La colombe de la paix de Pablo Picasso a accompagné les combats de toute une génération de gauche, en France et en Europe, dans les années 1950. L’oiseau dessiné par Mohammad Sabaaneh sera-t-il le compagnon volant des Palestiniens, dans ces temps sombres que subissent Gaza et la Cisjordanie ? Avec son œil rond, son large plumage et son aérodynamisme de voiture postale, cet oiseau-là survole et raconte un monde d’enfermement et d’oppression qui est celui de la Palestine depuis des décennies.
L’enfermement ce n’est pas seulement la prison, c’est tout un monde de contraintes, de vexations, de mesures coercitives. Ce monde-là, le dessinateur de Ramallah, âgé de 45 ans, le connait bien puisque c’est le sien. Comme des centaines de milliers de Palestiniens, il a également passé plusieurs mois dans les geôles israéliennes — d’abord en détention administrative, sans condamnation ni procès. Puis il sera condamné à cinq mois de prison, qu’il venait d’effectuer…
Caricaturiste connu en Palestine, ayant travaillé pour des quotidiens de Ramallah, Sabaaneh se tient tout autant à distance de l’Autorité palestinienne que du Hamas. Il fait partie de ces nombreux Palestiniens qui ne se reconnaissent pas dans les partis nationaux actuels, en raison de leurs faiblesses et de leurs erreurs. La Palestine compte de nombreux esprits libres qui se fichent de l’offre politique et dénoncent les dénis de démocratie de l’Autorité palestinienne, sans même évoquer la coopération sécuritaire de ses services avec les forces israéliennes d’occupation — celles-là mêmes qui protègent les colons voulant chasser les Palestiniens de Cisjordanie.
« Toi, tu fournis les crayons et moi, je fournis les histoires »
Mais le dessinateur ne se trompe pas de cible avec Je ne partirai pas. Le responsable du malheur palestinien c’est Israël, raconté par un volatile bavard et curieux. Si en prison Mohammad Sabaaneh n’a pas, comme beaucoup de détenus, laissé sa trace graphique sur les murs de sa cellule, il a imaginé cette rencontre entre un prisonnier et un drôle d’oiseau qui lui rend visite et va conclure un marché avec lui : « Toi, tu fournis les crayons et moi, je fournis les histoires ». Toujours plus haut, comme le chantait le célèbre oiseau de Michel Fugain, il va en quelque sorte se demander comme dans la chanson : « Comment peut-on vivre aujourd’hui dans la fureur et dans le bruit ?1 ».
Dans le ciel de Palestine, cet oiseau « étranger au mensonge » va découvrir la dépossession du territoire des Palestiniens, et toutes les contraintes que cela entraîne. Il survole les checkpoints, les cours d’école, les logements précaires, tout ce qui est fait pour humilier et décourager les Palestiniens. Il raconte des histoires d’instituteurs dépourvus de moyens pour enseigner, de familles brisées, de personnes sans perspective autre que la soumission et l’humiliation, de drones qui occupent aussi le ciel de Gaza ou de camps de réfugiés sans queue ni tête. Il observe avec ses gros yeux d’oiseau le monde vu du ciel, et raconte la Palestine au prisonnier, mais aussi aux autres oiseaux, qui ont du mal à comprendre, et se demande si « on ne devrait pas tous partir ». Il y a tant d’histoires d’oppression qu’il n’arrive même pas à toutes les raconter.
Mais au fond de sa cellule, dans les terribles geôles israéliennes, le prisonnier-dessinateur a réussi à dérober des feuilles et un crayon à un enquêteur. Il va donner de la force à ces histoires, qui forment le sombre destin de son pays. Et malgré le découragement lié à son propre enfermement, il va dire à l’oiseau « non, je ne partirai pas », car — et c’est d’ailleurs le sous-titre de cet ouvrage — « mon histoire est celle de la Palestine ».
Référence graphique à l’expressionnisme
Utilisant le noir et blanc et la technique de la linogravure, qui est une forme d’impression en relief favorisant les contrastes, Sabaaneh se situe dans la lignée des illustrateurs expressionnistes du début du XXe siècle, en particulier du Belge Frans Masereel. Utilisant la gravure sur bois, dont la linogravure est dérivée, Masereel était un pacifiste, ami de l’écrivain français Romain Rolland et compagnon de route de la gauche allemande jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir. Comme Masereel, qui lui aussi travaillait sur son époque et était un dessinateur politique, Sabaaneh utilise cette technique très noire, très dense, déclinée sur des pleines pages qui sont autant de coups de poing.
Ce récit graphique impressionnant sur le fond comme sur la forme, directement issu de la prison, tout comme le tout récent témoignage de Salah Hammouri, raconte la misère des Palestiniens, mais décrit aussi leur esprit de résistance. « En détention ou dehors, vivant ou mort, tu es partout leur prisonnier », raconte l’oiseau à quelques congénères. Ce constat hélas lucide rend la lecture deJe ne partirai pas particulièrement pertinente en ce moment.
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