— Le mari : C’est parce que tu es là que je suis très seul
— Sa femme : Je comprends pas
— Le mari : C’est pour çà que je suis seul parce que tu comprends pas parce que tu fais des choses sans les comprendre et tu ne sens pas comme ça me confusionnes ton manque de rigueur c’est normal que tes yeux soient comme çà approximatifs décalés ils sont sans rigueur eux aussi c’est cohérent avec ton intrinsèquité…
— Sa femme : Mais je te fais à manger
— Le mari : Et tu laves le linge
— Sa femme : Et je te fais le café
— Le mari : Et tu nettoies la baraque oui c’est bien moi je n’aurais pas nettoyé c’est sûr c’est sûr que je n’aurais pas nettoyé de toute manière j’ai pas le temps avec tout le temps que je passe à compartimenter après toi
— Sa femme : Et alors qu’est-ce qui te manque ?
— Le mari : Tu discutes pas
— Sa femme : Qu’est-ce qu’on fait depuis une heure, là ?
— Le mari : On parle on discute pas
— Sa femme :…
— Le mari : Puis des fois tu pleures
— Sa femme : Et alors ?
— Le mari : J’aime pas quand tu pleures ça m’irrite les pleurs de femme
La mer est ma nation, dont le texte a été écrit en 2017, est la seconde pièce de Hala et la première à avoir été mise en scène dans le cadre du festival Les Zébrures d’automne (ex-festival des Francophonies en Limousin) aujourd’hui dirigé par Hassane Kouyaté. Ce festival s’est déroulé du 22 septembre au 2 octobre 2021 et était dédié cette année aux créations du Proche-Orient et de l’Asie.
Pour son premier texte de théâtre, Tais-toi et creuse (éditions Dar Arcane, 2014), Hala Moughanie, qui vit au Liban depuis 2003 après une quinzaine d’années d’exil à Paris, a été lauréate du prix RFI Théâtre 2015. Si son dernier texte, Memento Mori (2019) avait été partiellement mis en scène dans le cadre du spectacle Fissures de Marc Agbedjidji, cette reconnaissance ne lui ouvre pas automatiquement les portes des plateaux. Au Liban où la crise politique, économique, sanitaire et sociale est dévastatrice, encore moins qu’ailleurs. Si c’est un de ses compatriotes, Imad Assaf, qui s’en est emparé avec fascination, il ne vit pas au Liban, lui, mais en a saisi toute la puissance :
Le texte agit comme un mouvement vertigineux d’images et de discours, déployant de multiples lignes narratives qui produisent, à retardement, plusieurs niveaux de perception et de réflexion. Les sujets et les thématiques y foisonnent habilement : exil, déracinement et territorialité, désastre écologique, vicissitudes du couple, patriarcat, stigmates de la guerre et tartufferie de ceux qui la propagent, rapport à l’altérité…
Le couple dysfonctionnel de La mer est ma nation (Soleïma Arabi et Miglen Mirtchev ou Emmanuel Rehbinder en alternance) n’apparaît pas comme spécifiquement libanais. Il renvoie à un malentendu entre hommes et femmes qui n’a rien d’existentiel, mais s’ancre dans un rapport de domination sociale patriarcale. L’arrivée par la suite d’un couple de femmes, la mère et la fille (Murielle Colvez et Marianne Deshayes), des réfugiées qui fuient la guerre dans leur pays et vont entrer en collision avec les deux personnages, inscrit davantage le récit dans le pays d’origine de l’autrice.
Ils vivent « quelque part dans une ville, dans une cour extérieure, devant une baraque de fortune », et l’amoncellement des déchets autour d’eux évoque la crise qui avait défiguré la région de Beyrouth dès 2015, et entraîné des manifestations préfigurant la contestation de la corruption d’octobre 2019. Le mari et sa femme, pour protéger leur maigre territoire convoitable pour ceux qui n’ont rien, ont érigé des barbelés autour de la maison comme on échafaude des frontières avec l’autre, l’étranger, refondant, jusqu’à un certain point, leur propre relation toxique. Tout comme dans Tais-toi et creuse, les rapports familiaux — la matrice pour Hala Moughanie de la domination et de la soumission — sont une source inépuisable de déconstruction. Dans cette première pièce, les relations entre un père, une mère et un fils étaient décortiquées dans un paysage de guerre, autour d’un trou d’obus qui avait défoncé le quartier. Un paysage fictionnel, mais qui renvoyait à la guerre israélienne de 2006 contre le Hezbollah à laquelle avait assisté la dramaturge, et à la guerre civile qu’elle avait dû fuir, enfant.
Contre la violence, la destruction et la corruption qui mine son pays et sape ses institutions, Hala Moughanie répond par l’écriture et fait sienne la maxime de Franz Kafka : « Toute littérature est assaut contre la frontière ». La frontière est pour elle un thème d’investigation. C’est la ligne rouge qui sépare les hommes et les femmes dans la ville, ces dernières n’ayant pas le même accès à l’espace public. C’est la ligne de démarcation qui sépare les réfugiés — près d’un million de Syriens depuis 2011 et quelque 300 000 Palestiniens — pour une population de 4 millions d’habitants au Liban. Une proportion énorme pour ce pays minuscule et fragile qui témoigne de ce que l’écrasante majorité des personnes migrantes ne vont pas du sud vers le nord (l’Occident peut cesser de trembler !), mais à l’intérieur de leur propre pays ou dans les pays voisins.
« C’est à Beyrouth que je veux inscrire ma parole. Rester est un choix. » Outre son activité d’écrivaine, Hala Moughanie est consultante dans le domaine de la coopération internationale, impliquée dans Mouwatinoun wa mouwatinat fi dawla (Citoyens et citoyennes dans un État). Ses textes reflètent clairement son rapport au monde et son engagement à remettre en cause un système familial, social et politique qui produit l’écrasement des êtres. Son écriture lucide et acérée, acide et drôle est une véritable découverte.
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