Houmt Souk, chef-lieu de l’île de Djerba. Les habitants sont formels : ici, l’islam n’est pas différent de celui du continent. Pourtant les historiens de l’islam mentionnent l’existence de l’ibadisme sur l’île de Djerba, dans le Mzab en Algérie et le djebel Nafusa en Libye, ainsi qu’au sultanat d’Oman. Chaque passant, vendeur du souk, fidèle terminant sa prière, femme traditionnellement drapée de son houli blanc — grande pièce en coton dont elle s’enroule tout le corps —, mais aussi femme venue du continent pour travailler dans le tourisme : personne ne semble connaître le nom même d’ibadite. Comment à Djerba peut-on ignorer l’existence de cette communauté si ancienne qui régnait autrefois sur une grande partie du Maghreb ? Regards dubitatifs, haussements d’épaules, tous nient l’existence de ce groupe fréquemment présenté comme la troisième voie de l’islam.
Djerba est pourtant bien l’un des derniers territoires de l’ibadisme. Cette communauté remonte à une scission 25 ans après la mort du prophète Mohammed. Lors de la bataille de Siffin en 657, un groupe conteste l’issue du combat qui oppose les deux prétendants à la succession : Ali et Mou’awiya, et sort de la bataille. Ces contestataires, les mouhakkima, sont nommés kharidjites (les sortants) et forment un groupe considéré comme dissident. Cette filiation aux kharidjites facilite l’explication historique de l’origine de l’ibadisme. Mais les partisans de cette branche musulmane la contestent, du fait qu’ils ne partagent pas la violence doctrinale promue par les kharidjites à l’époque. Aujourd’hui l’appellation kharidjite n’est plus employée que par les détracteurs des ibadites pour les disqualifier.
Si leur existence est ignorée à Houmt Souk, c’est que les ibadites y sont rares. Les quelques dizaines de milliers d’entre eux qui peuplent l’île, sur une population de 150 000 habitants, sont davantage concentrés dans le sud-ouest de l’île, à l’exact opposé des plages de sable fin qui attirent touristes et Tunisiens du continent, sunnites de rite malikite, et qui représentent aujourd’hui plus de la moitié des habitants de l’île.
Cette amnésie sur l’ibadisme tunisien a aussi une raison historique. Contrairement aux ibadites d’Algérie de la région du Mzab, ceux de Tunisie n’ont jamais fait l’objet d’une reconnaissance officielle de la part des autorités. Soufien Mestaoui, originaire de Djerba et directeur de l’institut Ibadica à Paris, remarque : « Même si la figure du Djerbien renvoie aux Tunisiens l’image d’un entrepreneur honnête et d’un homme de confiance, son ibadité reste paradoxalement souvent ignorée de ses propres concitoyens. »
Théologie, jurisprudence et pratiques
Les ibadites ont leur propre théologie, ainsi qu’une jurisprudence particulière distincte de celles utilisées par les sunnites et les chiites. Ils sont par exemple opposés à l’anthropomorphisme de Dieu et au littéralisme. Ils se réfèrent à une interprétation métaphorique du Coran et à l’authenticité des sources scripturaires. Ils s’appuient sur certains hadiths (traditions prophétiques), soigneusement sélectionnés et dont la transmission est sans équivoque : 1 005 hadiths, un chiffre bien inférieur aux milliers de hadiths de la tradition sunnite. Quelques particularités rituelles durant la prière les distinguent des sunnites de rite malikite, majoritaires en Tunisie. Ainsi, par exemple, ne répondent-ils pas « amin » comme il se doit après la récitation de la Fatiha, la sourate d’ouverture du Coran récitée au début de chaque prière.
De plus, les ibadites se refusent au prosélytisme, comme le souligne Brahim Cherifi, anthropologue ibadite du Mzab : « Nous avons intégré de ne pas convertir les autres. » Djerba, l’île des ibadites, est connue pour sa très grande tolérance religieuse. Elle abrite l’une des plus anciennes synagogues du monde, la Ghriba. Mongi ben Maad, commerçant ibadite de Djerba, se souvient : « Je suis né et j’ai vécu au village de La Ghriba. Dans notre éducation, nos parents ne nous ont jamais dit que les juifs étaient différents de nous et que nous avions des droits sur eux. Bien au contraire ! » Virginie Prevost, historienne de l’ibadisme, synthétise : « Il y a toujours eu une symbiose entre juifs et ibadites, notamment dans le partage des tâches commerciales. Ils vivaient en très bonne intelligence à Djerba. C’était le cas également dans le Mzab. »
Un islam puritain
Les ibadites se distinguent aussi par le rigorisme qui marque leur quotidien, ils sont souvent comparés aux protestants pour leur puritanisme. Un purisme qu’on retrouve jusque dans l’architecture des mosquées. Abdelmajid Kachkouch, Djerbien ibadite, directeur de l’Association de sauvegarde de l’île de Djerba, raconte : « On distingue les mosquées ibadites des mosquées malikites par leur simplicité. » Une sobriété relevée également par l’historien ibadite de Djerba, Mohamed Gouja : « La mosquée ibadite est à échelle d’homme. On ne se sent pas tout petit comme à la mosquée des Mamelouks au Caire. La mosquée ibadite a l’air d’être prosternée, c’est comme si elle faisait elle-même la prière. » Virginie Prevost renchérit : « Chez les ibadites, on privilégie des murs nus pour que le fidèle ne soit distrait par rien, pour favoriser le contact le plus pur et le plus direct avec Dieu. »
Ce modèle de frugalité ibadite s’applique également aux maisons djerbiennes. Gouja rappelle que l’architecture traditionnelle dissimule les disparités sociales et les différences de classe entre les habitants : « De l’extérieur, on a l’impression que les gens sont tous pareils, qu’ils vivent de la même façon. C’est à l’intérieur que certains peuvent étaler leurs richesses. » Il en va de même pour le vêtement toujours sobre, jamais ostentatoire. L’habit traditionnel djerbien défie toutes les modes. C’est à sa blouse qu’on reconnaît le Djerbien. Même si Soufien Mestaoui regrette la perte des valeurs ibadites à Djerba aujourd’hui : « Les habitations modernes qui ne reprennent plus les codes architecturaux de l’île, les mosquées sont parfois détruites, souvent dénaturées, pour faire place à des mosquées génériques sans aucun charme. »
Égalitaristes et contestataires
Les ibadites sont souvent décrits comme les « démocrates de l’islam ». Pour les premiers ibadites, le calife devait être élu sans distinction de rang. Le commandeur des croyants devait être choisi pour sa vertu, son savoir et sa piété, et non pour son appartenance à la tribu de Mohammed comme chez les sunnites ou à sa famille comme chez les chiites. Gouja rappelle cette égalité prônée par le mouvement auquel il se rattache : « Pour les ibadites, il n’y a aucune différence entre un Arabe et un non Arabe musulman, du moment qu’ils adoptent une même foi. Il n’y a aucune distinction de valeur entre les musulmans dans une société donnée. »
Selon Slimane Tounsi : « Même un Berbère pouvait être élu. Cette idée de justice et de justesse a tout de suite séduit les tribus et les Berbères du Maghreb. » C’est ainsi que Prevost comprend le succès remporté par l’ibadisme dans les tribus berbères du Maghreb : « Les Berbères ont dans leur grande majorité adopté l’islam sous sa forme contestataire ibadite beaucoup plus égalitaire et qui luttait contre la forme d’oppression que les conquérants arabes imposaient en Afrique du Nord. Parce que les Arabes considéraient que les Berbères, même convertis à l’islam, n’étaient pas des musulmans aussi bons que ceux d’origine arabe. C’est ainsi qu’une grande majorité de Berbères à l’époque a adopté l’ibadisme. » La doctrine ibadite a pu aussi légitimer des soulèvements contre des gouverneurs arabes qu’ils jugeaient trop autoritaires. Car l’ibadisme permet de s’opposer au gouverneur injuste et même de le destituer. Brahim Cherifi, aime à le rappeler, « l’ibadisme est intimement lié à cette identité berbère, l’un ne s’oppose pas à l’autre. »
Cette position politique contestataire leur a valu de nombreuses persécutions dans l’histoire, ce qui explique là encore leur discrétion et leur absence d’ostentation. Puis progressivement, au cours des siècles, l’ibadisme a reculé au Maghreb pour se limiter finalement aux trois régions citées.
Face à l’intolérance religieuse
Face à l’émergence du salafisme radical, on assiste à une résurgence de l’intolérance religieuse et des violences. L’anthropologue Brahim Cherifi se plaint du regard porté sur eux par les salafistes qui « considèrent les ibadites comme des hérétiques, des gens non conformes à l’orthodoxie religieuse musulmane. » Les ibadites œuvrent aujourd’hui au dialogue et appellent à une reconnaissance mutuelle entre les différents courants de l’islam et les autres religions. Le sultanat d’Oman organise un colloque annuel et multiplie les initiatives dans ce sens.
Slimane Tounsi surenchérit sur les valeurs des ibadites qu’il oppose au djihadisme : « On n’a jamais trouvé d’Algérien ibadite dans les maquis durant la guerre civile. Toutes les nationalités du Golfe ont été impliquées dans des attaques terroristes depuis le 11 septembre. Jamais on n’a pris d’Omanais (ibadite) dans un acte terroriste. Rien, personne ! Cela doit interroger le monde. »
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