Exposition

Deux créatrices syriennes pour exorciser la violence

Randa Maddah et Ola Abdallah à Paris · À l’occasion de l’évènement « Porte ouverte sur les ateliers d’artistes syriens » à Paris, Pauline de Laboulaye trace le portrait de deux créatrices, Randa Maddah et Ola Abdallah. Chacune à sa façon fait face aux enjeux de l’exil et de la représentation de la tragédie que vit la Syrie. Quand Randa Maddah témoigne avec force du drame de sa patrie, Ola Abdallah puise dans l’abstraction une mise à distance méditative.

« In the mood for color »
Ola Abdallah

Les événements de Syrie ont précipité vers l’exil la plupart des artistes syriens, partis dès la première vague d’émigration pour échapper à la répression qui s’abattait sur les jeunes et les intellectuels impliqués dans les manifestations de l’éphémère printemps syrien. Après une étape au Liban, en Turquie, en Jordanie ou dans le Golfe, beaucoup se sont installés à Paris ou à Berlin. Certains, déjà présents dans des écoles d’art ou des universités européennes se sont trouvés privés de bourse et sans ressources. Tous ont connu la galère du voyage, des papiers, d’une administration tatillonne, de l’apprentissage de la langue, des petits boulots, des loyers trop chers, de l’absence d’atelier et de lieu où entreposer leurs œuvres, de la difficulté à se procurer du matériel et à se connecter avec la scène artistique locale. C’est cette dernière lacune que tente de combler l’opération Portes ouvertes sur les ateliers d’artistes syriens à Paris en faisant connaitre aux collectionneurs et curateurs français ces artistes en exil dont la sensibilité et le dynamisme enrichissent la vie artistique parisienne.

Itinéraire artistique : montrer le monstre

La formation académique qu’ils ont reçue à la faculté des beaux-arts de Damas, pour la plupart, leur a donné une grande maitrise des arts traditionnels du dessin, de la peinture et de la sculpture, généralement dans une veine figurative avec quelques éléments d’un modernisme hérité de professeurs formés en Europe dans les années 1960. Le manque de moyens leur a appris à ruser avec les matériaux et leur relatif isolement les a tenus éloignés de la scène internationale de l’art, les amenant à développer des caractéristiques propres. La dure nécessité de l’exil a aboli cette distance. Beaucoup de ceux qui se sont installés en France ont dû s’inscrire dans des universités où ils obtiennent des doctorats qui ne leur ouvrent pas pour autant les portes de l’enseignement, ou bien ils participent à tous types de résidences. Leur pratique s’en trouve modifiée sans toutefois perdre une identité à laquelle ils sont d’autant plus attachés qu’ils se sentent solidaires des malheurs de leurs compatriotes et ne se résignent pas à un exil définitif.

Après quarante ans de dictature, les artistes syriens ont appris à résister par l’art. Ils savent manier la métaphore pour contourner la censure, parler de liberté religieuse ou politique sans le dire, ou exprimer leur colère à travers la matière. Si l’exil leur apporte une (relative) liberté d’expression, il les cantonne à un rôle de témoin qui les oblige à repenser les formes de leur engagement et à poser la question de la représentation de la tragédie. Tandis que les artistes français utilisent la violence des images médiatiques dans des installations à visée critique, les artistes syriens doivent exorciser celle qu’ils ont subie. Qu’elles soient figuratives ou abstraites, expressionnistes ou graphiques, leurs œuvres portent de façon plus ou moins explicite la marque de cette expérience. On y retrouve en particulier le thème du monstre, envahissant et omnipotent comme le pouvoir, ou omniprésent comme le mouchard embusqué derrière ses lunettes noires. Représentation cathartique de la colère et de la peur, le monstre défigure les visages et les corps, voire les objets, jusqu’aux enfants aux yeux vides qui flottent comme des fantômes. Avec le temps cependant, l’expérience traumatique peut être mise à distance, et même si elle reste présente au quotidien sur les écrans et les réseaux, le propos prend un tour plus personnel et universel à la fois.

Malgré des parcours très différents, Ola Abdallah et Randa Maddah ont en commun leur formation à la faculté des Beaux-Arts de Damas, leur engagement au service de leurs compatriotes et leur capacité à mobiliser en un temps record, avec la collaboration de Dunia Al-Dahan, leur réseau d’amis artistes pour l’opération Portes ouvertes.

Randa Maddah : construire avec les ruines

Série « Self-portrait of a homeland » (bronze)
Randa Maddah, 2016

L’œuvre de Randa Maddah est caractéristique de ce parcours. Contrairement à la plupart des artistes syriens de Paris, elle retourne fréquemment dans son village natal du Golan, Majdal Shams. Conquise sur la Syrie en 1967, cette partie du Golan a été annexée unilatéralement par Israël en 1981 malgré une longue résistance de ses habitants qui ont refusé, comme elle, d’adopter la nationalité israélienne. Profitant de la possibilité offerte aux jeunes du Golan occupé de poursuivre leurs études en Syrie, Randa Maddah a passé cinq ans à Damas pour se former à la sculpture et au dessin avant d’être obligée de quitter définitivement la Syrie à la fin de ses études.

C’est à son retour à Majdal Shams, en 2006, après avoir trempé dans sa culture d’origine, qu’elle prend la mesure de la confiscation, de la violence et de l’abandon auxquels elle et les siens ont été livrés. Considérée comme sans nationalité, elle traduit son sentiment d’impuissance et de colère en façonnant et en dessinant des personnages aux corps torturés ou tronqués, d’une grande puissance expressive. Suspendues comme des marionnettes entre « une terre qui s’ouvre et un ciel indifférent » ou bien rampant comme des larves, ces figurines représentent l’effet produit par la souffrance quotidienne sur les corps et les esprits.

Light Horizon — YouTube
Randa Maddah, 2012

Pour lutter contre les manipulations de l’histoire et de la géographie infligées par la puissance occupante, Randa Maddah fonde avec d’autres artistes, le centre culturel Fateh Elmudddares de Majdal Shams, unique lieu d’art et de culture du Golan occupé. Elle y organise des festivals et des ateliers, mais travaille également à Jérusalem et à Ramallah. C’est à cette occasion qu’elle obtient, en 2008, un prix de la Fondation A. M. Qattan du meilleur artiste de l’année. En 2012 elle explore une voie plus documentaire et narrative à travers la vidéo-performance. Dans Light Horizon, une actrice fait le ménage d’une ruine située dans un village détruit par l’armée d’occupation en 1967, comme la quasi-totalité des villages du Golan occupé ; une façon pour l’artiste de « créer une familiarité au milieu de la tragédie et de la destruction ». Montré au festival de Locarno en 2013, le film obtient un prix à Marseille en 2014.

In View — YouTube
Randa Maddah, 2017

Dans la foulée, Randa Maddah est invitée pour quelques mois à la Cité internationale des arts de Paris avant d’être admise en 2016 à l’École nationale des beaux-arts de Paris où elle entame des études. Durant l’été 2017, elle retourne à Majdal Shams où elle tourne In View depuis le toit de sa maison située sur la ligne de cessez-le-feu entre le Golan occupé et la Syrie. Cette installation de miroirs mobiles dévoile par intermittence les signes d’une présence militaire qui fait désormais partie du paysage. Passant de la matière à l’image, d’un expressionnisme douloureux à une mise à distance plus conceptuelle, Randa Maddah poursuit aujourd’hui un travail de réparation en collectant des objets trouvés dans les ruines des villages détruits du Golan pour construire des histoires, comme autant de mémoires en danger d’oubli.

Ola Abdallah : une abstraction méditative

Ola Abdallah a vécu une partie de son enfance à Paris. Même si elle est en France depuis 17 ans, c’est depuis l’arrivée de ses parents en 2013 et l’impossibilité de retourner en Syrie qu’elle se sent réellement en exil. À partir de 2015, elle accueille des artistes syriens dans son studio pour montrer leur travail et organise des événements pour lever des fonds au profit d’associations d’aide aux enfants de Syrie. Ola prend également en charge, par ses écrits, la chronique de ces artistes et leur donne la parole.

« Deep blue »
Ola Abdallah

En France depuis longtemps, cette artiste se situe dans la tradition de l’abstraction française, telle qu’elle l’a apprise chez le peintre Tal Coat dont elle a établi le catalogue raisonné des œuvres sur papier, et chez Aurélie Nemours1), sur qui elle a écrit une thèse de doctorat. C’est pourtant la calligraphie arabe et ses lignes souples qui l’amènent à peindre des bandes horizontales, précises et rectilignes comme des portées où le lyrisme des caractères fait place à celui de la couleur et de ses vibrations lumineuses.

« Peace is green »
Ola Abdallah

À l’aide d’un pinceau carré trempé dans l’encre colorée, l’artiste imbibe le papier de riz marouflé sur une toile préparée au pigment. Les bandes tracées avec soin viennent recouvrir les formes cubiques du fond, laissant à la chimie le soin de déterminer le résultat de la rencontre entre matières et couleurs. Tout repose sur un délicat équilibre entre maitrise géométrique et accident poétique, ascèse et spontanéité. Le pinceau voile et dévoile, laissant deviner des espaces sous-jacents, comme des souvenirs de paysages ou les traces d’un paradis perdu entrevues à travers le prisme de la mémoire.

1Aurélie Nemours (1910-2005) a consacré son œuvre à l’abstraction — le cubisme ayant été à l’origine de son travail — posant ainsi la question du sens dans la représentation artistique.

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