Loin de l’ouvrage historique fouillé, The Reckoning (Le jugement), qui se lit comme un polar, se concentre sur une traque menée à la charnière des années 1930-40, par le superintendant Geoffrey Morton — chef de la police criminelle britannique en Palestine mandataire — contre Avraham Stern, chef d’un petit groupe terroriste juif, le Lehi (acronyme des initiales hébraïques de « Combattants pour la liberté d’Israël »). Devenu un court moment l’ennemi numéro un des troupes britanniques, son histoire est aujourd’hui amplement méconnue, y compris de la grande majorité des Israéliens. De lui, Patrick Bishop trace un portrait plus psychologique qu’idéologique, celui d’un poète brillant mais empli de « visions de violence sacrificielle », un homme exceptionnellement rigide et rétif à l’autorité qui « admirait les personnalités de haute destinée, presque sans rapport avec leur idéologie, [tels] Mussolini, Staline ou Franco ». Un homme, surtout, habité par la mission de bouter par la violence l’occupant britannique hors de Palestine afin d’y créer un État juif.
La clé pour comprendre sa traque tient toute entière dans cette ambition-là. Pour les sionistes de gauche, très majoritaires dans la Palestine mandataire, la présence britannique devra cesser à terme. Mais l’enjeu primordial consiste à l’emporter sur les autochtones arabes, qu’on n’appelle pas encore Palestiniens. Dans ce but, l’occupant britannique est, selon les circonstances, un allié ou un adversaire. Durant la grande « révolte arabe » (1936-39), la gauche sioniste coopère totalement avec les Britanniques, qui entraineront ses milices. Le parti dit « révisionniste » de la droite sioniste, lui, développe une vision plus hostile à Londres. Certes, son fondateur Vladimir Jabotinsky restait « un admirateur de l’empire britannique, et il imaginait un futur Israël comme son allié dans la région », rappelle l’auteur. Mais sa branche militaire, l’Etzel (acronyme des mots hébraïques « Organisation nationale armée », plus souvent appelée Irgoun), s’en prend aussi aux forces d’occupation. Pourtant, l’essentiel de son activisme, terrorisme inclus, vise les autochtones.
"Collaborateurs des nazis"
Tout change avec la Seconde guerre mondiale. La polémique au sein de l’Irgoun entre sa majorité et son chef David Raziel, et les partisans de Stern, se termine par une scission en 1940. Les seconds rejettent la trêve avec les Britanniques ordonnée par la direction révisionniste. Dès lors, « Stern traite Raziel d’agent britannique. Raziel dira de Stern qu’il est un collaborateur des nazis ». L’Irgoun ira jusqu’à offrir aux occupants de les aider à capturer « Yaïr » (nom de guerre de Stern). Car pour ce dernier, Londres « reste l’ennemi principal ». Et pour le combattre, l’ennemi de mon ennemi peut s’avérer un partenaire potentiel. Stern et ses partisans vouaient ainsi une vive admiration à l’Armée républicaine irlandaise, l’IRA, où certains penchants pronazis étaient notoires. En cela, ils ne différaient pas d’autres mouvements identiques de l’époque. Dans l’Égypte sous la botte britannique, certains futurs « officiers libres » égyptiens (dont Anouar El-Sadate) virent dans l’Allemagne un possible allié de leur ambition de libération du joug colonial.
Habité par la possibilité d’une coopération conjoncturelle avec l’Allemagne, Stern imagine offrir aux nazis un marché gagnant-gagnant : s’ils lui venaient en aide, « les juifs auraient leur État et l’Allemagne serait débarrassée d’une importante base britannique au Moyen-Orient et aurait aussi résolu la question juive en Europe » (le futur État d’Israël y accueillant les juifs européens). Le livre n’étudie cependant que très brièvement les contacts peu prolifiques entre des émissaires nazis et le groupe Stern, tout comme ceux engagés avec l’Italie fasciste. Mais ce faisant, Stern et les siens s’isolent de plus en plus d’une communauté juive de Palestine, dite yichouv, où « la grande majorité considéraient que leur intérêt était de coopérer avec l’empire ». Avec la guerre mondiale, cet intérêt se muera en politique officielle.
L’homme à abattre
Dès lors, la « révolte arabe » en Palestine ayant été violemment écrasée par les troupes anglaises, Stern et les siens, derniers adversaires actifs de l’occupant britannique, en deviennent la cible privilégiée. Plus ils commettent d’attentats contre des soldats anglais — mais aussi des policiers juifs, considérés comme des « collaborateurs » —, plus la répression s’abat sur un groupe qui, entre 1939 et 1942, ne comptera jamais plus de 150 membres actifs. Yaïr devient l’homme à abattre. L’ouvrage montre combien, dans sa traque, gauche et droite sioniste soutinrent les Britanniques.
Il montre plus encore l’erreur complète des limiers britanniques, convaincus qu’une fois Stern abattu, son groupe disparaîtrait. Car lorsque leur piège se referme, l’homme, complètement isolé, se terre chez une sympathisante. Presque tous ses proches sont capturés ou tués par les Britanniques. Sa mort, le 12 février 1942, ne suscitera qu’indifférence et même soulagement dans le yichouv. Le superintendant Morton ajoutera le mépris à la dénégation d’avoir tué un homme désarmé (il clamera toute sa vie que Stern avait tenté de fuir) : « Ce chef de gang, cerveau du terrorisme, organisateur d’assassinats par dizaines, ennemi acharné de la Grande-Bretagne et de son effort de guerre, ce Quisling potentiel, a été trouvé caché sous les jupons de son hôtesse dans sa garde-robe », clamera-t-il. Le major-général Douglas Mc Connel, chef des troupes britanniques, proclamera la « liquidation quasi totale » du groupe Stern.
L’ennemi britannique
Il se trompait. « Mort, Stern s’avèrera bien plus menaçant qu’il ne l’avait été toute sa vie », écrit à juste titre Patrick Bishop. Dès la fin 1943, sous le nom de Lehi, ses forces se reconstituent, dépassant vite ce qu’elles furent du vivant de Stern. L’explication est simple : avec la chute de plus en plus annoncée de l’Allemagne nazie, l’aile droite du yichouv prend de nouveau ses distances avec la puissance tutélaire britannique. L’Irgoun rompt la trêve en février 1944. Bientôt, ses attentats antibritanniques reprennent : le plus fameux surviendra à l’hôtel King David de Jérusalem, le 22 juillet 1946.
Le groupe Stern, lui, se rendra célèbre par l’assassinat, au Caire, du représentant de sa majesté au Moyen-Orient, Lord Moyne, le 6 novembre 1944. Ses auteurs venus de Palestine, deux jeunes du Lehi âgés de 16 ans, seront condamnés à mort et pendus, après que 100 000 Cairotes eurent manifesté pour requérir leur grâce. C’est aussi le groupe Stern qui, le 17 septembre 1948 — quatre mois après la création d’Israël — assassinera à Jérusalem le comte Folke Bernadotte, premier médiateur de l’ONU dans le conflit israélo-palestinien. Le gouvernement de David Ben Gourion en profitera pour le démembrer définitivement.
Aujourd’hui, à Tel Aviv, un petit musée est consacré à Avraham Stern dans l’appartement où il a été abattu. La rue porte son nom. Une ville a été créée, en 1981, pour honorer sa mémoire (Kokhav Yaïr, l’« étoile de Yaïr »). Les livres scolaires recensent brièvement la contribution du groupe à la création d’Israël. Des membres du triumvirat qui succéda à Stern à la direction du Lehi, l’un, Yitzhak Shamir, deviendra dans les années 1990 un premier ministre très hostile à tout compromis avec les Palestiniens. Le deuxième, Israël Sheib Eldad, théorisa ce qui se rapproche le plus d’un fascisme israélien. Le troisième, Nathan Yelin-Mor, devint plus tard un compagnon de route du Parti communiste israélien, partisan de la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël. L’attentat du Caire et l’évolution paradoxale des successeurs d’Avraham « Yaïr » Stern ont parfois suscité une vision idéalisée d’un groupe « anti-impérialiste ». Son chef, en tout cas, n’était rien d’autre qu’un ultranationaliste aux relents mystiques.
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