Féminismes

Coran. Un djihad pour l’égalité des femmes

Le Coran et la femme est la traduction récente en français de Qur’an and Woman : Rereading the Sacred Text from a Woman’s perspective d’Amina Wadud, paru en 1992. Cet essai a jeté les bases d’une théorie coranique des genres, au fondement du féminisme islamique.

Il aura fallu presque trente ans pour que le premier ouvrage de la théologienne africaine-américaine Amina Wadud soit traduit en français, à l’initiative de Tarkiz, une jeune maison d’édition tunisienne dont c’est la première publication. Car en France, le courant réformiste dans lequel s’inscrit le féminisme islamique1 passe en dessous des radars de « l’islam de France », et un féminisme qui ne serait pas laïque semble toujours inconcevable pour beaucoup — surtout s’il est islamique.

Amina Wadud est l’une des figures de proue de ce mouvement intellectuel d’exégèse religieuse défendant l’égalité des sexes. Son livre, fruit de recherches entamées au milieu des années 1980 et au moment de l’émergence du concept de « genre » dans les études universitaires américaines, a connu un succès immédiat auprès de croyantes qui se désignaient elles-mêmes comme des « militantes lettrées »2.

Un honneur de façade

L’ouvrage d’Amina Wadud, désormais un classique, élabore à partir du Coran – et du Coran seul — une théorie de l’égalité des genres et dénonce le patriarcat comme étant fondamentalement contraire à l’islam. Pourquoi l’autrice a-t-elle écarté la sunna ? D’abord par respect de la discipline du tafsir, l’exégèse coranique, en ne s’attachant qu’à un objet unique pour approfondir sa réflexion. Ensuite — et c’est sans doute la raison principale, même si elle convient qu’elle est polémique —, parce qu’elle accorde plus d’importance au Coran, privilégiant « l’infaillibilité coranique à laquelle s’opposent les controverses historiques au sein de la littérature consacrée aux hadith. »

Le livre vise à déconstruire toute argumentation qui justifie « l’autorité des hommes sur les femmes, leur liberté de répudier leur épouse ou d’en prendre plusieurs, autant de prérogatives qu’ils considéraient comme des droits fondamentaux garantis par la religion »3. Les féministes arabes laïques ont buté tout au long du XXe siècle sur « ces jeux dialectiques destinés à convaincre les femmes de se soumettre aux restrictions [d’un] honneur de façade dans leur vie domestique et à accepter un statut inférieur vis-à-vis d’autres femmes dans le monde et vis-à-vis des hommes musulmans dans leurs propres familles et communautés », écrira-t-elle plus tard4.

« Je propose de faire une lecture du Coran du point de vue de l’expérience de la femme5 et sans les stéréotypes qui ont constitué le cadre d’un grand nombre d’interprétations faites par des hommes », dit-elle dans son introduction. Sa méthodologie interprétative fait appel à la fois au contexte dans lequel le Livre saint a été écrit, à son lexique et à la vision du monde induite, classant son travail à l’opposé du tafsir traditionnel autant que des lectures « intellectuelles » qui lui attribuent – et par extension à l’islam — l’origine de « la situation déplorable de la femme dans les sociétés musulmanes ».

Amina Wadid s’attache à démontrer que rien, absolument rien dans le Coran ne peut laisser entendre que l’homme et la femme ne sont pas égaux. Elle se base pour cela, en premier lieu, sur le dogme de l’unicité de Dieu (tawhid) et aboutit au raisonnement suivant : Dieu est unique, et il est au-dessus des humains. Si certains humains se placent au-dessus des autres — en l’occurrence, si les hommes se placent au-dessus des femmes —, alors ils « s’associent » à Dieu, et violent le principe du tawhid.

Un être humain comme les autres

L’être humain (insan) est, comme toute création divine, dual. L’homme et la femme forment une « paire » : « deux formes congruentes faites pour se compléter l’une l’autre en tant que tout ». Biologiquement différentes et complémentaires, mais surtout d’« essence égale ». Elle cite notamment : « Dieu vous créa de poussière, puis d’un peu de fluide, et vous fit paire » (35:11).

Si « l’homme n’est pas comme la femme » (3:36), cela ne signifie pas qu’ils possèdent l’un et l’autre des qualités exclusives qui détermineraient des rôles particuliers, et encore moins hiérarchisés en fonction du genre. L’étude des personnages de femmes décrites dans le Coran ne révèle que le contexte social et culturel dans lequel évoluaient les femmes au VIIe siècle « sans qu’il n’y ait ni critique ni apologie de la part du texte ». Le seul rôle spécifique attribué aux femmes en fonction de leur biologie, c’est celui de l’allaitement et du soin des petits enfants. Pour le reste, « quiconque fait une mauvaise action ne sera rétribué que par son pareil ; et quiconque, homme ou femme, fait une bonne action tout en étant croyant, entrera au Paradis pour y recevoir sa subsistance sans compter » (40:39-40).

Pour mieux faire comprendre ce type d’interprétation, elle a auparavant pris soin, dans son introduction, de distinguer les langues qui, comme l’anglais, n’ont pas de masculin ni de féminin, de celles qui rendent compte du genre, comme l’arabe — c’est aussi le cas du français (bien qu’elle ne l’évoque pas) —, ce qui rend sa démonstration plus sinueuse à la lecture dans ces deux langues, notamment. Cela ne signifie pas « que chaque utilisation du masculin ou du féminin soit limitée au genre sémantique. Un texte divin doit dépasser les restrictions propres à la langue des hommes ». Et elle s’attache par la suite à démontrer, toutes les fois que c’est possible et souvent de façon convaincante, qu’on ne peut pas avoir une lecture littérale du genre dans le Coran.

L’étude de la notion coranique de « mandat » (khilafa) vient renforcer cette théologie de l’égalité. Dieu a créé l’insan pour qu’il soit son agent (khalifa) sur la Terre et qu’il la régisse en son nom. Cette responsabilité incombe à chaque être humain, homme ou femme, à parts égales. Et ce qui s’oppose à l’exercice de la responsabilité par les femmes va à l’encontre du précepte coranique.

Verset après verset, mot après mot, elle recense les nombreux passages du Coran qui mentionnent explicitement l’idée d’égalité des genres. Pour ceux qui peuvent sembler problématiques à une exégète féministe, tels que la polygamie, l’héritage, la valeur du témoignage des femmes en justice…, elle rappelle au préalable la sourate Az-Zoumar (Les groupes), dans laquelle il est recommandé de toujours comprendre la parole divine dans son acception la plus élevée :

[Annonce la bonne nouvelle à Mes serviteurs]

qui prêtent l’oreille à la Parole, puis suivent ce qu’elle contient de meilleur. Ce sont ceux-là qu’Allah a guidés et ce sont eux les doués d’intelligence ! (39:18)

[…]

Et suivez la meilleure révélation qui vous est descendue de la part de votre Seigneur, avant que le châtiment ne vous vienne soudain, sans que vous ne [le] pressentiez (39:55)

Elle a parfois recours à la sémantique de certains mots, comme celui de « daraba » dans le célèbre — et controversé — verset 4:34 qui semble autoriser l’époux à battre l’épouse en cas de crise conjugale : « [...] Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les ». Le verbe est polysémique, l’un des sens, pour lequel elle opte, serait « quitter » (plutôt que « frapper »).

Enfin, elle recontextualise certains passages. Ainsi de la présence des huri, jeunes vierges au teint clair comme récompense (sensuelle) ultime au Paradis. Elle rappelle que durant la période mecquoise (les treize premières années de la Révélation), « le Coran s’adresse prioritairement à un auditoire d’éminents patriarches », qu’il s’agit de convaincre. Mais ensuite, durant la période médinoise, « l’emphase est mise sur la compagnie, l’amitié, le confort, et l’harmonie au Paradis par opposition à l’isolement, la solitude et le désespoir de l’Enfer ». La compagnie harmonieuse qui attend les croyant.e.s renvoie plus généralement à l’idée de complétude de la « paire » essentielle, s’agissant des hommes comme des femmes.

Un acte révolutionnaire

Malgré quelques difficultés d’argumentation sur certains points — bien connus des détracteurs de l’islam —, Le Coran et la femme a jeté les bases d’une théorie de l’égalité des genres dont les musulmanes avaient besoin, non seulement dans un cadre familial, lieu des inégalités les plus criantes, mais aussi pour appuyer des revendications d’ordre juridique. Le livre a d’ailleurs été traduit dans de nombreuses langues. Dans les universités américaines, il a fait l’objet de cours et de séminaires fréquentés par des musulmans et des non-musulmans américains et étrangers.

Comment le lire aujourd’hui, justement, quand on est athée ? Au-delà du texte et même au-delà de l’islam, comme un acte révolutionnaire de féminisme radical dans le champ religieux des trois monothéismes dominés par le même conservatisme patriarcal. Comme une intrusion dans l’agora des savants qui arrache une égale dignité de toute exégèse féminine, sans en demander l’autorisation. Comme l’affirmation d’une égalité absolue, sans aucune négociation ni compromis sur la question du genre, et justifiant par avance toute revendication des droits des femmes dans le monde musulman. Et par conséquent, pour en finir avec la pseudo-contradiction entre « féminisme » et « islamique ».

1Certaines personnes distinguent en français « féminisme islamique » et « féminisme musulman ». Selon l’Institut du monde arabe, « islamique » serait relatif à la civilisation et « musulman » à la religion. Nous conviendrons ici de conserver la traduction du terme le plus courant en anglais, « islamic feminism ».

2Margot Badran, « Où en est le féminisme islamique ? », Critique internationale, 2010/1 (no. 46).

3Margot Badran, Ibid.

4« Foi et féminisme : pour un djihad des genres » in Existe-t-il un féminisme musulman ?, collectif Islam et laïcité, L’Harmattan, 2007.

5Elle utilise le terme au singulier, contrairement à l’usage féministe qui rejette ce singulier « patriarcal », pour souligner que son livre traite du concept de "femme" dans le Coran.

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