France-Israël, de la complicité à la brouille et de la brouille au rapprochement

La politique de la France à l’égard d’Israël est l’objet du film de Camille Clavel qui a été diffusé le 11 avril sur France 3, La France face à Israël. La période examinée est celle qui embrasse l’existence de l’État d’Israël de 1948 à aujourd’hui. Elle est inégalement traitée. Il faut attendre le dernier quart d’heure d’un long film de 82 minutes pour que soit abordée la période la plus contemporaine (1993-2011). Et rien n’est dit sur les inflexions diplomatiques françaises les plus récentes et le retour à l’alliance entre les deux États.

François Mitterand et Menahem Begin à la Knesset, le 3 mars 1982.
Image d’archive, source inconnue.

Même si elles sont connues, les archives utilisées dans le film ravivent un passé qui continue d’imprégner notre imaginaire. Ces images mémorielles illustrent utilement le propos du réalisateur : l’Exodus quittant le port de Sète en 1947 avec à son bord des milliers de juifs partant pour la Palestine, les émeutes entre juifs et musulmans qui ont suivi l’adoption du plan de partage par l’ONU le 29 novembre 1947, l’exil des Palestiniens à partir de 1948, le discours du président Gamal Abdel Nasser du 26 juillet 1956 annonçant la nationalisation de la compagnie du canal de Suez ou l’algarade dans la vieille ville de Jérusalem entre le président Jacques Chirac et la sécurité israélienne sont d’utiles points de repère.

Le film de Clavel rappelle que, de 1948 à aujourd’hui, les relations entre les deux pays et les deux peuples ont été animées par des passions collectives et jalonnées d’événements et d’obstacles répertoriés de longue date.1

Le film distingue plusieurs périodes selon un ordre chronologique classique. « La complicité et l’amitié » des années 1948-1956, « l’alliance » militaire, puis nucléaire, qui se développe à partir de 1956, l’inquiétude israélienne commençant à sourdre à partir de l’arrivée au pouvoir, en 1958, du général de Gaulle qui fait de l’indépendance nationale le point cardinal de son action et la rupture de 1967 lorsque ce même de Gaulle, en réaction à l’occupation de territoires égyptiens, syriens et palestiniens par l’armée israélienne, déclare lors d’une conférence de presse restée fameuse : « Certains redoutaient que les juifs, jusqu’alors dispersés, et qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite sûr de lui-même et dominateur n’en vienne, une fois qu’il serait rassemblé dans le site de son ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’il formait depuis dix-neuf siècles : l’an prochain à Jérusalem (…) »2.

Camille Clavel montre bien qu’à compter de 1967, plus rien ne sera comme avant. 1967 aura été cette année-charnière à partir de laquelle les lignes diplomatiques françaises à l’égard d’Israël et des pays arabes s’inverseront et ne changeront plus guère en dépit des présidents français qui vont se succéder et d’événements qui ne feront que confirmer la complexité des relations entre les deux pays, même si au cours de la dernière décennie on peut noter une inflexion vers Israël. « L’exfiltration » rocambolesque des vedettes de Cherbourg par Israël (Noël 1969) ; la déclaration européenne de Venise (1980) par laquelle les neuf membres de la Communauté européenne demandent que soient reconnus les « droits légitimes du peuple palestinien »3 ; le discours de François Mitterrand à la Knesset, le 4 mars 1982, qui peut passer pour une tentative de normalisation des relations entre les deux pays même si le président français évoque, au terme d’une phrase volontairement alambiquée, la perspective d’un État pour les Palestiniens4 ; l’invasion du Liban par Israël en juin 1982, qui décide la France à exfiltrer Yasser Arafat et ses combattants du Liban ou l’intifada de Jacques Chirac dans Jérusalem en 1996 sont autant d’événements qui n’altèreront pas la méfiance qui s’est installée entre les deux pays.

Impuissance ou choix délibéré ?

La période qui suit la rupture de 1967 est traitée plus rapidement et de façon inégale. La dernière partie du film commence au moment où est signé le premier accord d’Oslo, à Washington, en 1993. Parce qu’il s’agit des deux dernières décennies, cette période aurait mérité une présentation plus longue que la quinzaine de minutes qui lui est consacrée. L’impression est que le réalisateur du film n’a pas pris le risque de porter un jugement direct sur cette période, soit parce que les événements sont trop récents, soit parce que leurs interprétations divergent profondément.

Au travers de quelques épisodes (signature de l’accord d’Oslo en 1993, assassinat de Yitzhak Rabin en 1995, élection de Nétanyahou en 1996 qui n’aura de cesse de défaire ce que l’accord d’Oslo avait laissé espérer, désengagement de Gaza décidé en 2005 par Ariel Sharon alors premier ministre, etc.), le réalisateur montre l’incapacité de la France et des Européens à peser sur le cours des événements. L’Europe n’a pas les moyens de convaincre Israéliens et Palestiniens qu’un accord de paix négocié est l’unique solution qui permettrait aux deux peuples de vivre en paix et en sécurité. Le film fait valoir, à juste titre, que les positions françaises tiennent désormais « plus de l’image que de l’action concrète », même si parfois les déclarations sont d’utiles actes politiques, comme le discours de Nicolas Sarkozy à l’ONU, en septembre 2011, par lequel la France demande que soit accordé à la Palestine le statut d’État observateur à part entière.

La remarque vaut aussi pour l’Europe dont l’élargissement à 28 pays complique la recherche d’un consensus entre ses membres, au point de l’empêcher de se retrouver autour de positions fortes. Elle est ainsi contrainte de pratiquer une politique déclaratoire qui reste vaine à changer le cours des choses. L’Europe sermonne mais n’agit pas. Mieux, ou pire, dans un grand écart remarquable, elle condamne la colonisation par Israël des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est tout en s’accommodant d’échanges commerciaux avec ces mêmes colonies qu’elle juge illégales.

Le constat de l’impuissance française et européenne est donc justifié. Mais il y manque une explication. Il est entendu que l’Europe et ses États membres ne sont pas en mesure d’imposer leurs vues. Les présidences américaines ont depuis longtemps mis la main sur la relation israélo-palestinienne. C’est l’un des éléments de la puissance américaine, même si sa réussite se fait attendre. Les Européens savent depuis des décennies que s’ils ont encore la capacité de faire faire des choses, ils n’ont pas le pouvoir d’empêcher que des choses se fassent. La France n’échappe pas à cette inertie, que met bien en valeur le film de Clavel lorsqu’il évoque notamment le fiasco de Suez (1956) ou l’absence des Européens dans le processus d’Oslo. Mais l’incapacité diplomatique affirmée par le film nécessite une explication plus politique.

Le statut spécial de l’État israélien dans ses relations avec l’Europe

Depuis une dizaine d’années, la convergence des intérêts israéliens et franco-européens est notable. Israël jouit au sein des institutions européennes d’un statut à nul autre pareil. Depuis 1994 (Conseil européen d’Essen), l’Europe est acquise à l’idée qu’Israël doit pouvoir jouir d’un « statut spécial » dans ses relations avec elle. D’importants textes ont été adoptés à cette fin : un accord d’association opérationnel depuis 2005, un plan d’action approuvé en 2008, des sous-comités dans tous les domaines, 60 activités identifiées en 2012 par le Conseil d’association Union européenne-Israël, un accord d’aviation civile « open skies » qui date de 2013, etc. Leur finalité est de rapprocher les intérêts européens et israéliens comme leurs législations pour, notamment, ouvrir le marché intérieur européen à Israël, lutter contre le terrorisme et le crime organisé, contre le racisme et l’antisémitisme, développer la coopération scientifique et technique, la recherche, l’échange d’informations dans quasiment tous les domaines, etc. Les relations sont si étroites que l’ancien Haut Représentant de l’Union européenne Javier Solana avait déclaré en 2009 qu’Israël était « un membre de l’Union européenne sans être membre de ses institutions »5. Le développement économique d’Israël justifie ce rapprochement mais il serait naïf de croire qu’il ne s’accompagne pas d’un développement égal des relations diplomatiques.

C’est à partir de la disparition de Yasser Arafat en 2004 que la France et les Européens ont montré, en creux, qu’ils commençaient à renoncer à aider politiquement les Palestiniens. Arafat avait été accusé d’être la cause de tous les blocages (Shamir l’avait même taxé de "nazi" en 1989). Sa disparition aurait donc dû générer une diplomatie européenne et française renouvelée en faveur de son successeur Mahmoud Abbas, des Palestiniens et des négociations de paix. Ce qui n’a pas été le cas. L’Europe a même pratiqué le deux poids deux mesures en interrompant le versement de ses aides aux populations palestiniennes dès qu’ont été connus les résultats des élections parlementaires de 2006 et la victoire du Hamas. C’est bien la présidence française de l’Union européenne qui a décidé en 2008 de « rehausser » le niveau des relations entre Israël et l’Union européenne.

L’une des insuffisances du film de Camille Clavel est de passer sous silence ce rapprochement entre la France, l’Union européenne et Israël pour n’émettre qu’un simple constat sur l’impuissance des Européens, qui ne serait que l’effet des changements des équilibres mondiaux. En réalité, le rapprochement avec Israël est un choix diplomatique volontaire. Dans l’état des relations entre Israéliens et Palestiniens il ne peut que provoquer un affaiblissement du soutien français et européen aux revendications palestiniennes. En outre, une fatigue diplomatique s’est installée, renforcée par la prégnance des soulèvements arabes de 2011 qui incite les gouvernements européens à restreindre leur diplomatie à l’égard des Palestiniens.

Processus de paix dans l’impasse

Le « processus de paix » israélo-palestinien – jamais expression ne fut plus trompeuse – est dans l’impasse, conclut le film de Clavel. Hier comme aujourd’hui, c’est une évidence. John Kerry, le dernier Américain à tenter de favoriser une solution, ne manquera pas de jeter l’éponge, impuissant à faire admettre par les deux parties, israélienne et palestinienne, les quelques principes qu’il aura préparés à leur intention. Les États-Unis n’ont pas la capacité d’être l’honnête courtier dont tout belligérant a besoin, a fortiori quand le rapport des forces est totalement déséquilibré entre les deux parties. Qui plus est, leur intérêt se tourne de plus en plus vers les pays asiatiques au détriment du Proche-Orient. Ils risquent d’être, à leur corps défendant, le fossoyeur des espoirs et des droits des Palestiniens. Pour ce qui concerne Français et Européens, il est évident que les aléas du processus de paix ne sont pas liés aux relations entre Européens et Israéliens.

On peut regretter que Camille Clavel n’insiste pas sur les responsabilités de ces échecs. Les respectables propos du dernier intervenant du film rappellent bien que l’occupation israélienne de la Palestine est au cœur du drame noué au Proche-Orient, mais c’est pour dire que cette occupation risque d’anéantir Israël.

On ne sait si cette conclusion, qui semble être aussi celle du réalisateur, vise à mettre en garde Israël contre un aveuglement qui ne peut être que suicidaire, ou si elle témoigne d’une indifférence à l’égard du sort des Palestiniens.

1Intervenants du film : Michèle Alliot-Marie, ministre des affaires étrangères de 2010 à 2011 ; Michel Bar Zohar, historien ; Jean-Paul Chagnollaud, historien ; Samy Cohen, historien, Sciences-Po, Paris ; Paul Kedar, ancien pilote et diplomate israélien ; Théo Klein, président du Crif de 1983 à 1989 ; Noah Klieger, passager de l’Exodus ; Farouk Mardam Bey, historien et éditeur ; Alain Gresh, journaliste, Le Monde diplomatique ; Jacques Huntzinger, ambassadeur de France en Israël de 1999 à 2003 ; Francis Huré, ancien ambassadeur de France en Israël de 1968 à 1973 ; Hadar Kimchi, ancien amiral israélien ; Henry Laurens, historien, Collège de France ; Avi Pazner, ambassadeur d’Israël à Paris de 1995 à 1998 ; Shimon Peres, président de l’État d’Israël ; Danny Shapira, ancien pilote de l’armée israélienne ; Yoël Sher, ancien diplomate israélien ; Zeev Sternhell, historien, université de Jérusalem ; Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères de 1997 à 2002 ; Michel Warschavski, journaliste, directeur de l’Alternative Information Center.

4Discours de Mitterrand à la Knesset, le 4 mars 1982 : « Le dialogue suppose la reconnaissance préalable et mutuelle du droit de l’autre à l’existence. (…) Le dialogue suppose que chaque partie puisse aller jusqu’au bout de son droit, ce qui pour les Palestiniens, comme pour les autres, peut signifier, le moment venu, un État.  »

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