Série télévisée

« Bir Başkadır ». En Turquie, le sécularisme comme paravent des inégalités

Bir Başkadır innove avec Meryem, une femme de ménage voilée, en personnage principal. Mais au fil des épisodes, la série fait l’éloge d’une société où religieux et laïcs, modernes et conservateurs, pauvres et riches acceptent le rôle qui leur est assigné.

Netflix

« Comment peuvent-ils se laisser avoir par ces religieux ? » demande avec insistance Peri (Defne Kayalar) à sa consœur psychiatre Gülbin (Tülin Özen). « Ces gens sont fous avec leurs prières et leurs hodja1. Nous ne pouvons pas comprendre. C’est comme si on vivait dans un autre pays que ces gens ». Les premières scènes de la série Bir Başkadır (Ethos pour la version internationale) dressent d’emblée le constat d’une Turquie divisée entre religieux et laïcs, modernes et conservateurs, riches et pauvres. Malgré l’usage appuyé que fait le réalisateur et scénariste Berkun Oya de ces oppositions, la série est une réussite et connaît un franc succès depuis sa diffusion sur la plateforme Netflix, fin 2020.

Servi par une distribution haut de gamme et une excellente direction d’actrices et d’acteurs, des dialogues ciselés, une intrigue efficace et une certaine poésie bucolique, Bir Başkadır est un drame psychologique. Une série sur les non-dits, silences, incompréhensions, dénis, traumatismes et refoulements qui jalonnent l’existence, à laquelle on peut toutefois reprocher son côté didactique et son sentimentalisme, à l’instar d’autres productions turques grand public. Sa plus grande qualité est de faire la part belle aux personnages féminins, dont celui de Meryem (Öykü Karayel), qui crève l’écran.

Bir Başkadır semble déjouer certains stéréotypes, avec des personnages masculins, musulmans pratiquants et conservateurs qui s’avèrent en définitive plus ouverts et tolérants que ce à quoi l’on s’attendrait. En comparaison de la grossièreté avec laquelle peuvent être dépeints certains personnages musulmans dans les séries occidentales, Bir Başkadır fait preuve d’une subtilité certaine. Mais les clichés qu’elle déjoue par le récit, elle les réintroduit par le discours et la structure.

Le religieux qui citait Jung

À partir de la relation de Meryem avec la psychiatre Peri qu’elle consulte pour tenter de comprendre les multiples évanouissements dont elle est sujette va se déployer l’arc narratif de la série. Chaque personnage est en lien avec l’une ou l’autre, souvent même les deux. Chacun.e appartient au monde des laïcs ou à celui des religieux, modernes ou conservateurs, ruraux ou urbains, riches ou pauvres, des femmes voilées ou non voilées, des actrices ou des spectatrices de feuilletons, etc. L’opposition a beau être une des structures élémentaires de la narration, Berkun Oya étire le procédé à l’excès. Du récit au discours, jusqu’à la mise en scène et l’abondance de plans en champ/contrechamp, tout dans la série repose sur un mode binaire.

Deux mondes se font bien face, se télescopent, mais toujours sur un mode asymétrique. Car Bir Başkadır plaide ouvertement en faveur de la modernité séculariste : Meryem et son frère Yasin finissent par s’émanciper de la tutelle du hodja ; celui dont on devine qu’il pourrait lui succéder s’intéresse à Jung et à son concept d’inconscient collectif, etc. La modernisation, comprise ici comme l’accomplissement de l’individu par la sortie de l’emprise de la tradition religieuse et le triomphe de la psychanalyse, est non seulement présentée comme désirable, mais également comme une force irrésistible.

Même le dernier bastion de la religion, qui consiste à donner sens à l’absurdité de la vie, c’est-à-dire au fait que la mort puisse survenir à tout moment, est attaqué et mis à mal. Le hodja, homme pieux et sage, ne parvient pas à surmonter la perte de son épouse. Il a beau multiplier les prières et les invocations, la religion ne lui est d’aucun secours. Il éclate en sanglots dans les bras de sa fille. Dans le long générique de fin qui suit cette séquence, il n’y a aucune musique, aucune image. Seulement le texte qui défile sur fond noir, comme pour marquer le néant après la mort. Rien que le long silence de la nuit.

Une bande-annonce nostalgique

« Ce sont eux [les religieux] qui ont le pouvoir, la majorité, déclare à nouveau Peri à Gülbin. Toi et moi, dans ce pays, nous vivons dans un aquarium ». La remarque est intéressante si l’on se réfère à l’une des tendances de la production audiovisuelle actuelle (séries comprises) : la disparition comme élément référentiel du peuple ordinaire au profit d’une attention portée aux espèces sociales ; ce qu’Alain Brossat nomme « le cinéma entomologique »2. Une tendance accentuée par le genre même de la série, avec ses personnages qui sont autant d’espèces dont Bir Başkadır reconstitue la vie de manière « folklorique et ornementale » : la psy déprimée, le bourgeois oisif en conflit avec sa mère, l’étudiante lesbienne en quête de liberté, la bigote intransigeante…

La série semble habitée par l’idée du peuple absent, ce dont témoignent les images d’archives récurrentes en fin d’épisode. Images tirées de la Turquie des années 1970, usage de la musique et des morceaux — superbes — de Ferdi Ozbegen, typographie rétro des titres : une nostalgie lancinante traverse la série. Avec ces références au passé, Berkun Oya semble regretter un ordre social que n’avaient pas encore perturbé l’avènement politique des « islamistes » et l’essor de ceux qu’on appelle les « Anatoliens ».

Il est certain en revanche que la critique sociale est tout à fait absente de la série, étant entendu qu’elle constitue une « fonction », et aucunement un « genre »3. S’il est question de riches et de pauvres dans Bir Başkadır, leur rencontre se fait sur un mode non conflictuel. Car le problème n’est pas tant l’inégalité sociale, mais que les pauvres n’ont pas conscience du malheur des riches, et que ces derniers manquent d’empathie envers les pauvres. « Si tu veux vraiment créer un lien avec elle, [Meryem] si tu veux une relation honnête avec les autres, tu dois les accepter comme ils sont », conseille ainsi Melissa à Peri.

Montrer des riches qui ont également leur lot de problèmes est le pendant d’une autre tendance des productions bourgeoises : mettre à l’écran des pauvres souriants et insouciants, démunis certes, mais heureux. Cette rencontre du dénuement et du bonheur (l’un des thèmes de prédilection d’un certain cinéma sur l’Afrique) permet de déculpabiliser des audiences qui n’ont plus à s’interroger sur les causes de cette pauvreté, sur les rapports entre leur mode de vie basé sur une certaine forme d’abondance ici, et la misère là-bas.

En faisant disparaître les institutions et le peuple ordinaire au profit d’une attention portée à des personnages (la question kurde n’est par exemple que subrepticement abordée au détour d’un conflit familial), Bir Bașkadir concrétise d’une certaine manière l’un des vœux du libéralisme. Elle met en scène une société où tout le monde est à sa place et a accepté son rôle, où les différentes classes se croisent sur un mode non antagonique. « Il n’existe pas de société, déclarait Thatcher en 1980. Il n’y a que des individus, femmes et hommes […] et leurs familles ».

Le piège de l’orientalisme

Comment s’extirper — en particulier lorsqu’on est jeune — de l’esprit parfois borné et étriqué, disons même bigot, de certaines campagnes ? La question est tout à fait légitime. Elle est même au cœur [du film Le Poirier sauvage (2018) de Nuri Bilge Ceylan, dont certains plans de Bir Başkadır semblent d’ailleurs s’inspirer. Mais cette interrogation traverse ce long-métrage au milieu de quantité d’autres, tant il semble difficile (et artificiel) de les isoler.

Questionner cette tendance consistant à faire de la religion l’objet immédiat (et presque exclusif) de toute approche critique des sociétés musulmanes nous ramène à L’Orientalisme d’Edward Said, publié en 1978. Cet ouvrage n’a sans doute pas fini de nous livrer ses possibilités interprétatives, y compris celles que l’auteur lui-même n’avait pas nécessairement à l’esprit. Il nous invite en effet à lire l’orientalisme non comme une doctrine positive, un corps uniforme de textes, mais comme un ensemble de limites et de contraintes de la pensée, qui s’imposent aussi bien aux « Orientaux » qu’aux « Occidentaux ».

Parmi ces contraintes, l’une des plus puissantes est celle qui a fini par faire de l’Orient le foyer par excellence de la religion. En tant que pratique discursive, l’orientalisme est un puissant opérateur de partage entre le séculier et le religieux. Il n’est ainsi ni plus ni moins qu’un sécularisme, idée ramassée dans la formule d’Edgar Quinet tirée de son Génie des religions (1842) : « L’Asie a les prophètes, l’Europe a les docteurs »4.

La religion — et ses corollaires que seraient l’archaïsme, la violence, le terrorisme, etc. — devient ainsi un danger plus insidieux que celui représenté par les États et leurs différentes institutions, par les multinationales et toutes les forces qui organisent actuellement notre dépossession et notre impuissance. « Être du côté du sécularisme aujourd’hui, écrit Gil Anidjar, c’est oublier que le sécularisme continue à être, lui, du côté de l’inégalité ».

1Enseignant coranique qui du fait de sa connaissance devient un référent religieux dans les campagnes de Turquie.

2Alain Brossat, Jean-Gabriel Périot,Ce que peut le cinéma. Conversations, La découverte, 2018.

3Franck Fischbach, La critique sociale au cinéma, Vrin, 2012.

4C’est la lecture stimulante qu’en fait Gil Anidjar, universitaire et enseignant à Columbia University, dans le livreSémites. Religion, race et politique en 0ccident chrétien, Le bord de l’eau, 2016.

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