Livres

Éplucher le millefeuille de la Turquie

Recep Tayyip Erdoğan est-il l’irascible dictateur décrit par la presse occidentale ? Deux essais bien différents parus en France viennent nuancer le tableau. Le président turc n’en sort pas indemne, mais la Turquie moderne qu’il dirige y apparaît dans toute sa complexité, avec ses atouts et ses faiblesses.

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On n’a pas fini de parler de la Turquie. L’évolution de ce pays-charnière situé entre l’Orient et l’Occident passionne plus encore les experts que le grand public depuis que s’y est imposée, au début de ce siècle, la figure controversée de Recep Tayyip Erdoğan. Deux livres proposent, dans des approches bien distinctes, des réflexions intéressantes sur cette Turquie moderne aux desseins parfois insaisissables.

On doit le premier, sorti en septembre 2021 aux éditions Eyrolles, à la plume de Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Son titre offre le mérite de la transparence : La Turquie, un partenaire incontournable. L’auteur, en effet, a voulu mettre sa prose au service d’un plaidoyer très fouillé pour que l’Union européenne approfondisse et multiplie « les initiatives avec la Turquie », estimant que « la mise en œuvre de véritables synergies serait très certainement un multiplicateur de puissance bénéfique ».

La métamorphose d’un homme

On cherchera en revanche vainement une telle ambition dans l’autre essai, La Turquie d’Erdoğan, que publie en ce mois de janvier 2022 aux éditions du Rocher la journaliste Anne Andlauer, qui vit depuis près de douze ans en Turquie où elle a pris racine. Correspondante pour de nombreux médias français, suisses et belges, notre consœur s’attache avec bonheur à décrypter « l’infini millefeuille turc », comme elle appelle la très complexe société turque.

Son ouvrage est soutenu par une multitude d’opinions ou d’anecdotes de citoyens recueillies au fil de ces dernières années à propos de l’évolution de leur pays sous la domination du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti d’Erdoğan, et cela dans divers domaines comme par exemple les aspirations frustrées de la jeunesse, le verrouillage croissant de la liberté d’expression, l’accueil problématique des millions de réfugiés ou encore l’impossible ancrage du pays à une Union européenne à la fois si proche et si lointaine. Tous domaines sur lesquels plane l’ombre tutélaire d’un Recep Tayyip Erdoğan, passé en 2014 des responsabilités de premier ministre à celles de président de la République non sans avoir veillé à faire adopter un accroissement considérable des pouvoirs dévolus à sa charge actuelle. Au fil des pages se dessine la métamorphose d’un homme, ambitieux pour lui et pour son pays, dont le discours subira une évolution par étapes, avec la répression de la contestation de Gezi à Istanbul en 2013, les élections perdues de juin 2015 (promptement annulées puis gagnées quelques mois plus tard) et, évidemment, le putsch raté de 2016 où il vit passer de près la fin de son règne, sinon de sa vie.

De la main de velours au gant de fer

La métamorphose en question se traduit par des bouleversements dans la vie quotidienne des Turcs. Et Anne Andlauer de citer le journaliste Kemal Can (p. 67) :

L’AKP d’Erdoğan avait construit une certaine image : celle d’un parti qui renverse les tutelles, élargit la démocratie, tend la main aux Kurdes, apporte le développement économique, combat la corruption. Il avait cette capacité à créer une histoire qui mobilisait les électeurs et face à laquelle l’opposition ne parvenait pas à trouver un discours. C’était une vraie hégémonie (…) À l’inverse, l’Erdoğan d’aujourd’hui consacre tout son talent à perpétuer son pouvoir. Il a perdu sa capacité à créer une histoire et n’est pas parvenu à élargir sa base. C’est d’autant plus grave que sa popularité se dégrade dans les centres et chez l’électorat les plus dynamiques du pays : les grandes villes et les jeunes. Nous sommes face à un pouvoir en mode défensif.

Le dossier kurde illustre bien l’évolution du règne d’Erdoğan depuis la suave main de velours des premières années jusqu’à l’implacable main de fer contemporaine. Didier Billion consacre un chapitre à ce qu’il désigne par « la centralité du fait kurde ». Pour y regretter que « pour s’assurer le soutien des nationalistes turcs », Erdoğan en fut venu à déclarer en mars 2015, année électorale, qu’il n’y avait « jamais eu dans ce pays un problème kurde » alors que quelques semaines plus tôt, « le principe de négociations directes avec le PKK » (Parti des travailleurs du Kurdistan) avait été validé. De son côté, Anne Andlauer rappelle les mots bien plus conciliants de celui qui, en 2005, était premier ministre : « S’il faut absolument y mettre un nom, le problème kurde est le problème de tous, c’est mon problème. »

Une stratégie liberticide

Malgré des démarches bien différentes, on trouvera quelques similitudes analytiques entre l’essai de Didier Billion et celui d’Anne Andlauer. Tous deux, par exemple, s’accordent à contester la qualification de « dictature » souvent assenée en Occident au régime dirigé par l’ombrageux Erdoğan. « Ce n’est pas une dictature, explique le premier sur le site de l’IRIS, parce que, par exemple, lors des dernières élections municipales, les deux principales villes du pays que sont Ankara, la capitale politique, et Istanbul, la capitale économique du pays, sont passées aux mains de l’opposition. Donc, ce n’est pas un pays de dictature qui le permettrait. » Il n’empêche, reconnait-il en même temps dans son livre, « la stratégie liberticide mise en œuvre par Recep Tayyip Erdoğan rend parfaitement compte de sa conception singulière de la démocratie (…) ».

Et non, malgré les apparences, Erdoğan ne décide pas tout en Turquie, confirme Anne Andlauer. Elle l’explicitait au journal Le Soir le 11 janvier 2022, brandissant le même exemple électoral :

L’élection municipale de 2019 à Istanbul, que son parti a perdue malgré tous les efforts du président pour rejouer le scrutin, en est la parfaite illustration. Le retrait de la Convention d’Istanbul sur la violence contre les femmes aussi. Tout cela crée le débat, y compris chez ses partisans. Même si une partie d’entre eux le suit aveuglément, d’autres remettent en cause ouvertement certains choix, et certains se détachent de son parti.

L’énigme des djihadistes

Au rayon des regrets, on pointera que les deux essais évitent de traiter en profondeur une ambiguïté tangible d’Erdoğan : son attitude vis-à-vis des djihadistes engagés dans le théâtre de guerre syrien pendant plusieurs années. En effet, le président turc a souvent été accusé d’avoir au moins fermé les yeux sur les va-et-vient de cette mouvance entre son pays et le voisin méridional en plein déchirement, au motif supputé que l’hostilité des djihadistes envers les Kurdes servait les intérêts de la Turquie.

De même, les deux auteurs s’abstiennent de s’appesantir sur l’échec économique patent du président turc qui, il est vrai, s’est surtout aggravé ces dernières années comme l’illustre la récente chute de valeur considérable subie par la monnaie locale face au dollar, avec pour probables conséquences une nouvelle altération de la popularité d’Erdoğan. Ce dernier, note néanmoins Anne Andlauer, se retrouve ainsi contraint de devoir renouer, tout penaud, avec les Européens, avec des régimes dans le Golfe ou même avec Israël, autant de puissances qu’il avait éreintées sans vergogne il n’y a pas si longtemps dans ses discours flamboyants.

La journaliste, avec ce sens de la nuance qui l’honore, réfute les raccourcis dont la presse occidentale se montre friande. « Comme la plupart des Turcs aujourd’hui, écrit-elle (p. 133), Recep Tayyip Erdoğan ne rêve pas particulièrement de restaurer l’empire ni de reconquérir les territoires perdus. Il ne songe probablement pas davantage à rétablir le sultanat, le califat, l’alphabet arabe, la polygamie… Ce dont il rêve surtout, c’est d’imprimer sa marque et de rester au pouvoir autant qu’il le pourra (…)  ». Il reste à voir ce que l’Histoire, qui peut être sévère, retiendra de lui.

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