Pendant la longue période de l’après-guerre libanaise, des accords de Taëf en 1989 jusqu’à la mort de Rafic Hariri en 2005, le Liban a généralement été considéré comme un protectorat syro-saoudien. La stabilité du pays dépend de l’entente entre les Saoudiens et les Syriens, qui s’incarne en la personne de Hariri. Depuis, l’idée demeure que rien ne peut se faire au Liban sans un accord minimal entre Riyad d’un côté et Damas et Téhéran de l’autre. Le discours médiatique libanais, malgré une notable liberté de ton, était ainsi largement contraint par le respect dû aux « protecteurs » syriens et saoudiens.
Si la parole contre la Syrie s’est libérée après le meurtre de Hariri1, puis contre le Hezbollah après la guerre de 20062, les accusations directes contre l’Arabie saoudite dans les médias et par les groupes politiques libanais demeuraient prudentes et implicites pour des raisons juridiques évidentes, mais aussi pour des raisons politiques : les acteurs syriens et iraniens ont toujours tablé sur des possibilités de rapprochement avec le royaume. Ce qui n’exclut pas des raisons matérielles : les bakchichs saoudiens représentent une part importante de l’économie politico-médiatique libanaise.
L’une des conséquences des attaques du 19 novembre est la tombée de ce tabou, comme le signale la revue de presse Mediarama :
Au lendemain du double attentat suicide contre l’ambassade d’Iran à Beyrouth, une partie de la presse libanaise pointe du doigt l’Arabie saoudite.
Depuis la reprise en main de la question syrienne par l’Arabie saoudite, des textes explicitement accusateurs étaient apparus. Ainsi, il y a moins d’une semaine, Ibrahim al-Amine faisait son éditorial dans Al-Akhbar (quotidien socialement progressiste et proche du Hezbollah) contre Bandar bin Sultan, le chef des services de renseignement saoudiens3 en des termes très durs : « le Royaume fou », « les dingues qui dirigent le royaume », « [Bandar] est un homme sans âme ni conscience » :
La folie du royaume saoudien atteint son paroxysme et il est remarquable qu’il y ait des partis libanais plus que disposés à le suivre, en aidant Bandar et sa bande à ravager le Liban et la Syrie dans les prochains mois, voire pour les prochaines années.
Le lundi 18 novembre, Nasser Sharara annonçait dans le Akhbar4 « la décision [de l’Arabie saoudite] de déclencher un vaste affrontement avec l’Iran dans toute la région ». C’est dans ce climat de défiance qu’est survenue l’attaque. Le jour même, c’est dans Le Figaro que Georges Malbrunot publie les premières accusations :
Minutieusement préparé, le double attentat suicide (...) marque une nouvelle escalade dans la guerre secrète meurtrière que se livrent l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite, avec pour toile de fond le conflit syrien. L’aide logistique que Téhéran et son allié libanais du Hezbollah apportent à Bachar al-Assad est insupportable à Riyad. Surtout depuis qu’en juin dernier le régime de Damas, fortement épaulé par les combattants du Hezbollah, a repris aux rebelles la ville stratégique d’al-Qusayr (...). Un franchissement de « ligne rouge » que l’Arabie saoudite s’est juré de faire oublier.
Les articles de Georges Malbrunot sont souvent interprétés comme le signe que, dans les services diplomatiques et du renseignement français, certains ont besoin de faire savoir par voie de presse qu’ils ne partagent pas les opinions officielles du quai d’Orsay. Pour autant, accuser l’Arabie saoudite, dont on a récemment rappelé l’influence sur la diplomatie française, d’être derrière un attentat terroriste n’est pas anodin.
Toujours sur le site du Figaro, Sibylle Rizk cite Michel Naufal, directeur de la Revue d’études palestiniennes à Beyrouth :
Les préparatifs de (...) Genève 2 et les chances de succès des négociations entre Téhéran et Washington sur le nucléaire iranien font des mécontents dans l’axe régional emmené par l’Arabie saoudite dans lequel opèrent ces groupes djihadistes. Cet attentat participe clairement d’une tentative d’enrayer un processus qui ne les satisfait pas.
Elle conclut :
Si le Liban est habitué à être la « boîte à lettres » des messages souvent sanglants que s’adressent les diverses puissances régionales (...) ce mode opératoire est perçu par la population, impuissante, comme la concrétisation du scénario du pire, celui de l’« irakisation » du Liban.
Dans Libération, Thomas Abgrall5 donne la parole à un certain Ali, chauffeur de taxi :
Demandez à ce chien de Bandar bin Sultan pourquoi il a fait ça. Il ne fait que servir les intérêts d’Israël.
De manière implicite, le correspondant de RFI Paul Khalifeh6 explique que « seul un accord entre Riyad et Téhéran peut préserver la stabilité. »
Russia Today publie l’interview de Kevork Elmassian (analyste pour la chaîne irakienne Al Etejah TV)7 :
C’est un acte de guerre (...), c’est la première fois que les Saoudiens franchissent la ligne (...). Qui a perpétré ces attaques ? Des groupes liés à Al-Qaida : leur émir est Bandar « bin-Satan » en Arabie saoudite.
On n’est pas obligé de prendre cette explication pour argent comptant, mais elle est intéressante ici car elle passe, le jour de l’attentat, sur Russia Today.
Au Liban, dans le quotidien de gauche Al-Safir, un article fait le tour de ce qui se dit sur les réseaux sociaux8 et dans son éditorial9 souligne que l’Arabie saoudite n’avait pas encore publié de condamnation officielle. Mais c’est dans Al-Akhbar que l’on trouve le texte le plus explicite, sous la plume d’Ibrahim al-Amine10 :
La plupart des gens s’attendaient à ce que l’Arabie saoudite aille très loin dans sa mission de détruire la Syrie, l’Irak et le Liban, mais peu s’attendaient à ce qu’elle place si rapidement la confrontation à un nouveau niveau (...). La famille royale saoudienne a décidé de commettre un suicide politique.
Ce qui est remarquable ici, c’est que la culpabilité de l’Arabie saoudite est présentée sur le ton de l’évidence. Le niveau de défiance envers le royaume, pour une large partie de la population libanaise, a atteint des niveaux qui autorisent désormais des accusations directes.
En revanche, du côté des responsables iraniens et du Hezbollah, les dénonciations sont nettement plus floues. Pour la porte-parole du ministère des affaires étrangères Marzieh Afkham11
L’acte terroriste perpétré devant l’ambassade iranienne est un crime inhumain et haineux des sionistes et de leurs mercenaires.
Le chef du groupe parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, va dans le même sens12. Mercredi, le président iranien Hassan Rohani évoque les attentats, et sa déclaration reste implicite13 :
Des régimes qui ne peuvent délivrer leurs messages par d’autres moyens, et qui ne parviennent à se faire écouter par personne, cherchent à se faire entendre par le terrorisme, la violence et la peur.
Certes, l’Iran et le Hezbollah ne se contentent pas d’accuser Israël, comme c’est généralement résumé : ils accusent aussi « ses mercenaires », « des puissances régionales » et les « groupes takfiristes ». On peut considérer qu’ils dénoncent ainsi le rôle de l’Arabie saoudite. Mais la différence entre ces déclarations et l’éditorial d’Al-Amine est notable. Le professeur de science politique As‘ad Abu Khalil propose l’explication suivante14 :
La guerre se rapproche, mais il y a un problème : l’Arabie saoudite et ses agents en Syrie et au Liban la souhaitent ardemment ; mais de l’autre côté, c’est plus compliqué : le régime syrien souhaite que la guerre s’étende au Liban, mais l’Iran et le Hezbollah ne le veulent pas – bien que, dans la base populaire du Hezbollah, il y ait une forte volonté d’en découdre. Le fait que l’Iran accuse officiellement Israël indique qu’elle ne souhaite toujours pas l’escalade face à l’Iran et veut éviter une confrontation directe. (...) Les politiques idiotes suivies par l’Iran et le Hezbollah ne sont pas claires : ils sont près à aller jusqu’au bout contre les agents de l’Arabie saoudite en Syrie, mais pas contre l’Arabie saoudite directement ou contre ses agents au Liban. L’attentat devrait être lu comme une invitation des services de renseignement saoudiens adressée à l’Iran et au Hezbollah pour une confrontation directe au Liban, qui saperait l’énergie et la force du Hezbollah, ce qui conforterait Israël.
L’émergence d’accusations aussi explicites à l’encontre de l’Arabie saoudite dans les médias français, internationaux et libanais est nouvelle et surprenante. La France prétend toujours jouer un rôle de première importance au Liban, justifiant ses ingérences permanentes par sa proximité et sa connaissance du pays. Il faudrait cependant que le gouvernement Ayrault considère l’aspect très embarrassant de son alignement avec la diplomatie saoudienne, alors qu’une très large partie de la population libanaise pense que le royaume fait sauter des ambassades dans sa capitale.
Une chose est certaine : la classe politique libanaise n’éteindra aucun incendie et n’évitera aucune escalade. Chacun est trop occupé à recalculer son propre positionnement politique par rapport aux rivalités supposées entre grandes puissances.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Alain Gresh, « Les vieux parrains du nouveau Liban », Le Monde diplomatique, juin 2005.
2Nidal Aboulayal, « Au Liban, ce que dévoilent les câbles de Wikileaks », Nouvelles d’Orient, juin 2013.
3Ibrahim al-Amine, « Le Royaume fou : l’Arabie saoudite fait monter les enchères, Al-Akhbar, 15 novembre 2013.
4Nasser Sharara, « السعودية بحثت مع سليمان التجديد بدل التمديد », Al-AKhbar, 18 novembre 2013.
5Thomas Abgrall, « Attentat à Beyrouth : “S’ils veulent du sang, nous pouvons leur en donner” », Libération, 19 novembre 2013.
6« Attentat au Liban : la crainte d’une contagion du conflit syrien », RFI, 20 novembre 2013.
7« Beirut bombings are ‘a clear message by Saudi Arabia’ », Russia Today, 19 novembre 2013.
8Joey Salim, « “غزوة السفارة” إليسا وفيصل القاسم », As-Safir, 20 novembre 2013.
9« الانتحاريون » يضربون في بيروت : 170 ضحية, As-Asfir, 20 novembre 2013.
10Ibrahim al-Amine, « Un cadeau royal à l’Iran », 20 novembre 2013. Traduit le même jour dans la version anglaise du quotidien.
11« Attentats à Beyrouth : au moins 23 morts », France Inter, 19 novembre 2013.
12« Condamnations générales contre les attentats de Beyrouth, l’Iran accuse Israël », Al Manar, 19 novembre.
13« Rouhani au sujet des attentats de Beyrouth… », Naharnet, 20 novembre 2013.
14As‘ad AbuKhalil, « Explosion à Beyrouth », The Angry Arab New Service, 19 novembre 2013.