Dans l’enfer ordinaire de Homs

Jonathan Littell, auteur des Bienveillantes (prix Goncourt 2006) a passé deux semaines et demie à Homs, début 2012, peu après l’assassinat du journaliste Gilles Jacquier. Il a publié à son retour Carnets de Homs, qui traduit un moment du conflit syrien : celui de l’enlisement dans la guerre.

Dans le quartier de Bab Dreeb à Homs.
Bo Yaser, Wikipedia Commons, 5 avril 2012.

Le témoignage de Jonathan Littell se situe un an après le déclenchement du conflit, alors qu’à Homs la confrontation est relativement équilibrée entre l’Armée syrienne Libre (ASL), qui tient les quartiers périphériques, et les forces de Bachar Al-Assad.

Après son départ, Assad fait réduire les quartiers les plus marqués par la rébellion, notamment celui de Baba Amr, déjà stigmatisé pour son appartenance à l’ASL. Il est pilonné « à la tchétchène » par des blindés et des chars, rue par rue, maison par maison, pendant un mois, jusqu’à ce que la rébellion s’effondre. De nombreux journalistes sont tués dans cette bataille féroce que Jonathan Littell suit de loin, inquiet pour ceux qu’il a rencontrés. Il a été plongé dans l’enfer, puis en est sorti presque facilement, au gré des checkspoints, repassant par le Liban tout proche.

Sa chronique n’en a que plus de poids. La mort est constante, journalière. Selon les lieux, les snipers tuent au détour des rues, pour s’amuser, pour le plaisir, vieillards, invalides, handicapés, urbains partant au travail ou rentrant leurs poubelles, enfants jouant ou faisant des courses, avec nonchalance ou férocité, laissant leur part inévitable au hasard et au chaos. Jonathan Littell ne juge pas, il décrit le plus fidèlement possible les massacres de familles entières, les enterrements attaqués délibérément — tout rassemblement est vulnérable —, les passants exécutés après avoir servi de boucliers humains, les médecins et les infirmiers ciblés alors qu’ils soignent dans des centres de fortune, des immeubles dévastés où des passages sont creusés pour éviter les rues sensibles, au milieu des gravats, des poubelles, sans électricité ni eau. Des files d’attente pour le mazout, pour s’éclairer et se chauffer dans le froid de l’hiver.

Parfois il faut même couper les oliviers. Parfois on passe, on traverse la rue en courant ou on est touché, mais on rit, on mange, on dort, on nettoie des armes hétéroclites, russes, chinoises, tchèques, italiennes, américaines, espagnoles, belges, performantes, sophistiquées. On tire en l’air, gaspillant comme à plaisir des munitions qui ne manquent pas plus que l’argent, car tout s’achète et se monnaie.

Dans certaines rues il y a des tiges de métal pour tirer les cadavres ou les blessés. L’auteur visite des hôpitaux clandestins, recueille les témoignages de médecins qui ont vu des blessures causées par la torture non soignées, entend parler de prisons secrètes où se déroulent des horreurs, saisit les récits innombrables des survivants qui montrent leurs plaies ou leurs cicatrices — autant d’atrocités devenues presque banales —, assiste à des manifestations le vendredi à la sortie des mosquées et s’étonne de l’énergie survoltée des survivants qui chantent et dansent, récitent des poèmes d’Omar Khayyam.

La liesse permet de relâcher la tension. Le groupe génère l’énergie. Les cortèges funèbres n’expriment ni le deuil, ni le recueillement, mais la rage et la douleur de la perte. La peur a disparu. Les enfants sont spécialement visés, surveillés, incités à dénoncer leurs parents, tués pour rien, enterrés à la sauvette… Il y a des jours de trêve et des jours où les combats redoublent. Les combattants évoluent dans un chaos ou l’on vit quand même. Les femmes sont invisibles, cachées, tantôt enlevées, tantôt violées, ce qui suscite des vengeances inexpiables.

Littell décrit ce stade du conflit armé après que les manifestations pacifiques ont été réprimées dans le sang, le maillage territorial de ces banlieues pauvres de Homs par l’ASL, composée essentiellement de déserteurs qui se disputent l’attention des journalistes de passage.

Quarante ans de répression quotidienne ont donné à la société syrienne un goût excessif des contrôles, « à la Bachar », écrit-il. Ses ennemis reproduisent les entraves du maillage officiel : contrôle de l’argent, des armes, des munitions, des distributions de vivres, d’aides, du marché noir, des soins… avec des conseils militaires, exécutifs et des comités de coordination. Un monde de débrouilles et de magouilles quotidiennes, qui permet de survivre, de circuler, de manger, de dormir. Deux sociétés dédoublées, parallèles, qui coexistent avec les postes militaires, que l’on contourne, que l’on amadoue même, avec lesquels on traite aussi pour échanger armes, munitions ou informations.

Après avoir combattu, les soldats de l’ASL (qui ont leurs officiers et leurs cantonnements) mettent la guerre en scène, par réseaux sociaux interposés. La guerre est aussi médiatique et les morts, les blessés, les tortures sont filmés et mis sur le net.

Les opinions ne sont pas encore totalement tranchées : certains sont pour le Conseil national syrien (CNS), d’autres pour la liberté, sans plus ; la pensée politique semble très aléatoire. Les « rebelles » veulent essentiellement une protection internationale dont on sait maintenant qu’ils ne l’auront pas et dénoncent le régime qui attise une guerre confessionnelle dans des quartiers et des villes où les différentes confessions cohabitent depuis toujours et qu’il s’agit, par des atrocités systématiques, de dresser les unes contre les autres pour favoriser une sorte d’épuration ethnique. Certains appellent au djihad, à la militarisation, d’autres sont favorables à l’auto-défense, d’autres encore s’y refusent. Certains veulent la paix, d’autres le chaos régional.

La religion imprègne tous les instants, sert de refuge inscrit au plus profond de la vie. Les prêches, les prières ressoudent les communautés, les unifient, fabriquent de la volonté collective, mais, à ce stade, ce n’est pas une guerre religieuse. Littell reproduit un tag qui dit : « La liberté est un arbre qui s’irrigue avec du sang ». C’est une guerre tout court où l’incohérence dépasse les motivations initiales ; un carnage ordinaire, en somme, sans issue, sans espoir, à la fois féroce et humain. En tous cas un témoignage qui permet de mieux comprendre, si c’est possible.

  • Jonathan Littell, Carnets de Homs, hors-série Connaissances, Gallimard, 2012. - 256 p.

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