Il fut un temps où les juifs étaient des Égyptiens comme les autres. Installés depuis des générations dans le pays, ils étaient présents dans toutes les couches de la société, des plus pauvres aux plus riches, en passant par les ministères régaliens, le Parlement, les commerces, les banques, la culture (ce sont deux familles juives qui ont développé le cinéma égyptien qui deviendra le plus florissant du monde arabe), la lutte contre les injustices et contre les inégalités. Les juifs ont ainsi contribué à construire l’Égypte moderne. Cette histoire, Amir Ramses, un Égyptien de 34 ans, a tenu à la raconter. On croise dans son documentaire de 95 minutes des personnages qui partagent un même attachement profond pour le pays et qui en gardent, dans l’exil, une forte nostalgie.
Pendant des décennies, l’Égypte a été une terre d’accueil pour des juifs persécutés en Europe qui voulaient fuir l’extermination. Tous racontent une enfance paisible et heureuse, avec leurs « frères et amis » musulmans et coptes. À cette époque, il était impossible de les différencier de leurs compatriotes des autres confessions.
Les problèmes commencent en 1935 avec les tensions croissantes en Palestine, puis surtout avec la « guerre de Suez » de 1956 durant laquelle Israël, aidée par la France et le Royaume-Uni, attaque l’Égypte. Les juifs sont dès lors considérés comme un élément à part de la nation égyptienne : Israël, en guerre avec l’Égypte, se veut la patrie de tous les juifs. La plupart des juifs égyptiens combattent pourtant le sionisme. Ruth Papert (Browning), à qui le film est dédié, était « allergique à l’idée même d’Israël ». Elle n’était pas la seule. Henri Curiel — une personnalité incontournable de l’Histoire récente de l’Égypte et du communisme — récupéra le plan d’invasion français de l’Égypte en 1956. Il chargea la militante communiste Joyce Blau de le remettre à un officier, Tharwat Okasha, qui le transmit au président Gamal Abdel Nasser.
Pourtant, les juifs ont été soupçonnés de collusion avec l’ennemi. Robert Grunspan, dont la famille était installée dans le pays depuis trois ou quatre générations a préféré la prison à l’exil. Cet exil auquel ont été forcés les juifs, qui n’ont d’ailleurs pas choisi d’aller en Israël — une option inenvisageable aux yeux de nombre d’entre eux. Quitter le pays signifiait renoncer à la nationalité, au droit de résidence et au retour. Pourtant, avec un passeport israélien, on peut entrer en Égypte depuis les accords de paix, alors qu’un juif d’Égypte aura toutes les difficultés à retourner dans son pays natal, note un intervenant, dénonçant l’hypocrisie du système en place.
Le documentaire redonne ainsi une place aux juifs d’Égypte à travers le témoignage de Joyce Blau, de la journaliste Sylvie Braibant, de la comédienne Isabelle De Botton et de son frère et du journaliste Alain Gresh. Mais aussi d’un coiffeur, d’un chirurgien, d’un ancien de l’armée égyptienne, ainsi que de l’écrivain Mohamed Abul-Ghar, de l’officier Ahmed Hamroush, du sociologue Esam Fawzi et d’Albert Arieh, devenu musulman pour épouser celle qu’il aimait, et qui raconte comment les juifs convertis à l’islam étaient eux aussi persécutés.
Cette histoire douloureuse a eu du mal à refaire surface en Égypte, où l’antisémitisme peut encore sévir, dans un amalgame entre le refus d’Israël, la solidarité avec les Palestiniens et la haine des juifs. Le documentaire a failli ne jamais y être diffusé, ayant été un temps censuré par la Sécurité nationale qui craignait la polémique et le désordre que pouvait engendrer la confusion entre les mots « juifs » et « sionistes ». Il a fini par être autorisé. Le décès, le 13 avril 2013 de Carmen Weinstein, présidente de la petite communauté juive égyptienne de quelques dizaines de membres qui vivent encore sur le sol égyptien, a contribué à rappeler leur existence, mais surtout que les juifs égyptiens avaient irrigué l’histoire du pays.
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