Extraits

Comment Benyamin Nétanyahou a fabriqué la « guerre contre le terrorisme »

Si les néoconservateurs américains ont été à l’origine de « la guerre contre le terrorisme » déclenchée par les États-Unis en 2001, un homme a joué un rôle central pour en imposer le concept dès les années 1980 : Benyamin Nétanyahou, qui devait devenir premier ministre d’Israël. Extraits du chapitre 2, intitulé « Terrorisme des uns, terrorisme des autres », de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu Main Basse sur Israël. Nétanyahou et la fin du rêve sioniste, La Découverte, 2019.

Parlement israélien, 21 septembre 1993. Leader de l’opposition et chef du Likoud, Benyamin Nétanyahou réplique au premier ministre Yitzhak Rabin qui a proposé de soutenir l’accord d’autonomie palestinien et la reconnaissance par Israël de l’OLP
Menahem Kahana/AFP

Le dévoilement de plaque à la mémoire des victimes d’attentats participe à la fois de l’hommage collectif et du travail de deuil. Il est en revanche bien plus rare qu’une plaque soit dévoilée pour honorer les auteurs d’un attentat. C’est pourtant à cet exercice troublant que Benyamin Nétanyahou apporte sa caution d’ancien premier ministre, le 22 juillet 2006. Il célèbre les vertus morales des terroristes de l’Irgoun1, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’attentat contre l’hôtel King David de Jérusalem2.

Éliminés du simple fait qu’ils étaient arabes

Le bain de sang du King David pose d’évidentes questions morales que, six décennies après les faits, Nétanyahou évacue en distinguant les « terroristes » des cibles civiles et les « combattants de la liberté » des objectifs militaires : « Il est essentiel de ne pas confondre les groupes terroristes et les combattants de la liberté, l’action terroriste et l’action militaire légitime », déclare-t-il ce jour-là. Nétanyahou, comme souvent dans son recyclage des clichés révisionnistes [le révisionnisme constitue historiquement le courant ultranationaliste du sionisme], a emprunté la distinction entre « terroristes » et « combattants de la liberté » à son propre père, Benzion, qui s’exprimait ainsi en 1984 : « À la différence du terroriste, aucun combattant de la liberté n’a jamais délibérément attaqué des innocents »3. Pourtant, l’Irgoun a éliminé dès 1937 des civils arabes au simple fait qu’ils étaient arabes. Et l’exécutif sioniste n’avait pas craint alors de dénoncer le « terrorisme » des extrémistes juifs.

Peu importe à Benzion Nétanyahou, qui accuse l’OLP d’être « au cœur de la terreur mondiale »4 […] Sa vision, marquée par la « guerre froide » alors en cours, prend des proportions dantesques. « Le terrorisme est la première attaque générale contre une société libre que les ennemis de la liberté planifient de mener. Quand ils atteignent leur but, soit la chute de ce pays aux mains de ses assaillants terroristes, un tel pays devient un satellite de la Russie soviétique et une nouvelle base de son expansion politique. » Sans mentionner un seul précédent d’un scénario aussi catastrophique, Nétanyahou père martèle :« Le terroriste représente une nouvelle race d’homme qui ramènera l’humanité aux temps préhistoriques, aux temps où la moralité n’était même pas née. » La distinction « morale » d’avec le « combattant de la liberté » s’aggrave donc du portrait du « terroriste », non seulement en barbare, mais en Néanderthalien de ce temps. L’effondrement de l’URSS n’empêche pas les Nétanyahou père et fils de continuer d’invoquer sur tous les tons la menace terroriste. Il est vrai que l’un et l’autre se posent en gardiens de la mémoire d’une icône de la lutte antiterroriste, Jonathan Nétanyahou, tombé en 1976 dans le lointain Ouganda, en libérant des otages détenus par des pirates de l’air5 […]

L’universitaire britannique Neill Lochery, dans sa biographie de « Bibi » (surnom de Benyamin Nétanyahou), conclut à l’existence de « deux très différents Benyamin Nétanyahou, celui d’avant la mort de son frère et celui d’après6 ». Âgé de 26 ans lors de cette disparition, il se sent désormais investi de la mission de poursuivre le combat de son aîné contre le « terrorisme » sous toutes ses formes. Il donne le prénom du défunt à un Jonathan Institute, établi à Jérusalem, avec une structure de soutien à New York. Nétanyahou prend la direction de cet institut et en organise la conférence inaugurale sur le « terrorisme international » à l’hôtel Hilton de Jérusalem, en juillet 1979.

De Menahem Begin à George Shultz

Il commente sans humilité excessive que « cette conférence marque un tournant dans la compréhension par notre monde du problème du terrorisme et de la façon de le traiter »7. C’est le premier ministre [israélien] Menahem Begin lui-même qui ouvre les débats, auxquels participent notamment George H. Bush, ancien directeur de la CIA, George Shultz, ancien secrétaire au Trésor, Norman Podhoretz, une des figures des néoconservateurs américains, ou encore Jacques Soustelle, exilé de 1962 à 1968 pour son soutien à l’Organisation armée secrète (OAS) et à l’Algérie française.

Nétanyahou, en invoquant toujours la mémoire de son frère, développe ses réseaux et martèle ses convictions. Son mentor au sein du Likoud est Moshe Arens, un des barons du parti, très critique du traité de paix signé en 1979 entre son pays et l’Égypte. L’entrée de Ronald Reagan à la Maison­ Blanche, en janvier 1981, s’accompagne de la promotion de certains des invités du Jonathan Institute : Bush devient vice­-président et Shultz prend en juillet 1982 la tête du département d’État. L’administration républicaine, engagée dans une « nouvelle guerre froide », est particulièrement réceptive aux thèses de Nétanyahou sur « une alliance antiterroriste de toutes les démocraties occidentales8 ».

Lorsqu’Arens est nommé ambassadeur à Washington, il recrute Nétanyahou comme adjoint en charge de la section politique. Cette nomination partisane provoque des haut-le-cœur chez les diplomates de carrière. Mais « Bibi » ne ménage pas ses efforts pour défendre auprès des décideurs américains l’invasion israélienne du Liban et le siège de Beyrouth, à l’été 1982, pour en expulser l’OLP. Il se garde de commenter les massacres de Sabra et de Chatila, préférant insister sur « le rôle central de l’OLP dans le parrainage et l’entraînement de groupes terroristes du monde entier », rôle selon lui démontré par la « masse de documents » saisis durant la campagne libanaise d’Israël.

Mêlant ses fonctions diplomatiques et l’animation du Jonathan Institute, Benyamin Nétanyahou en organise la deuxième conférence, cette fois à Washington, en juin 1984. C’est à cette occasion que son père Benzion établit la distinction évoquée précédemment entre « terroristes » et « combattants de la liberté ». Shultz, le chef de la diplomatie américaine, s’exprime sur le « défi aux démocraties ». Jeane Kirkpatrick, ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, s’attaque à la « confusion totalitaire » dont se nourriraient les terroristes. « Bibi » n’a pas non plus négligé les personnalités démocrates, tel Daniel « Pat » Moynihan, le puissant sénateur de New York. Les universitaires Bernard Lewis ou Élie Kedourie apportent leur caution académique à des débats pourtant très idéologiques. Nétanyahou affirme que la démonstration de force d’Entebbe a dissuadé, durant près d’une décennie, à la fois les détournements d’avion israélien et les prises d’otages israéliens à l’étranger. Il justifie ainsi une doctrine de « représailles préventives » et il en tire un livre intitulé How the West Can Win.

Faire briller son prénom

Arens a alors quitté Washington pour remplacer, au ministère de la défense, Ariel Sharon, nommément mis en cause dans les massacres de Sabra et de Chatila9. Réélu à la Knesset en juillet 1984, Arens devient ministre sans portefeuille dans le cabinet d’union nationale entre Likoud et travaillistes. Il veille à la promotion de son protégé Nétanyahou comme ambassadeur d’Israël auprès de l’ONU. « Bibi » […] retrouve à New York la « dame de fer » de l’administration Reagan, Jeane Kirkpatrick, qui ne manque pas une occasion de célébrer la « démocratie israélienne » face au « totalitarisme » prosoviétique. Il conserve aussi des relations privilégiées avec le secrétaire d’État Shultz, au point de court-circuiter l’ambassade israélienne à Washington lors du détournement d’un avion de la TWA à Beyrouth, en juin 1985 (les pirates de l’air, liés au Hezbollah, exigent la libération de centaines de Libanais détenus en Israël en contrepartie de celle de leurs otages). « Bibi » se désintéresse désormais du Jonathan Institute, qui n’organisera plus de conférence internationale. À la différence d’autres think tanks révisionnistes, en pointe face aux travaillistes, l’Institut Jonathan a servi moins le Likoud que la détermination du cadet des Nétanyahou à faire briller son prénom. […]

De même que le Jonathan Institute avait servi à construire son image publique au tout début de sa carrière, Nétanyahou pose l’antiterrorisme en socle de sa stature d’opposant en chef à Yitzhak Rabin10. Bibi publie en 1995 un livre-programme intitulé Combattre le terrorisme et sous-titré Comment les démocraties peuvent vaincre le terrorisme national et international (L’Archipel, 2002). Il articule sa critique des accords d’Oslo sur un grief majeur, dont découlent tous les autres : « Sous-traiter la tâche de combattre le terrorisme à d’autres, en l’occurrence aux terroristes eux-mêmes ». L’URSS, jusque-là présentée comme le parrain du « terrorisme international », a beau avoir disparu corps et biens, le terrorisme demeure pour Nétanyahou une menace existentielle qu’aucun des gestes accomplis par l’OLP, à commencer par la reconnaissance solennelle d’Israël, ne saurait amender. Habité par sa rage anti-Oslo, il en vient à cautionner des meetings où sont scandés des slogans tels que « Rabin est le chien d’Arafat », voire « Mort à Rabin ». [[NDLR. Yitzhak Rabin est assassiné le 4 novembre 1995 par un fanatique religieux ultranationaliste israélien. Shimon Pérès lui succède, mais perd les élections en mai 1996. Nétanyahou accède au pouvoir et sera lui-même battu en mai 1999 par le travailliste Ehoud Barak]. […]

Il faudra à « Bibi » dix longues années pour redevenir premier ministre. Cette traversée du désert est toute relative, puisqu’il occupe des ministères importants, aux affaires étrangères ou aux Finances. Elle est marquée par un discours sur la terreur de type obsessionnel que ni le processus de paix ni sa propre expérience de premier ministre n’ont atténué. Et pour cause : les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington marquent l’irruption d’un terrorisme de masse, mondialisé et ultra-médiatisé. La « guerre globale contre la terreur » que déclenche en réaction George W. Bush s’inscrit effectivement dans le droit fil de la mobilisation occidentale à laquelle Nétanyahou appelait avec constance depuis les conférences du Jonathan Institute.

Quand il ne recycle pas les idées de son père Benzion, Bibi n’adore rien tant que de recycler ses propres textes, comme si sa pensée se déroulait imperturbable, épargnée par l’épreuve du temps. C’est ainsi qu’il publie dès l’automne 2001 une nouvelle édition de son livre-manifeste de 1995, Combattre le terrorisme, auquel il ajoute simplement un avant-propos : « Il n’y a pas de terrorisme international sans l’appui d’États souverains », donc « démanteler ce soutien étatique, c’est ébranler toute la structure du terrorisme international qui s’effondrera en poussière », à commencer par « l’Iran, l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan des talibans et l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat » Alors qu’Al-Qaida représente pourtant une forme inédite d’organisation transnationale, Nétanyahou revient inexorablement à ses cibles familières, à commencer par Arafat. Mais sa dénonciation du régime irakien sert parfaitement les architectes de la « guerre globale contre la terreur », qui entendent bien poursuivre leur campagne planétaire jusqu’à la chute de Saddam Hussein. […]

« Bibi », par la cohérence d’une doctrine jugée initialement extrémiste, finit par imposer ses thèmes de prédilection au cœur du débat public. Nétanyahou peut se présenter dans le monde entier comme un pionnier, voire un visionnaire de la « guerre globale contre la terreur ».

1NDLR. L’organisation militaire de la droite sioniste à l’époque du mandat britannique en Palestine.

2NDLR. Cet hôtel abritait, entre autres, le quartier général britannique en Palestine. L’attentat avait fait 91 morts, dont 41 Arabes, 28 Britanniques et 17 juifs, la grande majorité des civils.

3Benzion Netanyahu, « Terrorism and Freedom Fighters », in Benjamin Netanyahu, Terrorism : How the West Can Win, The Jonathan Institute, Washington, 1986.

4Sauf mention contraire, les citations sont tirées de Terrorism : How the West Can Win, ibid.

5Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1976, un commando israélien attaque des membres du Front populaire de libération qui ont pris en otage un avion israélien et l’ont dérivé vers Entebbe, en Ouganda. La libération des civils israéliens est un succès, mais le chef du commando, Jonathan Nétanyahou, frère aîné de Benyamin, est tué.

6Neal Lochery, The Resistible Rise of Benjamin Netanyahu, Bloomsburry, New York, 2016.

7Benjamin Netanyahu, International Terrorism : Challenge and Response, Jonathan Institute, Jérusalem, 1981.

8Idem.

9NDLR. Massacre commis par les phalanges chrétiennes avec le soutien logistique de l’armée israélienne contre les habitants palestiniens de ces camps en octobre 1982.

10NDLR. Yitzhak Rabin, travailliste, devenu premier ministre israélien en 1992, signe l’année suivante les accords d’Oslo de reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP que Nétanyahou ne cesse de dénoncer comme une trahison.

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