Essai

Big Brother. Les armes d’influence massive de l’Arabie saoudite et des Émirats

Dans Digital Authoritarianism in the Midde East, le chercheur Marc Owen Jones décrypte les nouveaux outils numériques qui confortent la dérive des régimes saoudien et émirati de l’autoritarisme vers la dictature. Ces cas d’école illustrent de redoutables stratégies de contrôle de l’information et de surveillance des populations. À l’occasion de la réception par Emmanuel Macron, jeudi 28 juillet 2022, du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman, nous republions cet entretien de juin 2022 avec Claire Beaugrand.

L'image présente un œil stylisé au centre, entouré de motifs de chiffres binaires (0 et 1) qui forment une sorte de fond numérique. Les chiffres sont disposés de manière à évoquer une impression de profondeur et de mouvement, ce qui renforce le thème technologique et numérique. Les couleurs dominantes sont des nuances de bleu, accentuant une ambiance futuriste et technologique. L'ensemble de l'image évoque des concepts liés à l'informatique, à la surveillance ou à l'analyse des données.
Valery Brozhinsky/Shutterstock

Claire Beaugrand.Après la publication de votre précédent ouvrage, Political Repression in Bahrain (Cambridge University Press, 2020), pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’écrire ce nouveau livre ?

Marc Owen Jones. — Par bien des aspects, mon nouveau livre est un prolongement naturel de Political Repression in Bahrain. Political Repression est entièrement consacré à la manière dont des puissances hégémoniques s’emploient à affaiblir ou à détruire des mouvements sociaux et toute forme d’opposition. Or, l’un des points clés de cette répression politique que je décrivais dans mon ouvrage sur Bahreïn, ce sont les moyens de contrôle de l’information. Par contrôle de l’information, j’entends l’utilisation des médias, la surveillance et les autres moyens de modeler l’espace de l’information afin d’affaiblir la résistance à une certaine entité. Le but consiste à persuader, convaincre ou discréditer les forces d’opposition, et à assurer à l’ordre hégémonique la supériorité que confère la connaissance.

C. B.Comment ces deux ouvrages s’articulent-ils ou se démarquent-ils l’un par rapport à l’autre ?

M. O. J.Digital Authoritarianism se concentre simplement de manière plus spécifique sur cet aspect de la répression. L’étude de Bahreïn au moment du soulèvement de 2011 a mis en relief le rôle alors émergent des réseaux sociaux et de la technologie numérique dans les stratégies de contrôle de l’État. Alors que tout le monde se posait la question de savoir si Internet et les réseaux sociaux allaient ouvrir la voie à la démocratisation, j’ai commencé à regarder comment ces outils étaient instrumentalisés à des fins de contrôle et de censure. Mon dernier livre pousse cette idée plus loin, et bien que la question spécifique du contrôle de l’information ne soit qu’un volet de la répression politique, le spectre couvert est quand même plus large, car le sujet concerne de nombreux pays du Proche-Orient, et même ailleurs sur la planète, pas seulement le Bahreïn. Donc on peut dire que le thème est plus restreint, mais que son champ d’application est plus vaste.

C. B.Quels sont les thèmes, sujets et productions abordés ? Quels sont vos principaux attendus ?

M. O. J. — C’est un ouvrage essentiellement empirique, qui rend compte en détail d’un échantillon de nombreuses enquêtes. J’ai observé les campagnes d’infox et de désinformation dans tout le Proche-Orient. L’étude porte à la fois sur la production de désinformation et de propagande, et sur l’autoritarisme et le néolibéralisme. Le Golfe en particulier, de mon point de vue, est entré dans la phase « post-vérité ». La pression maximale exercée par Donald Trump sur l’Iran, la crise du Golfe, l’ascension de Mohamed Ben Salman (MBS), tous ces éléments ont produit des changements sociaux et politiques qui ont nécessité de conduire en même temps, pour les accompagner, une campagne de persuasion. On constate que ces stratégies d’influence font partie intégrante de la prise de grandes décisions politiques, tels que les conflits ou les changements majeurs en politique étrangère ou intérieure, autant de faits qui se sont produits au cours des dix dernières années.

J’avance également l’hypothèse qu’au final, aussi bien l’Arabie saoudite que les Émirats arabes unis (EAU) sont des superpuissances « camouflées » dans la mesure où elles ont à la fois la volonté et la technologie nécessaire pour conduire des opérations d’influence sur trois fronts : à l’intérieur, au niveau régional et au niveau international, de manière soutenue et évolutive. J’émets également l’idée selon laquelle la trajectoire tracée par l’autoritarisme numérique combinée aux tentations de « sultanisme » qui animent Mohamed Ben Zayed (MBZ) et MBS éloigne la région de l’autoritarisme pour la pousser vers la tyrannie. En effet, la technologie numérique peut changer radicalement la nature de ces régimes tels que nous avons l’habitude de les définir, dans la mesure où elle ouvre un accès jusqu’alors impossible à la vie privée des gens. Je pense également que ces régimes, en s’appuyant sur les sociétés occidentales opérant dans le secteur du lobbying et dans celui des nouvelles technologies, mettent en place des chaînes de désinformation et des synergies d’autoritarisme. Les pays du Golfe déploient de plus en plus ces outils hors du Proche-Orient, vers l’Occident et encore au-delà.

C. B.Les pays que vous avez choisi d’étudier constituent-ils des cas particuliers ou bien vos conclusions pourraient-elles s’appliquer à d’autres États du Golfe, voire à d’autres régimes plus largement, qu’ils soient autoritaires ou non ?

M. O. J. — J’ai vraiment établi ma sélection sur la base d’une observation très concrète des réseaux sociaux, en particulier Twitter. Il m’est apparu que la désinformation la plus agressive et la plus massive était le fait de comptes défendant les intérêts de politique étrangère de l’Arabie saoudite et des EAU. Cela se vérifiait sur des terrains aussi éloignés que la Libye, la Somalie, l’Irak ou les États-Unis. Une des explications, c’est que ces riches monarchies du Golfe peuvent mobiliser à la fois leurs fortes capacités de déploiement d’outils technologiques et d’importants moyens humains pour tenter de contrôler l’information en arabe. Alors qu’auparavant, cette emprise s’exerçait par le biais de journalistes généreusement rémunérés et par l’achat de satellites de diffusion de médias, aujourd’hui il s’agit de prendre la main sur les réseaux sociaux par le biais des infox, de la surveillance, des bots informatiques et de l’espionnage industriel.

Les évolutions du jeu politique facilitent également l’autoritarisme politique. Par exemple, la normalisation des relations avec Israël favorise le transfert de technologies telles que Pegasus, auxquelles les régimes peuvent recourir pour cibler leurs ennemis politiques et accéder à tous les aspects de la vie privée. Ma théorie est que nous assistons à l’apparition d’un pouvoir de nature numérique. Et comme dans un conflit conventionnel, ce sont les grands États qui disposent des plus grandes « armées » qui sont, en toute logique, les plus puissants. Or quand il s’agit de technologie numérique, des pays comme les EAU et l’Arabie saoudite — si l’on s’en tient aux États arabes — sont ceux qui ont le plus misé sur les outils de contrôle numérique par rapport aux autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

C. B.Comment voyez-vous ou évaluez-vous les changements apportés par les réseaux sociaux dans le Golfe ?

M. O. J. — C’est un vaste sujet, mais l’élément sous-jacent, c’est que l’usage des réseaux sociaux rend particulièrement bien compte de la convergence entre des paramètres de politique locale et ce que j’appellerais la « néolibération technologique ». J’emploie l’expression « néolibération technologique » pour donner un équivalent ironique à la notion de « libération technologique », cette idée erronée selon laquelle la technologie va libérer les peuples de l’autoritarisme. En réalité, le discours sur la libération technologique est un avatar du discours sur le progrès civilisateur, supposant que la technologie va résoudre les problèmes et apporter la démocratie, si bien que son développement tous azimuts est une bonne chose. Dans la réalité, les plateformes — comme beaucoup de sociétés — cherchent à faire du profit et ne veulent pas de contraintes les empêchant de vendre leurs produits. Elles partagent avec les régimes autoritaires un même objectif : en savoir de plus en plus sur les populations. Pour les grandes plateformes, il s’agit de vendre ces données à des entreprises commerciales et pour les régimes autoritaires, de renforcer leur contrôle sur les populations. Le néolibéralisme et les discours de « libération » sont les piliers de la technologie néolibérale. La banalisation d’une technologie qui fait intrusion dans nos vies produit une destruction croissante de la sphère privée et augmente du même coup les ressources de l’autoritarisme ou l’exploitation des citoyens. Cette alliance objective constitue le socle nécessaire pour une projection délocalisée de l’autoritarisme technologique.

Traduit de l’anglais par Sophie Pommier.

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