Dans les rapports entre la République française et l’islam, l’éclairage est mis la plupart du temps sur les reproches faits à l’islam, tant au sens de religion qu’à celui de civilisation, et des sociétés qui s’en réclament. Mais mesure-t-on vraiment les effets du choc colonial sur le rapport entre ces entités ? Pour Pierre-Jean Luizard, en effet, « Le monde musulman a subi un choc sans précédent aux XIXe et XXe siècles : en moins d’un siècle, l’ensemble des pays à majorité musulmane est passé sous la domination directe ou indirecte des puissances européennes conquérantes » (p. 8).
On pourrait dire, comme le font certains : « le colonialisme, c’est fini, nous avons tourné la page depuis 1962 ! » Sauf que l’attitude des grandes puissances euro-nord-américaines, Russie comprise, en remettent régulièrement une couche qui dément cette affirmation. En témoigne d’abord l’arrogance de l’État d’Israël, enfant chéri de ces grandes puissances et qui, en poursuivant une colonisation au sens classique du terme au cœur même des mondes arabe et islamique, apparaît comme un prolongement direct de l’ère impériale-coloniale.
Et puis nous avons vécu successivement, dans des formes impérialistes nouvelles adaptées à notre époque, les guerres d’Afghanistan depuis 1988 — la russe d’abord et celle de l’OTAN ensuite — ; puis celle du Golfe, avec l’installation concomitante des États-Unis dans la péninsule Arabique en 1990 et l’occupation de l’Irak en 2003 ; l’incursion directe en Libye et l’élimination du régime de Mouammar Khadafi en 2011, et à sa suite, l’intervention dans l’ensemble de la zone sahélienne pour lutter contre la déstabilisation catastrophique de cette dernière ; les actions militaires en Syrie contre le régime et contre l’Organisation de l’État islamique (OEI), etc.
Rapports égalitaires ou marché de dupes
La création d’un État islamique à Mossoul, à cheval sur l’Irak et la Syrie a été bien accueilli par une partie des populations locales, au moins dans un premier temps, avant ses exactions monstrueuses contre les minorités chrétiennes, yézidies, kurdes et turkmènes, sans parler des chiites. N’est-ce pas parce qu’elles y ont vu la fin de l’ordre étatique né des accords Sykes-Picot et des traités de Sèvres et de Lausanne ? Cela signifie bien, s’il en fallait une preuve, que la page de l’impérialisme colonial n’est pas tournée.
Mais qu’en est-il plus précisément des rapports tissés entre la République et la religion islamique pendant cette période qui, n’en déplaise aux oublieux, se fait toujours sentir dans la psyché des peuples arabes et des musulmans ? L’auteur passe au crible le « marché de dupes » de l’expédition d’Égypte (1798-1801), le rôle des saint-simoniens en Égypte (1833-1836) et en Algérie (après 1837), le décret Crémieux et la naturalisation forcée de Juifs d’Algérie ; la politique française de Jules Ferry en Algérie ; la division par la République laïque, de la « Grande Syrie » sur une base confessionnelle ; enfin le refus d’appliquer en Algérie la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.
Dans tous ces épisodes, la République n’a pas seulement soumis les musulmans à un régime spécial de police, en nommant elle-même, comme en Algérie, les imams et en en contrôlant les associations cultuelles – politique dont les États indépendants ont d’ailleurs conservé en héritage ‒, elle a aussi mis en avant de façon officielle les forces favorisant les confessions et organisations chrétiennes, comme cela fut le cas non seulement en Syrie et au Liban, mais aussi en Algérie. Dans un dernier chapitre, l’auteur peut alors évoquer les racines coloniales de la politique musulmane de la France aujourd’hui.
Effectivement, après le danger pour l’empire qu’il dénonçait hier pour justifier la mise sous tutelle de l’islam, l’État français agite aujourd’hui la menace qu’il constituerait pour la République. Le rappel cumulé de tous ces faits donne l’impression saisissante de dégager les effets désastreux de sa politique parmi les musulmans et de susciter de leur part un soupçon — tout à fait compréhensible — de mauvaise foi et de prétention à une laïcité dont ils ont sérieusement pâti et qui a laissé chez eux des traces profondes.
Passage à l’action subversive
Après les éloges mérités, les critiques, mineures cependant en rapport avec l’objet du livre. On aurait souhaité une taxinomie plus précise des courants idéologiques se réclamant de l’islam. L’auteur reprend bien le terme d’« islamistes » pour les courants issus des Frères musulmans qu’il présente à juste titre comme acceptant le cadre politique institutionnel, et réserve celui de « salafistes » au courant quiétiste wahhabite. Mais, d’une part, il laisse à penser que ces deux tendances, nommées à raison « revivalistes », sont les héritières du réformisme musulman de Jamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abduh (p. 11-12). C’est ne pas voir que ceux-là n’étaient pas revivalistes, mais réformistes et voulaient, disons à la manière de Martin Luther, retourner aux sources de l’islam pour passer au crible la modernité venue d’Europe, prendre ce qu’il y avait à en prendre en l’adaptant, et non la refuser, comme le prônent en principe « islamistes » et « salafistes ».
L’auteur fait d’autre part « sortir » le courant salafo-djihadiste du quiétisme salafiste (p. 17). C’est ne pas voir que sa formation résulte de plusieurs ruptures, qui n’ont d’ailleurs au départ aucun lien avec le wahhabisme. Notamment celle du passage à l’action subversive dans la lignée de Sayyed Qutb, nourri du mawdoudisme pakistanais, puis celle d’Abdallah Azzam dans les conditions de la lutte antirusse en Afghanistan, transformée ensuite par Abou Moussab Al-Souri en « résistance islamique internationale », ordinairement traduite par « djihad global » et retournée contre les États islamiques eux-mêmes, poussant idéologiquement le sectarisme et l’intolérance wahhabites à leur paroxysme. L’auteur parle d’une certaine « porosité » entre tous ces courants (p. 210), ce qui n’est pas exclu, mais, en l’absence de mise en évidence des ruptures successives, cela conforte la présentation des courants fréristes et salafistes comme « antichambres du salafo-djihadisme ».
On peut aussi regretter, concernant l’Algérie coloniale, que la revendication de laïcité par le réformateur Abdelhamid Ben Badis soit présentée comme une simple tactique : « retourner contre le colonisateur ses propres principes en jouant de ses contradictions ne signifiait pas que le colonisé ait fait siens ces mêmes principes » (p. 141-142). En fait, la laïcité de Ben Badis, reprise par l’émir Khaled et Messali Hadj fut bien une question de principe, comme cela ressort de cette déclaration du fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens à propos de leur organisation à l’échelle internationale, rappelée par Ali Mérad1 : « Ce qu’il nous faudrait, ce serait un conseil islamique (jamaat al-muslimin) réunissant les gens de science et d’expérience, auxquels il appartiendrait d’étudier les affaires des musulmans sur la base de la consultation (choura), et d’en décider conformément au bien et aux intérêts de la communauté (oumma). Il est du devoir de tous les peuples musulmans d’agir en vue de faire émerger cette Jamaa, laquelle devrait être strictement apolitique et totalement à l’abri des ingérences gouvernementales, qu’il s’agisse de gouvernements musulmans ou non. »
On mesure ainsi la profondeur du malentendu existant dans l’imaginaire français à propos des courants réels parmi les musulmans de France.
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1Ben Badis, revue Al-Sihhāb, mai 1938, cité par Ali Mérad, Le califat, une autorité pour l’islam ?, Desclée de Brouwer, 2008 ; p. 138-142.