Le rapport sur les mécanismes de lutte contre la corruption en Irak publié par l’université de Kerbala s’articule autour de trois axes principaux :
➞ un axe économique inclut le budget de l’État, le secteur bancaire, la gestion par la Banque centrale d’Irak des devises étrangères et des transferts de fonds ;
➞ un axe politique traite d’un phénomène de corruption enfreignant tous les tabous dans un pays en proie au chaos politique et constitutionnel, et s’intéresse aux liens qu’entretient avec ce fléau le pouvoir exécutif, de même que le font les partis politiques, ainsi qu’au rôle du Parlement dans l’aggravation du phénomène, et à la responsabilité des autorités locales dans son extension à travers le pays ;
➞ un axe administratif traite de l’organigramme, de sa vétusté, des divers abus commis par des fonctionnaires qui outrepassent leurs compétences juridiques et administratives, et du chevauchement de compétences entre diverses directions.
Il n’est pas fait mention explicitement du rôle de l’occupation anglo-américaine de l’Irak (2003-2011) dans l’aggravation continue des pratiques de corruption, le délitement des structures socioéconomiques et le renforcement des clivages confessionnels et religieux. Déjà éprouvé par de longues années d’embargo économique et politique entre 1991 et le début de l’invasion du pays en 2003, et par les politiques imposées par les institutions financières internationales (FMI et Banque Mondiale) et arabes, l’Irak a dû passer d’une économie planifiée avec prédominance du secteur public à une économie de marché soumise à la loi de l’offre et de la demande. Cela a conduit à l’émergence d’une nouvelle classe de financiers, d’hommes d’affaires et d’agents commerciaux. Tous ces éléments ont contribué à aggraver les anomalies économiques et sociales et à créer un environnement propice à la corruption. Il est toutefois indirectement question de ces répercussions négatives de l’occupation lorsque, abordant certains aspects de la corruption administrative et politique, le rapport formule plusieurs propositions en vue d’élaborer de véritables politiques de lutte contre les mauvaises pratiques, ou visant tout au moins à en limiter les effets néfastes.
Nous présentons ici une série de remarques d’ordre méthodologique portant sur la forme et sur le fond de cette étude, et qui nous ont conduit à certaines conclusions.
Une méthodologie discutable
Tout d’abord, la période étudiée se limite aux années comprises entre 2012 et 2017, alors que les pratiques de corruption sont bien antérieures et remontent à l’occupation anglo-américaine de 2003 et même à la période d’embargo (1991-2003). Des pratiques qui ont eu un impact très lourd sur la dilapidation de la richesse nationale et le pillage des fonds publics. Ensuite, l’étude s’appuie en totalité sur les bulletins émanant de la Commission d’intégrité, à l’exclusion des autres organes de contrôle et de comptes. Elle ignore également les articles, reportages et études publiés sur le sujet, alors qu’il s’agit d’un matériau brut qui se prête à l’analyse et permet d’avoir une idée assez précise de l’importance des fonds de la corruption dans l’économie actuelle du pays.
Par ailleurs, la multiplicité des contributeurs, si elle apporte dynamisme et exhaustivité, s’accompagne de fait d’une multiplicité de points de vue et d’orientations idéologiques, ce qui se traduit par des incohérences et des contradictions entre certaines propositions. Enfin, certains pans de l’activité économique, qui ont pourtant un impact très lourd sur la prolifération de la corruption, sont ignorés. Ainsi des marchés de plusieurs dizaines de milliards de dollars passés dans les secteurs de l’électricité, du pétrole et de la logistique et dans lesquels sont généralement impliqués de hauts responsables du régime et des partis politiques, au nord comme au sud ; des contrats d’armement et de formation des forces armées, du recours aux experts et conseillers, ou encore des juteux contrats consécutifs aux appels d’offres publics des quinze dernières années.
Petits et grands profiteurs
Il faut tout d’abord faire la distinction entre deux pratiques qu’on pourrait aisément confondre, alors qu’elles sont foncièrement différentes : d’une part le gaspillage financier, dû à la faiblesse des gestionnaires des entités gouvernementales en matière d’expertise financière, économique, administrative ou juridique ; de l’autre la corruption et le pillage des ressources, de la richesse nationale et des fonds publics par des lobbies et des mafias qui bénéficient souvent de la protection de forces politiques, exécutives ou autres. Cette discrimination devrait permettre de traiter la corruption de façon plus efficace ou de désarticuler le phénomène en isolant ses éléments constitutifs pour mieux le combattre. Or, le rapport n’établit pas ce distinguo.
Il convient également de distinguer entre deux niveaux de corruption :
— la « corruption des petits », qui est généralement le fait des fonctionnaires, des sous-directeurs ou des officiers subalternes. Cette petite corruption — dont il ne faut pas sous-estimer l’ampleur ni la capacité de nuisance — trouve son origine dans la faiblesse des rémunérations et les failles du système de contrôle, de comptabilité et de suivi. Elle s’explique aussi par les relations de complaisance (tribales, claniques, régionales ou partisanes, voire religieuses et doctrinales), par la complexité des procédures bureaucratiques et les lacunes juridiques, ou encore par l’existence d’une relation souvent directe entre le demandeur de service et le prestataire ;
— avec la grande corruption, ou « corruption des grands », on a plutôt affaire ici à des lobbies aux procédés calqués sur ceux des mafias semi-organisées, et qui s’abritent derrière des paravents politiques, économiques, partisans ou autres. Bien que ces deux catégories soient brièvement mentionnées dans le rapport, l’analyse porte essentiellement sur la petite corruption à partir des données fournies par la Commission sur l’intégrité. Sans doute en raison du faible nombre d’affaires transmises à cette Commission, bien que les médias nationaux aient abondamment évoqué ces quinze dernières années des faits de corruption impliquant des dirigeants et mettant en jeu des dizaines de milliards de dollars sur au moins deux décennies. Le nombre des décisions de justice signalées dans le document (7 060 pour la période 2012-2017) ne correspond absolument pas à la réalité des mauvaises pratiques pour la période concernée, et reflète plutôt le caractère aléatoire de l’activité de la Commission. Ce chiffre est en effet très en deçà du volume des fonds brassés par une corruption tentaculaire.
L’économie de marché comme une évidence
Tout en présentant des suggestions intéressantes en vue de remédier aux lacunes et aux dysfonctionnements du système politique, administratif ou économique, le rapport fait l’impasse sur des mécanismes de contrôle autres que la Commission d’intégrité. Le document n’établit pas de lien direct entre cette corruption galopante et le passage à l’économie de marché, qui s’est accompagné du démantèlement et de la cession des entreprises publiques et des biens accumulés par l’État au cours des cinquante années précédant l’occupation et l’embargo. Laissant de côté l’approche de l’économie planifiée, la plupart des auteurs semblent reprendre à leur compte la théorie libérale. Des divergences de vues apparaissent toutefois ici et là, selon la plume de l’auteur : ainsi, il est proposé tantôt de recourir au FMI et à la Banque Mondiale pour se débarrasser de fonctionnaires devenus trop nombreux, et tantôt d’appeler le gouvernement à prendre des mesures pour corriger les mauvaises pratiques et bâtir une économie de marché productive avec un rôle accru de l’État. On suggère aussi de limiter l’usage du dollar en réponse aux besoins de certaines catégories de citoyens et de consommateurs sur le marché intérieur… pour recommander plus loin le versement d’une partie des salaires en dollars.
La proposition de créer une instance unique de contrôle pour lutter contre la corruption laisse perplexe : des expériences ont en effet montré que la pluralité des intervenants (organe central des comptes, instance de surveillance administrative, mécanisme de protection des fonds publics), chapeautés par un conseil supérieur de coordination, pourrait produire une saine émulation en vue de l’élaboration des politiques de contrôle et des textes de loi nécessaires.
Du fait que le rapport, pourtant riche en propositions détaillées de réformes, a centré son travail sur les affaires qui ont été transmises à la Commission d’intégrité ou dont celle-ci a pu se saisir, il ne parvient pas, alors que c’est là le plus important, à traiter les grandes affaires de corruption impliquant les hauts responsables, les chefs de l’armée et les dirigeants des partis politiques les plus influents. Cela pourrait également s’expliquer par les rapports de force sur le plan politique et social.
Nettement plus intéressants sont les détails concernant la réorganisation de l’administration après l’occupation anglo-américaine, notamment au niveau des gouvernorats et provinces. Ces entités, qui sont venues renforcer une bureaucratie pléthorique protégée par les principales forces politiques, absorbent chaque année des dizaines de milliards de dollars pour entretenir des bataillons de fonctionnaires dont le pays n’a pas besoin. L’argent public est dilapidé en marchandages financiers entre régions pour financer des projets qui s’avèrent bien souvent des foyers de corruption. Le préalable à toute réforme administrative serait donc de se débarrasser de cette organisation vétuste et propice à la corruption par des amendements à la Constitution afin de ne conserver que l’entité du gouvernorat. Les « provinces », créées pour contenter telle ou telle force politique et sous prétexte de rompre avec la centralisation qui prévalait avant l’invasion américaine, seraient quant à elles supprimées pour de bon.
Bien des solutions préconisées — par ailleurs intéressantes — visent en fait à remédier aux graves dysfonctionnements de l’économie (régime des importations, fiscalité, gestion du domaine public, mais aussi chômage, charges opérationnelles, régime des salaires...). Ces dysfonctionnements favorisent certes la corruption et la dilapidation des fonds publics, mais les remèdes proposés se limitent aux failles structurelles, alors qu’il serait plus judicieux de s’interroger sur le bien-fondé de la philosophie économique adoptée à partir de 2003 : l’économie de marché, qui suppose la réduction du domaine public, et que le colonisateur occidental a cherché à implanter avec brutalité. Le cas de l’Égypte après 1974 est un exemple parmi d’autres de cette situation : la corruption enregistrée au sein du secteur public depuis sa création au milieu des années 1950 et jusqu’en 2011 ne représente qu’une infime partie des pertes considérables causées en quelques années seulement, à partir de 1992, par les entreprises privées et les hommes d’affaires qui ont dominé les rouages de l’économie nationale.
Propositions insuffisantes en matière de contrôle
Pour assainir le secteur bancaire, il est proposé de « créer une instance supérieure de surveillance bancaire ». Si les dégâts causés par la corruption sont indéniables, une telle mesure ne se justifie pas pour autant, car elle ne ferait qu’accroître le nombre d’entités bureaucratiques existantes et contribuer ainsi à l’épuisement des finances publiques. Le mieux serait sans doute de renforcer les pouvoirs de la Banque centrale d’Irak pour augmenter son efficacité en matière de surveillance, de suivi et d’ajustement, et de mettre en place un mécanisme de contrôle et de comptes — l’équivalent de l’Autorité centrale d’audit en Égypte — chargé de surveiller et de vérifier les budgets des banques en général et de la Banque centrale en particulier.
Un élément capital de la lutte contre la corruption est passé sous silence : l’adoption d’un texte de loi contraignant sur la transparence et l’information qui autorise l’accès des instances de la société civile et des médias à l’ensemble des informations relatives aux marchés conclus, à la nature des dépenses gouvernementales et à leur mode de financement, ainsi qu’aux conventions internationales à caractère économique et financier. À défaut d’une loi que tous les responsables et acteurs administratifs et gouvernementaux seront tenus de respecter, la corruption continuera de régner en maître car, on le sait, « la corruption prospère dans l’ombre ».
Le rapport propose d’élargir les pouvoirs de certains intervenants tels que les cabinets de conseil. Or, l’action de ces bureaux risque d’être source de frictions inutiles en interférant avec celle des instances de contrôle : par exemple lorsqu’il s’agira de collecter les plaintes et de les adresser au barreau, qui les transmettra à son tour au parquet. Le travail de surveillance pourrait ainsi se trouver perturbé, et non pas servi, par ce rôle d’exécution des sociétés de conseil, dont la mission consiste plutôt à diagnostiquer et disséquer les facteurs favorisant la corruption, proposer de nouvelles politiques et estimer le volume de l’argent sale dans l’économie et la société.
Selon une idée reçue et fausse, le budget-programme serait mieux adapté à la lutte anticorruption que les budgets-projets. En fait, peu importe le nom, ce qui compte étant la nature du système de contrôle des programmes de dépenses d’investissements ou de charges courantes (opérationnelles) et, si elle est certes plus élaborée, la formule du budget-programme n’est pas nécessairement la plus indiquée ici.
Un autre élément crucial est négligé : le rôle des règlementations économiques dans l’aggravation, la protection et la facilitation des mauvaises pratiques, comme dans le cas de l’Égypte après 1979. Les lacunes entretenues sciemment ou non dans la règlementation, les lois et les règlements intérieurs ont en effet joué un rôle considérable dans le pillage des fonds publics et la protection des grands prédateurs. Pour lutter sérieusement contre ce fléau, il faut donc s’atteler à la révision des textes en vigueur pour en éliminer les articles favorisant la corruption.
Enfin, la question des fonds et des comptes spéciaux qui, depuis le milieu de la décennie 1970, ont proliféré en Irak comme dans d’autres États arabes (Égypte, Tunisie, Arabie saoudite) n’est pas abordée. Il s’agit pourtant d’un phénomène extrêmement nocif pour les finances publiques puisqu’il a conduit au pillage et à l’épuisement des ressources de ces pays.
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