Le lecteur du roman de la Saoudienne Hanaa Hijazi Deux femmes de Djeddah, dont L’Harmattan vient de publier la traduction française1 ne sera pas surpris du tableau que l’auteure dresse de la condition de la femme à Djeddah, pourtant réputée la ville la plus libérale d’Arabie saoudite : une description qui s’apparente à une descente aux enfers. L’auteure fait pourtant évoluer ses personnages dans des milieux qui ne comptent pas parmi les plus rétrogrades. Mais elle montre bien comment le conformisme social vient à bout de l’homme le plus libéral qui soit, en partie par simple machisme et en partie pour prix de son intégration dans la société. La femme, elle, reste la victime. Tout est fictif, mais rien n’est inventé.
Pourtant, contrairement au cliché de la Saoudienne accablée par la tradition au point de s’y soumettre, la victime n’est ici pas consentante, et c’est là que le roman prend son intérêt et son originalité. Elle est, certes, tentée par la prison dorée offerte à toute Saoudienne soumise, pourvu qu’elle appartienne aux classes aisées. Une vie confortable et futile qui ferait rêver bien des Occidentales, libérées de la tyrannie masculine pour tomber dans celle du travail… Les héroïnes rebelles de Hanaa Hijazi se démènent pour maîtriser leur destin mais, livrées à elles-mêmes, échouent face à un système qui rejette pareil comportement. L’auteure relate leur révolte sans didactisme aucun et dans une langue simple qui rend son œuvre très accessible.
Ce faisant, Hanaa Hijazi traduit bien deux traits fondamentaux de la société saoudienne contemporaine. Tout d’abord son atomisation, le système patriarcal en place empêchant avec efficacité la formation de groupes contestataires ou alternatifs. Dans ces conditions, le dissident se trouve face à lui-même dans un combat perdu d’avance. Le second enseignement est que le système autoritaire auquel se heurte les Saoudiennes — mais aussi les Saoudiens — est d’ordre social avant d’être politique ou religieux. L’alliance du sabre et de la chahada (profession de foi musulmane) qui régit la société figure bel et bien sur le drapeau national, mais elle repose sur un soubassement invisible qui forme l’obstacle premier à l’émancipation : le système patriarcal. Hanaa Hijazi en montre bien la puissance, qui parvient à faire de ses victimes des alliées, quand la mère accable sa fille à son tour. Camille Lacoste-Dujardin l’avait bien expliqué dans un travail fondateur2.
Dynamisme culturel
On pourrait désespérer face au pessimisme de l’auteure. Mais c’est celui-là même qui porte au contraire à ne pas perdre espoir. Hanaa Hijazi connaît la réussite professionnelle dans la ville même où se déroule son roman — elle est médecin à Djeddah — et rencontre en Arabie une véritable reconnaissance sur le plan intellectuel. Malgré la critique sociale radicale qu’il contient, son roman est autorisé dans un pays où la censure est tatillonne, et elle tient une rubrique hebdomadaire dans le principal quotidien, Al-Riyadh. Rançon du succès, les milieux conservateurs la dénigrent sur les réseaux sociaux, mais il y a de quoi déjouer les idées simples des pourfendeurs de l’obscurantisme de l’Arabie saoudite. Car voilà un pays plus divers et complexe qu’il ne paraît à ceux qui le critiquent en méconnaissance de cause, un pays misogyne où une féministe jouit d’une grande estime… Elle n’est ni la seule romancière à s’élever contre l’inégalité entre hommes et femmes, ni le premier écrivain contestant le caractère inique de l’ordre local. Depuis les années 1990, nombre de Saoudiens ont pris la plume pour s’opposer au conservatisme social par le biais de la littérature.
Le roman de Hanaa Hijazi participe au contraire d’un courant alimenté par les diverses facettes d’une culture saoudienne contemporaine dont le dynamisme échappe largement à un œil occidental focalisé sur le politique et le religieux. On disait autrefois que l’Égypte écrivait, le Liban publiait et l’Irak lisait. L’Arabie saoudite a désormais supplanté ce malheureux pays. Les foires du livre y rencontrent un succès croissant et le grand public trouve dans la lecture le traditionnel moyen d’évasion dont il a tant besoin, en particulier via le roman3. Ceci éveille des vocations et les jeunes auteurs saoudiens foisonnent désormais.
Mais l’éveil culturel ne se borne pas à l’écrit. Il touche tous les domaines de l’art, devenu le vecteur privilégié de l’expression dans un pays où elle est bridée sur le plan politique. Les espaces de liberté bourgeonnent au sein d’une Arabie moins monolithique qu’on ne le croit. Ce bouillonnement culturel en prépare-t-il d’autres ? À long terme peut-être, mais certainement pas tant que les liens traditionnels ligoteront la société de la manière dont l’illustre le roman.
Libéralisation des mœurs ?
D’aucuns en Occident regretteront que les opprimé(e)s ne se rebellent pas davantage. Mais les Saoudiennes courageuses qui ont défié l’ordre social en défilant dans les rues au volant se sont heurtées au marais de l’indifférence tout autant qu’au mur des gardiens de la tradition. D’autres ont choisi un mode plus adapté aux pesanteurs locales, qui sont loin d’être limitées à la condition de la femme. Alliant clarté et fermeté, loin de tout extrême et dénué de violence, le style de Hanaa Hijazi exprime bien le mode de révolte calme mais déterminé, adopté avec réalisme par la plupart des femmes saoudiennes qui luttent pour leur émancipation. On peut y voir une prise de recul salutaire.
Tout d’abord, la société saoudienne n’a pas toujours été conservatrice. Nombreux sont les nostalgiques de la période qui a précédé la vague islamiste de 1979 et des années qui suivirent. L’attaque cette année-là de la grande mosquée de La Mecque par Juhayman Al-Otaibi a provoqué un traumatisme durable dont les conservateurs ont profité pour mettre la société au pas, au désespoir des nombreux progressistes relégués dans l’ombre. Ici comme dans l’ensemble du monde arabe, le conservatisme des mœurs n’a rien d’un atavisme et une nouvelle vague de libéralisation n’a rien d’une hypothèse absurde, quelque incongrue qu’elle puisse paraître aujourd’hui. À Djeddah, les aînés se souviennent d’un temps où des femmes circulaient en ville au volant de leur voiture ou déambulaient dans la rue habillées à l’occidentale, le temps des piscines mixtes… Si l’on remonte avant même l’occidentalisation des mœurs qui a suivi la seconde guerre mondiale, on pourra rappeler la liberté de mouvement et d’habillement de la Bédouine des steppes d’Arabie ou de la paysanne de ses montagnes, avant que l’urbanisation ne cloître la femme et ne l’enserre sous des atours noirs moins traditionnels qu’il n’y paraît.
Sous une critique d’autant plus féroce qu’elle semble objective, Deux femmes de Djeddah contribue à humaniser une société dont on comprend mieux la complexité, en relatant l’histoire poignante de deux amies alliées contre l’adversité. Ce roman réaliste témoigne aussi de la vitalité de la création saoudienne contemporaine, encore trop méconnue.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Hanaa Hijazi, Deux femmes de Djeddah, traduit de l’arabe par Philippe Mischkowsky, Paris, L’Harmattan, 2017. Édition originale Dar al-Saqi, Beyrouth, 2015.
2Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, La Découverte, 1996.
3Voir à ce sujet l’article de la Saoudienne Salwa Al-Maiman « Le roman contemporain saoudien face à ses défis », in Arabian Humanities, 3, 2014.