Avec un titre tel que La révolution des féminismes musulmans, le ton est donné : Malika Hamidi va réaffirmer sur plus de deux cents pages non seulement que les musulmanes1 peuvent être féministes – ce qui continue d’être entendu par beaucoup comme un paradoxe choquant ou une assertion ridicule, notamment en France ; qu’il existe non pas un, mais des féminismes musulmans ; mais également que leur construction d’un contre-discours théorique et pratique en deux ou trois décennies est révolutionnaire.
Qui dit révolution dit action. L’autre apport précieux de cet ouvrage de sociologie issu de sa thèse doctorale2 est qu’il illustre le passage de l’élaboration théorique émergente dans les années 1990 à l’« agir féministe » des musulmanes de la nouvelle vague émancipatrice qui acquiert de plus en plus de visibilité grâce aux réseaux sociaux.
Un renouveau identitaire
Être féministe et musulmane « serait si éloigné des formes d’identification des femmes musulmanes dans les sociétés européennes qu’on serait tenté de conclure à l’incompatibilité entre la religiosité musulmane et le féminisme. » Pourtant, affirme la chercheuse qui l’a expérimenté sur le terrain, « de plus en plus de militantes musulmanes se projettent et s’inscrivent dans les mouvements féministes par le biais de leur identification à l’islam ». Cette identité assumée est nécessaire, comme il est nécessaire, fondamental, de savoir d’où on parle pour pouvoir s’inscrire dans la lutte.
Et c’est encore un paradoxe qui a rendu possible, en France et en Belgique en particulier, ce mouvement identitaire : la défense, puis l’adoption du foulard « islamique », ou plus exactement la liberté revendiquée de le porter ou non, comme moyen d’affirmer son appartenance à la religion musulmane dans l’espace public, comme un droit humain – liberté d’expression, liberté religieuse, liberté tout court. Égalité même. Trente ans d’une mobilisation farouche ont produit une posture intéressante, telle que soulignée par Malika Hamidi : une redéfinition, suivie d’une autonomisation de cette identité vis-à-vis du mouvement féministe mainstream d’une part, et des mouvements islamiques d’autre part. « On a envie de vivre notre religion sans devoir faire face à la domination, dans la société comme dans la communauté musulmane », dit une jeune femme interviewée par la chercheuse. Une autre renchérit : « Notre implication de plus en plus grande dans les structures féministes en tant que musulmanes devrait faire comprendre qu’on n’a pas besoin de divorcer de notre identité religieuse pour être acceptées en tant que féministes. »
La question n’est donc plus de résoudre l’équation dépassée islam/féminisme, mais de comprendre comment s’articulent la religion et la lutte, sous quelles formes et pour quelle(s) finalité(s). À partir de l’analyse des données de terrain, la sociologue présente une typologie quasiment générationnelle — de la théologie au web 2.0 — de féministes qui met en lumière différentes approches et stratégies militantes déterminées par « [des] accommodements complexes, parfois conflictuels, notamment entre féminisme, religion et contexte postcolonial. »
Le droit à l’interprétation des textes sacrés
Il y a tout d’abord les pionnières, celles qui se sont emparées des sources scripturaires de l’islam pour en produire une ou des exégèses autonomes, avant tout « pour ne plus être victimes d’une pratique traditionnelle de l’islam », comme le rappelle Karima, autre jeune femme interviewée par Malika Hamidi. Ce sont les « théologiennes communautaristes ». Les débats sur les mariages forcés, la virginité, les crimes d’honneur, l’excision, l’inégalité juridique dans les divorces ou les héritages, la contestation des codes de la famille ont nécessité de réquisitionner les fondements du corpus religieux afin de dénoncer des inégalités perçues non comme des manifestations de la volonté divine, mais bien des constructions patriarcales, c’est-à-dire humaines. À ce titre, elles sont juridiquement contestables, mais à condition de détacher le message divin de l’interprétation des juristes musulmans.
S’arroger le droit à l’interprétation des textes sacrés, comme l’ont argumenté des académiciennes comme Amina Wadud (qui a préfacé l’ouvrage) ou Ziba Mir Hosseini (anthropologue iranienne spécialisée en loi islamique, genre et développement international) est une lutte révolutionnaire en soi, la mère de toutes les batailles en quelque sorte, puisqu’elle travaille à installer une parole légitime des femmes contre une interprétation exclusivement masculine pendant pas moins de quatorze siècles.
Cette réappropriation est définie comme une stratégie collective pour combattre des traditions jugées archaïques jusque dans les familles. Et c’est parce qu’elles présentent les inégalités ancrées dans la jurisprudence islamique non pas comme une manifestation de la volonté divine mais comme une construction de la part de juristes masculins que leur thèse est crédible auprès des musulmanes.
Agir du local au transnational... ou inversement
Les féministes « transnationalistes »3 œuvrent pour leur part à la construction de réseaux au-delà des frontières nationales afin de faciliter l’élaboration et la diffusion d’un discours sur le genre en islam, du local au « global ». Ces réseaux transnationaux sont de plus en plus nombreux ; les premiers ont vu le jour au début des années 2000, comme le Groupe international d’étude et de réflexion sur les femmes en Islam (Gierfi) ou de Karamah. Avec une rhétorique qui se veut commune, ils enchaînent les conférences internationales, les publications académiques et organisent une présence forte sur Internet pour la diffusion la plus large possible et l’interaction solidaire des féministes musulmanes de tous les pays concernés.
Il y a des féministes musulmanes engagées dans des partis politiques. Malika Hamidi les nomme « les politiciennes ». De leur point de vue, il ne saurait y avoir de conscience islamique sans conscience sociale qui mène à l’action politique. Leur forme d’engagement est principalement locale, au contraire des précédentes. Elle consiste principalement à affirmer une présence accrue au sein des institutions politiques de leur pays pour revendiquer des droits en matière de liberté religieuse, avec la conviction que « c’est là que ça se passe », que les changements dans la situation des femmes musulmanes en milieu séculier (européen) passent par cette forme d’intégration citoyenne militante.
L’universalisme en question
D’autres militantes, nommées « hybrides solidaires » se sont tournées vers les valeurs « universelles » de justice et d’égalité. Leurs stratégies partent du travail de réinterprétation théologique sous une perspective féministe pour aller vers une approche entièrement laïque des droits humains. La passerelle entre les deux ? Les valeurs de l’islam en matière de justice et d’égalité, compatibles avec cet universalisme, selon elles. Et elles veulent prouver qu’« il est désormais possible de s’inscrire au sein des mouvements féministes occidentaux puisque leur combat rejoint dans le fond celui de la définition même du mouvement féministe, à savoir la lutte contre les différentes formes de subordination des femmes ». Sans surprise, elles sont les premières à se heurter à un discours féministe occidental qui se dit universaliste, mais les essentialise « afin de maintenir sa position de "suprématie idéologique" ». Comme en témoigne Assia, dont les propos sont rapportés par Malika Halmidi, « certaines [féministes occidentales] se remettent en question, mais une minorité considère encore qu’elles ont une mission civilisatrice à mener ».
Ces féministes identifient deux axes de travail : une relecture commune des concepts de laïcité et de féminisme, et surtout, un travail sur le passé colonial et le rapport à l’islam pour lutter contre les mécanismes d’exclusion dans un mouvement mondial qu’elles souhaitent inclusif.
Un féminisme décolonisé
La pensée féministe dominante a été remise en question, dès les années 1970, notamment par des militantes africaines, hispano américaines et indiennes. Cette critique d’un discours plutôt « blanc », bourgeois et ethnocentrique a fini par atteindre l’Europe depuis dix à vingt ans. Les féminismes musulmans ont naturellement trouvé leur place dans le champ des études postcoloniales, à l’aune des débats autour des affaires du foulard islamique. Un questionnement sur la construction de l’Autre (colonisé
e, racisé e) par l’Occident et les rapports de domination dans les rapports de sexe, classe et race a fini par émerger.La prise de conscience par les féministes « non blanches » en général du conditionnement postcolonial et des rapports de subordination au cœur des sociétés dans lesquelles elles vivent a également popularisé le concept d’intersectionnalité. Il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Bien évidemment les femmes sont ici en première ligne.
Certaines féministes musulmanes réclament une « praxis intersectionnelle ». Elles veulent dépasser « l’unique dimension académique dont certaines théoriciennes font l’apologie dans les cercles universitaires au détriment de l’action politique ». Cela suppose la construction de solidarités assumées entre femmes d’horizons différents, entre musulmanes et non musulmanes, avec une éthique qui les place toutes « à l’abri des stéréotypes et des écueils hiérarchiques ».
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1Certaines personnes distinguent en français « féminisme islamique » et « féminisme musulman ». Selon l’Institut du monde arabe, « islamique » serait relatif à la civilisation et « musulman » à la religion. Nous conviendrons ici de conserver l’option prise par l’autrice de privilégier la religion.
2Féministes musulmanes dans le contexte postcolonial de l’Europe francophone : stratégies identitaires et mobilisations translocales, sous la direction de Farhad Khosrokhavar, soutenue en 2015 à Paris, École des hautes études en sciences sociales.
3Par transnationalisme, il faut entendre ici « une conscience féministe en éveil qui transcende les frontières nationales. »