Juif libanais, ça sonne un peu comme une mauvaise combinaison, genre chocolat tomate. Pourtant, les juifs libanais existent. Avant 1948, on en comptait vingt mille au Liban, ensuite leur nombre a augmenté, voire doublé avec l’afflux de nombreux juifs syriens et irakiens sceptiques envers Israël. Après la « guerre des six jours » de 1967, puis successivement la guerre civile de 1975 et l’invasion israélienne du Liban en 1982, la grande majorité des membres de cette communauté ont pris peur. Ne se sentant tout simplement plus à leur place, ils se sont exilés.
Aujourd’hui, il reste entre cinquante et deux mille Libanais de confession juive. J’en connais certains, mais de leurs lieux de culte, je n’en avais jamais entendu parler. J’ai effectué quelques recherches qui m’ont mené à la synagogue Maghen Abraham de Beyrouth. Construite en 1926 et autrefois réputée l’une des plus belles de la région, elle est située dans Wadi Abou Jmil, l’ancien quartier juif de Beyrouth, et a été rénovée en 2010. Quelques images circulaient sur Google qui m’ont donné envie d’y jeter un œil. J’ai pris un billet pour Beyrouth et suis allé la voir.
Le problème, c’est qu’une fois devant le lieu indiqué par mon GPS, je me suis retrouvé face à un barrage militaire. Et ce barrage, comment vous dire ? On ne le franchit pas. Vous avez beau être Français, chrétien, journaliste ou même juif, il vous faut une autorisation. De qui ? Le soldat ne sait pas, mais il est certain qu’il faut en avoir une.
Alors, j’ai demandé à des journalistes, à la Société libanaise pour le développement et la reconstruction (Solidere)1, et à des membres de l’Institut français de Beyrouth de me permettre d’y accéder, mais personne n’a réussi. En parallèle, j’ai continué mes recherches sur Internet. Un nom était souvent cité dans les articles concernant les juifs libanais : Nagi Georges Zeidan. Décrit comme chercheur et historien, il devait pouvoir m’aider. Je suis parti à sa rencontre. J’ai d’abord cru qu’il était juif puis chercheur et historien pour enfin comprendre qu’il était grec orthodoxe, n’avait pas son bac et était autant chercheur et historien que j’étais pape et rabbin. En fait, il a une obsession : les juifs du Liban. Depuis 1996, il récolte tout ce qu’il peut trouver sur le sujet pour espérer publier un jour un livre qui s’intitulerait « Histoire des juifs libanais » et qui le rendrait riche et célèbre « comme Amin Maalouf. »
— Nagi, tu peux m’emmener voir la synagogue de Beyrouth ?
— Pour y entrer, tu dois contacter Samir Touma, mais il ne te laissera pas entrer. Même moi, son grand ami, il ne me laisse plus.
— Qui est Samir Touma ?
— Le deuxième homme de la communauté juive au Liban, c’est lui qui a les clés de la synagogue.
— Et tu peux me donner son numéro ?
— Non, je ne peux pas. Il se fâcherait avec moi.
J’ai tout de même pu avoir son numéro grâce à une amie journaliste, mais il ne m’a jamais répondu. La synagogue de Beyrouth, on ne peut pas la voir, c’est ainsi. Tout comme le cimetière juif de Beyrouth, on ne peut pas y entrer. Une rumeur court selon laquelle, trois jours après la réouverture de la synagogue, un fou aurait lancé un cocktail Molotov dedans, d’où son interdiction d’accès aujourd’hui. Allez savoir.
Beyrouth éliminée, il reste cinq autres synagogues au Liban et un deuxième cimetière, m’a annoncé Nagi. Comme il était le seul à en savoir autant sur le sujet, je l’ai suivi pendant une semaine. Tout d’abord à Aley, ville à majorité druze. « Sa synagogue Ohel Jacob a été construite en 1895 par Ezra, fils de Yacoub Anzarut ». À l’entrée, un frisson me parcourt le corps à la vue d’une inscription en hébreu. Étrange sentiment de voir l’écriture de l’ennemi sacré au Liban. À l’intérieur, la synagogue est à toit ouvrant. Édifiée en 1890, elle a été décapitée par les obus une première fois en 1976, puis en 1983.
Nous avons continué vers Bhamdoun, située à quelques minutes d’Aley, ville majoritairement habitée par des chrétiens orthodoxes. La synagogue a été construite en 1910. Arrivé sur une route déserte, je me suis cru en 1991 quand avec mes parents, je marchais dans les ruines de Beyrouth. Le paysage était identique.
Nagi m’a alors donné un cours d’histoire. « Le 25 juin 1982, l’armée israélienne est dans Bhamdoun. La synagogue était intacte selon les dires de l’officier israélien Rafi Setton. Depuis 1975, la communauté juive à Bhamdoun était sous la protection du Parti social nationaliste syrien et du Fatah palestinien. Le 3 avril 1983, l’armée israélienne quitte Bhamdoun et la synagogue sert de ligne de démarcation entre les socialistes et les forces libanaises. Les socialistes l’ont bombardée dans le but de déloger les forces libanaises de Bhamdoun. Suite à ces bombardements, la synagogue a été endommagée. » En la voyant, je me suis rappelé une photo de la guerre du Liban où des soldats de l’armée israélienne posaient sur des marches... qui étaient celles de la synagogue de Bhamdoun. Tous les immeubles autour étaient auparavant habités par des juifs ; ils sont aujourd’hui détruits et interdits d’accès, tout comme la synagogue, qui tient toujours debout malgré son état d’abandon.
Le lendemain, nous partons pour Saïda, ville du Sud-Liban à majorité sunnite.
— Tu es où, mon fils ?
— Je pars dans le sud, Maman.
— Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?
— Je vais voir la synagogue de Saïda pour mon article sur les juifs libanais.
— Que Dieu te protège, mon fils ! Que Dieu te protège !
Dans le vieux souk, Nagi est perdu, il ne se souvient plus trop où se situe l’ancien quartier juif. Nous sommes vendredi et comme l’heure de la prière approche, la plupart des magasins sont fermés et il nous est difficile de demander notre chemin. Je lui propose alors naïvement de suivre les croix gammées. Cent mètres après, nous y sommes, mais la « place des juifs » a été renommée « place de Gaza. »
Un jeune homme nous accoste.
— Que faites-vous ici ? Vous êtes chez nous.
— On vient voir la synagogue, lui répond Nagi. Je suis historien.
Le garçon se met alors à taper sur une immense porte noire située sur la place, personne ne répond. Il frappe à une autre porte. Personne non plus. On ne pourra pas y entrer. Je ne comprends pas très bien. Nagi m’explique alors que la synagogue est aujourd’hui habitée par des Syriens et que pour pouvoir la voir, il faut entrer chez eux. Comme je suis déçu de ne pas pouvoir prendre de photos, le jeune garçon me dit de le suivre.
— Tante, tante, on peut passer ?
— C’est pour aller sur le toit ?
— Oui, oui.
— C’est bon, vous pouvez y aller.
Le petit pousse un rideau, un escalier apparaît. On le monte puis on passe par une porte en fer rouillée, on tourne à gauche, on grimpe sur un toit puis sur un autre, et là, impasse : un mur. Il se baisse, je me baisse avec lui (Nagi nous a abandonnés en bas des premiers escaliers).
— Tu vois, là ?
Là, il n’y avait rien, un trou noir de trois mètres de profondeur.
— On va sauter et je vais te montrer un truc.
Il saute, je saute à mon tour, on se baisse à nouveau, il enlève un tissu et voilà le plafond de la synagogue en face de moi, le plafond de la maison des Syriens.
— Comment se sont-ils installés là ?
— Mon père m’a raconté qu’en 1982, une dernière famille de juifs a quitté Saïda — les Levy si je me rappelle bien. Après leur départ, la synagogue a été délaissée et de nombreuses familles ont commencé à la squatter. Même des soldats israéliens et des fonctionnaires syriens ont habité ici.
On redescend sur la fameuse place et je me dirige vers l’épicerie pour acheter un soda. L’épicier me demande ce que je fais là, je lui explique que je suis à la recherche des traces de la communauté juive au Liban. Il me dit de patienter cinq minutes. Une heure après, il me montre le contrat de location de son fonds de commerce. Il est stipulé que son épicerie appartient à une famille de juifs libanais qui a émigré. « Je suis Palestinien et j’ai été expulsé de chez moi en 1948. Les juifs m’ont volé ma maison, ce n’est que justice que de leur voler la leur ici. » Je n’en revenais pas.
Debout sur une pierre tombale du cimetière juif de Saïda, je venais de mettre mon téléphone en mode caméra pour filmer les tombes renversées, saccagées, recouvertes de fausses herbes quand le muezzin a décidé de crier un peu trop fort pendant son prêche. Instinctivement, j’ai baissé la tête et je me suis demandé, en regardant la tombe d’Ilan Cohen à mes pieds, comment on pouvait tuer deux fois un mort. J’ai arrêté de filmer.
Nagi a rénové il y a moins d’un an le cimetière de Saïda, qui date de 1922. Lorsqu’il m’y a emmené, il n’a rien reconnu. J’ai même dû lui signaler : « je crois que c’est là, il y a une tombe qui dépasse un peu des mauvaises herbes. » Des peaux de mouton ensanglantées accrochées aux grilles, une montagne d’ordures, l’odeur d’abattoir... Imaginer que des juifs avec des kippas ont marché dans ce paysage aujourd’hui inhumain, cela semble improbable.
Trois jours après Saïda, direction les deux dernières synagogues, celle de Deir Al-Kamar tenue par l’Institut français et celle de Hasbaya. Selon notre chercheur-historien, celle de Hasbaya, personne ne l’a encore jamais vue ni prise en photo. Pour pouvoir aller à Hasbaya, il faut rouler trois heures et passer par la frontière israélienne.
— Tu es où mon fils ?
— Je pars dans le Sud, maman.
— Qu’est-ce tu vas faire là-bas ?
— Je vais voir la synagogue de Hasbaya pour mon article sur les juifs libanais.
— Que Dieu te protège mon fils ! que Dieu me... Hasbaya !!! Mais tu vas passer par la frontière israélienne ! Je t’interdis d’aller là-bas !
— Comment tu vas t’y prendre, Maman, alors que tu es à Paris ?
Mes parents ont quitté le Liban en 1975 comme beaucoup de leurs compatriotes au début de la guerre civile, se séparant de leur famille et mettant fin à leurs rêves d’enfance. Cet évènement a également marqué le début de dimanches matins infernaux au son d’Adieu mon pays, d’Enrico Macias.
— Je vais appeler ton père.
Je me suis réveillé à l’aube, ai cherché Nagi à Beyrouth et nous avons pris la route. Après une ou deux erreurs de trajet, nous y étions. Premier choc, un mur, le même que celui en Palestine. Si nos souvenirs sont bons, il n’y en avait jamais eu. Depuis quand un mur nous séparait d’Israël ?
— Tu es où ?
— À la frontière israélienne, Papa.
— C’est bien, jette une pierre.
Nous nous arrêtons à une station d’essence installée face au mur et demandons au propriétaire depuis quand il a été construit et si nous pouvons filmer. Nous sommes dans le Sud-Liban, à quelques mètres d’Israël et j’imagine que sortir ma caméra va me causer quelques problèmes avec le Hezbollah ou même la Finul2.
— Ils l’ont construit il y a trois ans, ils voulaient voir comment on allait réagir. Eh bien, on s’est marrés. En tout cas, filmez tout ce que vous voulez. Je vous conseille même d’aller plus loin, le mur s’arrête et vous verrez tout, un paysage magnifique. Vous pouvez monter sur mon toit aussi, je vous fais un café, il y a une vue imprenable.
— Et on peut prendre Israël en photo sans problème, vous êtes sûr ?
— Oui, vous pouvez photographier la Palestine, oui.
J’ai pris en photo le pays d’en face.
Quand Nagi m’a demandé de le photographier avec derrière lui le drapeau israélien, il n’en était pas question. Les étoiles de David d’accord, mais le drapeau israélien, il ne fallait pas exagérer.
Retour sur la route, direction Hasbaya, petit village perché dans la montagne du Chouf. Quand nous y entrons, aucune synagogue à l’horizon. Nous demandons au coiffeur du coin s’il a déjà entendu parler d’une quelconque présence juive ici. « Si vous attendez dix minutes, je vous emmène à la synagogue. » Quinze minutes plus tard, nous voilà en plein milieu d’un parking en plein air entre une Citroën C5 et une Mercedes 190E. En fait, la synagogue est en-dessous mais il se souvient très bien, c’est exactement là qu’était située la première marche pour y descendre. Il y était même allé plusieurs fois enfant. Après lui avoir glissé un billet de dix dollars pour le remercier de nous avoir montré un parking, nous sommes allés vers Deir Al-Kamar.
À l’Institut français, la synagogue a été transformée en salle de cours et de concert. Le directeur nous explique qu’à la fin de la guerre civile, la Direction générale des antiquités a mis le monument en ruines à leur disposition. S’en est suivi un long débat entre Nagi et lui sur la véracité de la rumeur selon laquelle en 1982, Ariel Sharon, ministre israélien de la défense à l’époque, serait venu assister au dernier mariage juif fêté dans cette synagogue. Comme souvent au Liban, chacun a campé sur sa position et la discussion s’est terminée autour d’un verre d’arak. En tout cas, tout signe religieux a disparu du temple et l’on n’y trouve plus que des murs vides. Sur le chemin du retour, j’ai demandé une dizaine de fois à Nagi s’il était vraiment impossible d’entrer dans la synagogue et le cimetière de Beyrouth. « Si Samir Touma ne te répond pas, non. » J’en avais donc fini avec mes visites.
Pourtant le lendemain, pendant le déjeuner, Nagi m’a appelé vingt-huit fois. Mon téléphone en mode silencieux, je n’ai remarqué ses appels qu’à la fin du repas. « Je suis dans le cimetière de Beyrouth, viens », disait un message. Nous sommes arrivés sur place avec un ami trente minutes après. La porte du cimetière juif de Beyrouth, bloquée par une chaîne que je croyais infranchissable, était ouverte. J’étais même de l’autre côté de la grille. J’y ai découvert avec étonnement qu’en 2013 une Libanaise juive, Annette Samuel Finkelftein, y a été enterrée. Et que le propriétaire du café avoisinant le cimetière détenait la clé et donc le droit de passage. Il y avait quand même un truc, il fallait dire que Samir Touma avait dit oui et le jurer par Dieu. Je n’ai pas demandé à Nagi s’il avait bluffé ou non, l’important était d’y avoir enfin accès.
Pour s’excuser de ne pouvoir me faire entrer dans la synagogue de Beyrouth, Nagi m’avait apporté une photo datée de 1991. Sur l’image, derrière la synagogue Maghen Abraham, on voit même l’immeuble de l’Alliance israélite qui n’existe plus aujourd’hui.
Nous nous sommes assis tandis que Nagi partait à la recherche de morts qu’il n’avait pas encore listés. Situation absurde que deux jeunes hommes branchés se grillant une cigarette tranquillement dans le cimetière juif de Beyrouth. Pour les voisins des balcons avoisinants, la scène était irréelle.
Tous les téléphones du coin nous prenaient en photo. « Mais pourquoi tu t’intéresses aux juifs libanais ? », m’a alors demandé mon ami. « Parce qu’enfant, je me faisais traiter de sale juif. À cause de mon nez. J’ai le nez juif. » Et qu’est-ce qu’un nez juif pour le commun des mortels ? Un nez gros et crochu. Pourtant, je suis chrétien libanais. En France, c’était « sale juif » ou « sale Arabe », selon les jours. Au Liban, « sale Français » et « sale juif » tous les jours. Finalement, l’histoire des juifs du Liban, c’est aussi un peu la mienne. Car de toutes ces saletés, je me suis forgé l’une des plus belles identités. Une identité chocolat-tomate-poivre, car je me sens arabe, français et juif.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.