« Ma fille, j’aimerais te dire que je suis une exilée de la Terre promise. Enfant, ce départ, je l’ai vécu comme une déchirure… On ne quitte pas le paradis de l’enfance sans un sentiment de trahison. » C’est sur ces mots adressés à sa fille que s’ouvre le documentaire de Michale Boganim, Mizrahim, les oubliés de la terre promise. Des mots qui pourraient être ceux de n’importe quel exilé de ce monde, blanc ou noir, occidental ou oriental.
Née en Israël à Haïfa, Michale Boganim a d’abord étudié la philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem avant de se consacrer à l’anthropologie à Paris sous la direction de Jean Rouch et d’intégrer la National Film School de Londres. Elle a réalisé notamment Tel Aviv/Beyrouth (2021), La Terre outragée (2012) et Odessa… Odessa ! (2005).
Une élite ashkénaze ignorante du monde arabo-musulman
Avec Mizrahim, les oubliés de la terre promise, Michale Boganim signe une œuvre à la fois personnelle et historique dédiée aux mizrahim (orientaux en hébreu), les juifs venus du monde arabe et des pays musulmans (Proche-Orient et Afrique du Nord), mais aussi de Géorgie, des Balkans, d’Iran, du Yémen, d’Inde ou du Kurdistan. Souvent partis à la hâte, ces juifs orientaux ont fait leur aliyah (montée) vers Israël peu après la naissance de l’État hébreu. Fondé par des juifs occidentaux, l’État d’Israël naissant était alors dirigé par une élite ashkénaze travailliste ignorant tout du monde arabo-musulman, voire le méprisant. Les mizrahim y furent longtemps traités comme des citoyens de seconde zone, au même titre que les « Arabes » palestiniens, ou les Éthiopiens aujourd’hui.
Venus du Maroc, d’Irak, du Yémen, de Libye…, les mizrahim étaient venus réaliser eux aussi leur rêve d’un État juste et égalitaire en terre promise. La réalité fut moins rose. « We don’t promise you a rose garden », annonçait en 1971 un slogan du ministère de l’immigration et de l’absorption placardé dans tous les offices d’immigration du monde. Mais au lendemain de l’indépendance, on faisait moins dans la dentelle. Il fallait vite peupler Israël et trouver une main-d’œuvre corvéable et bon marché, juive ou pas.
De la Terre promise « où coulent le lait et le miel », les mizrahim ne goûtèrent qu’à la saveur amère des ma’abarot (camps de transit) et des « villes de développement », qui tardent encore aujourd’hui à prospérer. D’abord des tentes plantées serrées les unes contre les autres, balayées par le sable, puis des cités-dortoirs comme on en connaît dans les banlieues parisiennes pauvres, mais chauffées à blanc par un soleil implacable. Bâties à la hâte pour peupler le désert du Negev face à Gaza, des villes comme Yeruham, Sderot, Dimona, Ofakim surgissent du sable, éloignées de tout, sans eau, sans transport. L’Agence juive n’y installe que des juifs orientaux. Comme si « on avait pris des morceaux du peuple juif et on les avait jetés ensemble dans une réserve naturelle, avec les bons côtés de la réserve, mais aussi avec les aspects durs du ghetto », explique l’essayiste Haviva Pedaya, enseignante à l’Université Ben Gourion du Néguev.
Des blocs rectangulaires de HLM (« chikounim »), nus, parfaitement alignés, sans arbre ni végétation, plantés au milieu de nulle part, où l’on mord la poussière à longueur d’année. Où l’on subit la plaie du chômage, l’oisiveté, l’ennui, la pauvreté, la désolation, l’absence d’infrastructures culturelles, la délinquance, la drogue. Aucun espoir d’en sortir ni de grimper un beau jour dans l’échelle sociale.
Marx et la Bible
C’est après la mort de son père que Michale Boganim se lance dans la réalisation de ce documentaire, en germe depuis plusieurs années. Membre fondateur du mouvement israélien des Panthères noires (« des gens pas sympathiques », disait d’eux la première ministre Golda Meïr, non sans mépris), Charles Boganim créera par la suite une association d’aide aux enfants des villes de développement (Oded) pour lutter contre la relégation des mizrahim dans les quartiers misérables de la périphérie. Mais il finit par jeter l’éponge et quitte Israël. Arrivé du Maroc en 1965, des rêves de justice et d’égalité plein la tête, Charles Boganim voulait « participer à la construction de ce pays nouveau, qu’il a imaginé fondé sur une société juste et égalitaire », un pays né « d’une constellation de rêves souvent contradictoires, les uns nourris par Marx, les autres par la Bible ».
Dans ce road-movie, Michale Boganim va de ville en ville à la rencontre de témoins. D’abord la ville de Yeruham, que son maire Michaël Biton, fils d’immigrés marocains de Ouarzazate Tamassinte, s’évertue à développer pour attirer de nouvelles populations. Contre leur gré, et croyant arriver à Jérusalem, les émigrés du Maroc y furent déversés en masse dans les années 1950-1960, de préférence la nuit pour ne pas découvrir la supercherie.
Puis la ville de Lod, où le poète Erez Bitton, né à Oran de parents marocains, émigre à la fin des années 1940. Après quelques mois dans un camp de transit de Ra’anana, ses parents occupent une maison arabe de Lod puis une « cabane ». Les enfants jouent dans les terrains vagues alentour. Sans le savoir, ils s’emparent d’une grenade, qui traîne là. Erez Bitton, alors âgé de 10 ans, est gravement blessé, il perd une main et la vue. Reconnu comme le père fondateur de la « poésie israélienne orientale », il écrit ses premières œuvres dans les années 1960-1970, perçues alors comme marginales. Il faudra attendre l’année 2015 pour qu’il bénéficie d’une reconnaissance officielle en recevant le prestigieux prix Israël de poésie et de littérature hébraïque.
Des images de propagande
À Elyakhin (au sud de Hadera), l’activiste d’origine yéménite Shlomi Hatuka rappelle que la plupart des Israéliens ont eu des comportements racistes envers les mizrahim, toujours décrits comme des gens « violents, bêtes, machistes et criminels ». La grand-mère de Shlomi s’est fait voler sa fille dans les années 1960, alors il fonde une association pour documenter ces disparitions et recueillir les témoignages de femmes yéménites dont le nouveau-né a été enlevé et confié (ou vendu) pour adoption.
Tous ces témoignages sont émaillés d’images d’archives du Fonds Spielberg (pour beaucoup des images de propagande de l’Agence juive acquises par le Fonds) et de la télévision israélienne montrant l’arrivée d’immigrés orientaux souriants, et émus de fouler le sol de la Terre promise.
Depuis ces années noires, les Orientaux ont continué à faire parler d’eux, pour le meilleur ou pour le pire. Ils contribuèrent notamment au renversement du pouvoir travailliste historique en votant massivement en 1977 pour le Likoud de Menahem Begin, sans jamais changer de bord politique depuis. David Lévy, un des premiers ministres israéliens du Likoud à être né au Maroc, fit en son temps l’objet de nombreuses railleries et plaisanteries racistes dans les milieux ashkénazes. Puis ils fondèrent le parti politique ultra-orthodoxe Shas en 1984, présidé par l’indéboulonnable Aryé Dery, qui fut à deux reprises ministre de l’intérieur malgré des accusations de corruption.
Et en 2016, le poète Erez Biton fut chargé par le ministre de l’éducation de l’époque Naftali Bennett de proposer des recommandations sur l’intégration des communautés orientales dans la société israélienne. Répondant enfin au vif désir de la chanteuse d’origine marocaine Neta Elkayam, qui aurait tant voulu entendre parler de l’histoire de sa grand-mère à l’école, une histoire marocaine exclue de la grande geste officielle d’Israël.
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