« Écorces », roman familial algérien

Avec Écorces, son premier roman, l’écrivaine algérienne Hajar Bali entrecroise les destins de ses personnages avec les moments clés de l’histoire de son pays au XXe siècle dans une saga dont la narration éclatée reflète le difficile cheminement de la parole dans le huis clos familial — et social.

Afifa Aleiby, Mother, 1984

Personne n’a pensé à réchauffer la sauce, personne ne met la table, ni même ne l’a débarrassée des restes du petit déjeuner. Elle s’active. Les yeux baissés, silencieuse, le cœur lourd. Lorsqu’elle surprend le regard inquiet de Nour sur elle, elle va jusqu’à lui sourire bravement, lui murmurant en son for intérieur : ‟Mon petit j’ai le cœur en lambeaux. Si tu savais ! Kamel a été bavard cette fois. Il a parlé, parlé, si tu savais. Et à la fin, il a même dit : Depuis le jour de mon arrestation, j’attends que tout le monde me pardonne.”

Nour est étudiant en mathématique. Il vit avec trois générations de femmes : Baya, son arrière-grand-mère née pendant la colonisation française, Fatima, sa grand-mère, et sa mère Meriem. Son père, Kamel, a été arrêté pour « terrorisme ». Dans un appartement insalubre d’Alger, un huis clos pesant entre Nour et ces trois femmes que vient perturber Mouna, une jeune fille mystérieuse.

Écorces, premier roman de Hajar Bali, détourne les codes traditionnels du roman familial pour raconter l’indicible dans la société algérienne. Elle ne propose pas une réplique de grands romans mettant en récit une histoire familiale sur plusieurs générations qui ont marqué la littérature et influencé de nombreuses œuvres comme Une saga moscovite de Vassili Axionov, La Trilogie du Caire, de Naguib Mahfouz, Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Elle s’approprie le genre.

Si le roman familial est un genre populaire en Europe, il n’est pas très ancré dans le paysage littéraire algérien, et plus généralement arabe. On y compte encore peu d’ouvrages qui racontent l’histoire d’une famille sur plusieurs générations. Ainsi, Mahfouz a travaillé différentes approches et formes avec La Trilogie du Caire, Matin de Rose ou Propos du matin et du soir. Il y a également, parmi d’autres, la saga d’Abdul Rahman Mounif, Les villes de sel, sur l’histoire de la péninsule Arabique, ou l’ouvrage de Khaled Khalifa, Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville, qui retrace l’histoire d’une famille d’Alep.

Écorces propose une narration déstructurée. Un chœur de voix raconte une tragédie qui convoque l’histoire de l’Algérie et bouscule la temporalité pour révéler l’intime des personnages. Une promiscuité étouffante donne corps à l’étroitesse de leur vie, à l’oppression qu’ils représentent les uns pour les autres et à la nécessité de s’en libérer. Le lecteur est plongé dans un tourbillon de micro-scènes. Elles servent à bâtir une intrigue qui s’étend sur plusieurs générations.

Sortir du carcan familial

Le parcours des personnages vers leur libération constitue la trame principale de l’histoire. Tout démarre avec Baya, l’arrière-grand-mère, qui sera mariée à un homme riche issu d’une petite province près de Constantine. Ce mari a déjà une première épouse, mais ils ne parviennent pas à avoir un enfant. Baya est donc la seconde épouse qui doit enfanter pour ce couple. L’enfant une fois né, Baya est poussée hors de la maison conjugale et un accord entre les familles est trouvé. Mais la jeune mère ne se plie pas aux règles des hommes et kidnappe son fils, Haroun. Premier acte d’émancipation. C’est à ce moment précis que démarre la tragédie familiale qui s’étendra sur quatre générations : Baya entretient avec son fils un lien d’hyperprotection maternelle, source des malheurs de la famille. Si elle se libère de l’autorité des hommes, elle s’enferme dans un rôle de mère à l’anxiété généralisée qui étouffera toute sa famille.

L’abus de pouvoir envers les femmes engendre donc une autre forme d’oppression : celui de l’amour maternel. De génération en génération il ne nait que des fils uniques, et ils sont l’objet d’une attention démesurée et de tous les instants. L’histoire se concentre alors sur l’émancipation de Nour, qui va devoir affronter ses trois mères et les secrets familiaux pour tenter de se délivrer d’une tragédie invitant à l’inceste.

La recherche de l’identité pour se libérer du carcan familial devient centrale dans le développement du récit. Le personnage de Mouna permet d’en saisir toutes les nuances, car elle concentre à elle seule toutes les questions identitaires, du secret de ses origines familiales au besoin de se distinguer de sa mère en passant par le rapport entre l’Algérie et la France.

La grande et la petite histoire

Hajar Bali a construit son roman autour de l’histoire de l’Algérie et s’est appuyée sur une chronologie complexe dont la date du 5 juillet, fête de l’indépendance de l’Algérie en 1962, est un point fixe. Elle marque le début de la libération de Nour : Meriem découvre le secret que son mari emprisonné a longtemps gardé pour lui et Nour rencontre Mouna. L’intrigue est lancée.

C’est une navigation dans l’histoire du temps de la colonisation, du massacre de Sétif en 1945, à la libération en passant par l’effervescence des années 1980 à la fin de la « décennie noire ». Il faudra donc plusieurs épisodes pour comprendre comment des personnages aux caractères complexes se drapent dans l’histoire du pays pour ne pas affronter la leur, à l’image d’Haroun, le grand-père de Nour, qui s’engage dès 1955 dans la lutte armée contre la France pour disparaître et échapper à sa mère ; ou de Kamel, le père de Nour, accusé de « terrorisme » et emprisonné, car il n’a pas su rejeter l’amitié d’un groupe d’islamistes.

La « grande histoire » peut également constituer des moments clés de la construction des personnages : la nuit du massacre de Sétif en 1945, Haroun a neuf ans. Il est sauvé par un indépendantiste, et ce souvenir le poussera à rejoindre l’Armée de libération en 1955. Meriem quant à elle évolue un moment dans les cercles communistes et a déjà questionné la structure familiale traditionnelle, ce qui lui permettra d’évoluer plus vite et de laisser à son fils la possibilité de se libérer.

[Meriem] se souvient d’un passage du film qui l’avait ébranlée. Un couple s’approche de Rosa [Luxembourg] à la fin de son discours et lui dit : ‟On s’aime, mais on hésite à se marier car le mariage est une institution bourgeoise, n’est-ce pas ?” Et Rosa de répondre gentiment : ‟a votre place, j’essaierais quand même le mariage”. Ainsi donc, il est possible d’être conforme sans l’être, seule la vigilance active est à envisager partout et en toute situation.

L’autrice manie l’ironie et l’absurde pour interroger les pratiques du système judiciaire algérien. Mais c’est avec plus de subtilité encore qu’elle s’attaque au colonialisme. De courtes scènes lui permettent de dire l’essentiel : l’appropriation des terres et des corps, et la violence.

Mais le Saindoux, sur la défensive, s’est vite emparé de son arme qu’il gardait à sa ceinture. L’épouse du palefrenier s’est ainsi retrouvée veuve à vingt-cinq ans, son troisième bébé accroché à son gros sein encore gorgé de lait, mais altière, le regard sec, même pas honteuse d’exhiber ainsi sa poitrine, que Saindoux, retirant tantôt le châle qui la protégeait, avait tâté de sa sale patte, tandis que de l’autre il tripotait ses fesses. Après ça, elle a disparu, elle et ses enfants. On ne l’a plus revue. Je me souviens que ce jour-là, comme ça, le sein à l’air, elle a regardé Saindoux un long moment. Il a fini par baisser les yeux.

Libérer l’écriture

Hajar Bali questionne le langage et la manière de formuler une pensée. Ancienne professeure de mathématiques, elle tente de libérer son écriture des axiomes, ces vérités admises, mais non démontrées. Au travers de conversations entre jeunes mathématiciens, on comprend que les axiomes entravent la liberté de penser, de créer. Ils sont l’autorité des mères de Nour, ou celle du régime. Hajar Bali fait alors appel à d’autres formes : ainsi, pour décrire les sentiments amoureux de la mère de Mouna et de Kamel, elle utilise des équations. À un autre moment, c’est la musique qui se substitue à une description de ces mêmes sentiments :

J’ai besoin des valses de Chopin ; ou plutôt de ce nocturne, le deuxième, impossible à fredonner tellement il est houleux. Oui c’est ça, je veux m’en envelopper le cœur, je veux crever de désir.

Écorces adopte une écriture fragmentaire et chorale que l’on retrouve souvent dans la littérature arabe comme mimétique à la fois de la guerre, du silence contraint et des identités blessées. Cette construction transposée au roman familial brouille la linéarité traditionnelle du genre pour mieux rendre compte des ruptures de l’histoire algérienne. Elle permet également de mesurer le poids du secret en mêlant les récits de plusieurs narrateurs pour rendre compte du parcours intérieur des personnages. Une construction qui reflète et manifeste la difficulté d’émergence d’une parole individuelle et libre et s’inscrit en ce sens dans la continuité de l’histoire littéraire algérienne depuis la décolonisation.

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