhouette au centre de l’image propage une lumière immaculée, laiteuse, on dirait généreuse, nonobstant la blessure écarlate sur son dos. Deux paires d’yeux parfaitement alignées sur une même verticale, à égale distance d’une petite paire de mains étreignant le cou de l’animal, ainsi que d’une paire d’oreilles blanches dressées, alertement. Ces deux têtes, si parfaitement et naturellement ramassées, ce petit rectangle occupant une portion congrue du cadre, traversent l’espace de la manière la plus étonnante et sauvage, pour signifier précisément, ce que de l’autre côté des check-points on a oublié : la force et l’entrain de vivre dans les pires conditions. De l’autre côté, on est fort, comblé, mais toujours tapi dans la plainte du malheur.

L'image montre un jeune enfant avec des cheveux bouclés, qui se tient près d'un chien de couleur blanche. L'enfant semble heureux et souriant, enlaçant le chien. En arrière-plan, il y a un mur fait de tapis ou de tissus multicolores qui servent de toile de fond. L'ambiance générale est chaleureuse et affectueuse, mettant en valeur le lien entre l'enfant et le chien.
Amer Nasser, The Face of Innocence - The Tent Zone (Le visage de l’innocence - La zone des tentes), Nord de Gaza, 2023

Il y a aussi une autre photographie, All roads lead to destruction in Gaza (Tous les chemins mènent à la destruction à Gaza) une avenue en ruine, qui rappelle d’autres, Alep, Hiroshima, Dresde et Berlin, Verdun… Quelques légendes accolées aux images recourent au grotesque ou à la farce, telle Samples of Interior Designs for the Israeli Army in Gaza (Modèle de design intérieur pour l’armée israélienne à Gaza), ou bien Gaza Military Parade (Parade militaire à Gaza), montrant des sacs de farine situés à l’intérieur d’une école pour personnes déplacées. Elles nous rappellent que la dérision jusqu’à la caricature surgit dans les situations les plus tragiques, pour nous sauver. « Ces ruines avec des couleurs vives, me glisse une amie, produisent un effet déconcertant. » La photographie est souvent embarrassante, poisseuse même, en ceci qu’elle tente de donner forme et raison à ce qui est aberrant, sinon insaisissable. Doit-on la remercier ou lui en tenir rigueur ?

L'image montre un paysage de destruction. Au centre, une route en terre mène à travers des bâtiments effondrés et des débris, témoignant d'une grande dévastation. Quelques personnes marchent au loin, semblant solitaires dans cet environnement désolé. Le ciel est nuageux, ajoutant une atmosphère sombre à la scène. Les ruines des structures et le manque de végétation évoquent un lieu de conflit ou de catastrophe.
Amer Nasser, All Roads Lead to Destruction in Gaza (Tous les chemins mènent à la destruction à Gaza), Nord de Gaza, 2023

Que dire de ces amas déchiquetés, ces bouillies minérales, saisis par un smartphone, transmis à l’aide d’une longue perche, tenue à bout de bras, pour capter un brin de réseau ? Toutes ces photographies transmises à Paris via internet, pour être tirées à des milliers de kilomètres du chaos qui les a vues naître. Qu’il est difficile de séparer ces images des actes qui les suscitent. Que c’est un bloc quasiment insaisissable, produit par des agrégats de béton ignobles, un paquet de signes déments et amoureux, nourris d’une rare énergie, qui traverse l’espace, le cosmos, à la vitesse de la lumière ? Qu’elles sont emplies d’une mélancolie envahissante sur la décomposition du monde dont nous savons qu’elle est notre horizon, le destin choisi par les dirigeants politiques actuels pour rester dans l’histoire ? Que cet accrochage est une folie auréolée, transfigurée, faite pour se préserver d’une démence assassine ? Doit-on avoir honte, face à ces images, d’être encore à l’abri, ou d’être fait de la même chair que les bourreaux ? Il faut écouter Amer Nasser : où que vous soyez, donnez des signes de vie, d’attachement profond…

« Une tentative de se souvenir »

Il lui arrive, à Amer Nasser d’être habité par une juste mélancolie, comme dans le communiqué de l’exposition :  

 Depuis octobre 2023, muni de ce qu’il me reste de la guerre à Gaza — ma caméra — je suis à la recherche des derniers signaux de vie, que j’envoie au monde, tant bien que mal, afin qu’un jour, peut-être, quelqu’un puisse témoigner qu’il existait de la vie sur Gaza [...] Ma caméra capture la mort de l’instant, mais aussi la vie qui prend le dessus. Chaque image témoigne de moments instantanés, des efforts pour (sur)vivre, pour continuer son chemin, pour inventer des moyens alternatifs d’échapper à la mort. C’est une tentative de se souvenir, quand bien même l’oubli était une bénédiction dans la vie passée. 

L'image montre une vue à travers une ouverture dans un mur, probablement d'un bâtiment abandonné ou en ruines. Au premier plan, on remarque un long objet métallique posé sur le rebord de la fenêtre. La scène révèle des bâtiments voisins, certains intacts, d'autres en mauvais état, avec des signes visibles de dégradation. Les murs sont couverts de graffitis et d'écritures, ajoutant une touche de couleur et d'expression à l'environnement urbain. La lumière du matin éclaire la scène, créant une atmosphère mélancolique.
Amer Nasser, Gaza : Signal of Life (Gaza : signal de vie), Nord de Gaza, 2023

Oublier les films documentaires et de fictions, les projections aux festivals de cinéma de Dubaï ou d’Alexandrie, les programmations à l’Institut du monde arabe à Paris, les projets de film avec ses frères Arab & Tarzan Nasser, dont il scénarise le prochain film, Once Upon a Time in Gaza (2025) ? Pas question pour le moment.

Il lui arrive, à Amer Nasser, de gémir. Il y a quelques mois dans le journal suisse Le Courrier, il témoignait :

Je pense que si j’étais un peintre et que je commençais à travailler sur une œuvre depuis le 7 octobre, avec une mer, un ciel et un oiseau volant au milieu, elle ne serait pas terminée à ce jour […] De nombreuses sociétés de production ont perdu leur matériel, brûlé par l’armée. Ceux qui travaillent dans l’art sont maintenant à la recherche de colis alimentaires et font la queue pour obtenir de la nourriture et de l’eau, sans avoir le temps de s’adonner à des scènes artistiques. Ils n’ont pas le temps parce qu’ils ont des enfants et des familles qui les attendent1.

Soupire Amer, si ta vie le demande, ta voix nous habite !

1Amer Nasser, «  Faire entendre notre voix au monde  », Le Courrier, 19 juillet 2024.

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