Le contexte révolutionnaire va permettre l’investissement de la scène religieuse syrienne par des acteurs qui en avaient été exclus ou n’y avaient jamais eu droit de cité : grands oulémas exilés, salafistes ou encore clercs provinciaux de second rang. Mettant d’abord à profit les possibilités offerts par les nouveaux médias pour s’adresser aux Syriens, ces outsiders vont ensuite tirer profit de la création de vastes régions libérées où s’établit un ordre profondément différent, y compris sur le plan religieux, de celui qui prévalait avant mars 2011.
Peu après leur départ de Syrie, les grands oulémas contestataires damascènes créent à Doha la Ligue des Oulémas de Cham (rabita ‘ulama’ al-sham), dont le futur président de la Coalition Nationale Mouaz al-Khatib est un membre fondateur. Cette organisation représentative des oulémas de Damas et de Homs fait pendant à la Ligue des Oulémas Syriens (rabitat al-‘ulama’ al-suriyyin), une organisation animée depuis sa fondation en 2006 par des savants exilés originaires du nord (Alep-Hama) et proches des Frères Musulmans, à l’instar de son président Muhammad Ali al-Sabuni et de Bachir Haddad, membre du Conseil National Syrien. La Ligue des oulémas syriens est la référence spirituelle officielle du Liwa al-Tawhid (Brigade de l’unité), influent groupe militaire de la région d’Alep.
La fragmentation de la représentation cléricale oppositionnelle est renforcée par la multiplication d’organisations analogues telles que le Comité islamique du Cham, la Fondation des oulémas et prédicateurs de la Révolution syrienne, la Ligue des prêcheurs du Cham ou encore le Comité des oulémas libres, en sus de structures locales ou ethniques comme le Front des oulémas d’Alep, le Rassemblement des oulémas du Jabal al-Zawiya et l’Association des oulémas kurdes. Si leurs poids et représentativités respectifs sont extrêmement variables, ces organisations témoignent toutes du phénomène de montée en puissance des outsiders, évoqué en ouverture de cette section.
Retour d’acteurs exclus
Le Comité islamique du Cham (hay’at al-sham al-islamiyya), par exemple, est une ONG salafiste réunissant des fonds au bénéfice des réfugiés et populations sinistrées de l’intérieur. Ses fondateurs, des Syriens basés en Jordanie et dans le Golfe, sont de jeunes entrepreneurs religieux qui, forts de leur succès en matière humanitaire, tentent de se construire une autorité religieuse et politique. L’une de leurs nombreuses fatwas rappellera ainsi aux membres de l’opposition en exil que l’abandon de l’objectif d’instauration de la charia est une « ligne rouge »1.
Les salafistes avaient été l’objet de véritables persécutions dans la Syrie prérévolutionnaire, en raison de l’hostilité du régime mais aussi d’une élite religieuse globalement acquise aux préceptes de l’islam traditionnel. On mesure l’ampleur du changement parcouru quand on sait que la Ligue des oulémas du Cham compte parmi ses membres fondateurs Muhammad Surur Zayn al-‘Abidin, un idéologue syrien qui, à l’époque où il était basé en Arabie Saoudite, y avait élaboré une synthèse entre doctrines salafistes et activisme frériste. Vivant aujourd’hui en Jordanie, Zayn al-‘Abidin conserve dans le Golfe des réseaux de sympathisants qui lui assurent un poids économique non-négligeable et contribuent notamment au financement du Front islamique de libération de Syrie, principale coalition islamiste insurgée2.
Dans un registre plus radical, la révolution permet également le retour, d’abord virtuel puis physique, d’Abu Basir al-Tartusi, l’un des rares oulémas salafistes-jihadistes demeuré en liberté (à Londres) après le 11 septembre. Promouvant un salafisme-jihadisme « respectable », c’est-à-dire centré sur le combat révolutionnaire syrien plutôt que sur l’agenda global d’al-Qaeda, il soutient le Front islamique syrien, coalition militaire établie en décembre à l’initiative du groupe Ahrar al-Sham, et s’oppose à Jabhat al-Nusra, qu’il soupçonne d’être le fruit d’une manipulation du régime3.
Divisions et nouvelle autorité
À l’autre bout du spectre salafiste, on assiste à la spectaculaire émergence d’Adnan al-‘Ar‘ur, dont l’extraordinaire notoriété se construit à une vitesse qui aurait été inimaginable avant l’apparition de la télévision satellitaire. Né à Hama en 1948, établi en Arabie Saoudite, al-‘Ar‘ur animait depuis 2006 des programmes anti-chiites sur les télévisions du Golfe. Avant cela, les observateurs familiers des polémiques intra-salafistes se souviennent qu’il avait écrit à la fois contre les jihadistes, auxquels il reproche notamment de rejeter la légitimité des régimes en place, et contre le courant madkhaliste, lequel combine quiétisme politique absolu et sectarisme extrême à l’endroit des autres courants sunnites. En froid avec l’establishment religieux saoudien en raison de sa posture anti-madkhaliste, al-‘Ar‘ur a cherché la protection du prince Nayef, défunt ministre de l’Intérieur, et exprime des vues conformes à la ligne officielle du royaume des Saoud4.
Dès que les manifestations commencent à Der‘a, al-‘Ar‘ur abandonne ses programmes antichiites pour se consacrer à Avec la Syrie jusqu’à la victoire, émission hebdomadaire qui le voit s’adresser aux Syriens deux heures durant. Il acquiert rapidement une popularité considérable parmi les protestataires, illustrée par les slogans en son honneur et par le succès de son appel à défier les forces de répression en criant « Allah akbar » depuis les toits des maisons pendant la nuit. ‘Ara’ira (« suppôts d’al-‘Ar‘ur ») devient chez les pro-Assad un surnom répandu pour désigner leurs adversaires.
Plutôt qu’à ses débordements à caractères confessionnels, rares et souvent déformés par ses détracteurs, al-‘Ar‘ur doit son succès à son style populiste et informel, lequel contraste avec le hiératisme rigide de ses rares collègues qui se risquent à la télévision. Son langage est simple et le ton alterne entre rires et pleurs, calme et colère. S’il terrifie les minorités religieuses, qui propagande officielle aidant, voient en lui un génocidaire en puissance, al-‘Ar‘ur apparaît en revanche à ses admirateurs comme une figure rassurante, abordant de manière réconfortante des sujets aussi graves que le viol et la mort aux mains des soldats du régime.
Rapidement brouillé avec le Conseil national syrien, le prêcheur ne tarde pas à investir de la légitimité révolutionnaire les officiers déserteurs, multipliant les duplex téléphoniques avec ces derniers et assistant, en tant qu’invité d’honneur, à la création en zone libérée d’un « commandement unifié » de l’Armée syrienne libre en septembre 20125. Suivant en cela la politique officielle saoudienne, al-‘Ar‘ur apporte donc prioritairement son soutien aux anciens cadres de l’armée loyaliste6.
Sur le terrain, la montée du salafisme se traduit par l’émergence d’une myriade de jeunes cheikhs qui composent les « comités religieux » (hay’a shar‘iyya) des groupes armés. Ceux-ci doivent généralement moins leur notoriété naissante à quelque prouesse académique qu’à une trajectoire souvent marquée par une expérience carcérale avant la révolution et poursuivie, après mars 2011, par une participation active à la contestation civile puis militaire du régime en place.
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1Nur al-Sham n °6, 3 décembre 2012.
2Vidéo du 10 décembre 2013. En novembre 2013, le Front islamique de libération de Syrie a fusionné avec le Front islamique syrien pour former le Front islamique.
3Analyse de François Burgat et Romain Caillet en 2012.
4Informations transmises à l’auteur par Romain Caillet.
6Cette posture n’exclut pas un soutien à des groupes salafistes lorsque, à l’instar de Liwa al-Islam (Duma, à l’est de Damas), et contrairement à des formations plus radicales comme Jabhat al-Nusra, ils excluent tout soutien à un agenda révolutionnaire en dehors de la Syrie.