Le dernier ouvrage du politiste Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français (en collaboration avec Antoine Jardin), connait une large médiatisation. Il est vrai qu’il s’inscrit dans le contexte anxiogène des attentats de janvier et novembre 2015, et que les citoyens ordinaires, les leaders d’opinion et les décideurs politiques cherchent à comprendre les raisons de l’enracinement du phénomène djihadiste dans le tissu social. L’auteur apporte des explications sociologiques tirées de son travail d’enquête en France et dans différents pays arabes depuis plus de trente ans. Pourtant, sous un registre érudit et savant, ses analyses viennent conforter certaines représentations communes, donnant souvent l’impression de réduire les logiques sociales au « prisme islamique », comme si les mobilisations dans les quartiers populaires pouvaient s’expliquer par la seule variable « islam ». L’essentiel de son propos se ramène à la notion d’« ethnogénération », qui combine des référents sociaux, culturels et religieux, et retrace à grands traits l’évolution sociohistorique des populations issues de « l’immigration arabo-musulmane », le djihadisme — sujet du livre — étant censé incarner la « troisième génération » de l’islam de France.
Dans une critique d’ouvrage, on s’attache rarement à sa forme. Concernant le dernier livre de Kepel, l’on ne peut cependant pas y échapper. Car autant son titre principal, Terreur dans l’Hexagone que la couverture de l’éditeur (polices en lettres bleues, blanches et rouges sur fond noir) relèvent davantage de l’affiche de film d’horreur ou du tract d’une organisation politique pour une campagne électorale, voire du roman d’espionnage, que du registre académique. Et dès les premières pages, le lecteur est plongé dans une ambiance de peur, puisque l’auteur a choisi de publier intégralement sa propre traduction du communiqué de l’organisation de l’État islamique (OEI) revendiquant les attentats du 13 novembre.
D’aucuns considèrent que Gilles Kepel est un auteur familier du mélange des genres, qui fait se côtoyer l’érudition et une tendance à la vulgarisation à outrance sur des thématiques d’actualité telles que l’islamisme, le djihadisme transnational ou l’implantation des réseaux fondamentalistes en France. Il faut malgré tout reconnaître qu’il a été souvent un excellent vulgarisateur de recherches sociologiques approfondies sur l’islam de France et les mouvements islamistes dans le monde arabe. Son livre, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, publié en 1987, demeure un ouvrage de référence qui a nourri plusieurs générations d’étudiants, de jeunes chercheurs, d’universitaires confirmés ou de fonctionnaires s’essayant à la sociologie du fait musulman hexagonal. De même, son ouvrage de jeunesse, Le Prophète et Pharaon a été l’un des premiers de l’espace francophone à s’intéresser au rôle des mouvements islamistes dans le champ politique égyptien. De ce point de vue, l’auteur a incontestablement contribué à diffuser auprès du grand public un savoir académique sur les phénomènes ayant trait à l’univers islamique, en faisant le pont, au sens fort du terme, entre les deux rives de la Méditerranée.
Une vision réductionniste
On pouvait donc s’attendre à ce que l’auteur poursuive avec son art de la vulgarisation scientifique, en donnant à ses lecteurs profanes des clefs de compréhension du phénomène djihadiste en France. C’est en tout cas l’objectif affiché de ce livre. Toutefois, au fil des pages, son discours sociologique cède le pas à une tendance à se jouer des faits pour asseoir à tout prix sa thèse centrale : le processus d’islamisation inéluctable des nouvelles générations issues des migrations arabes et africaines, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : une foi apaisée et apaisante, le pire : une foi radicalisée et terrorisante. En somme, il en vient à réduire le destin social des Français héritiers de l’immigration à leurs trajectoires socioreligieuses, établissant une causalité quasi mécanique entre désespérance sociale et radicalisme islamique, d’où l’emploi récurrent de la formule « troisième génération de l’islam de France », qui est parfois synonyme dans ses propos de « génération djihadiste » ou de « génération Daesh » :
Elle [la religion musulmane] recrute principalement parmi les enfants des quartiers relégués, où l’islam est devenu une norme, multipliant les marqueurs ostensibles dans le tissu urbain, et un habitus prégnant pour leurs habitants.
(p. 21)
Le problème principal du livre tient au fait que l’auteur joue en permanence sur l’ambivalence, ne précisant pas s’il s’agit d’un phénomène collectif et massif ou d’un fait minoritaire, voire marginal. Plus grave, il fait de cette ambivalence la trame principale de son ouvrage, laissant planer l’idée que le djihadisme serait devenu la nouvelle utopie mobilisatrice des « banlieues de l’islam ». En ce sens, la thèse procède d’un double essentialisme : les banlieues populaires ramenées au statut de « quartiers musulmans » où prévaudrait chez les habitants un « habitus » islamique, et ces mêmes « quartiers musulmans » réduits à la représentation anxiogène de « foyers du djihadisme »1.
Des marcheurs de 1983 aux émeutiers de 2005
Cette tendance à réduire le destin social des héritiers de l’immigration au prisme islamique apparaît avec force dans sa façon de rendre compte des comportements politiques et des mouvements sociaux dans les quartiers populaires. Si l’on suit l’auteur dans son raisonnement, les déceptions et les désillusions provoquées par l’échec des marches antiracistes des années 1980 auraient jeté les « jeunes musulmans » dans les bras des organisations islamiques (Union des organisations islamiques de France, réseaux Tariq Ramadan, etc.) dans un premier temps, puis dans ceux des mouvements de l’islam dit « radical » (salafisme) dans un second temps. En ce sens, Gilles Kepel établit une sorte de continuum historique entre le reflux des idéaux citoyens après les marches, l’islamisation des années 1990-2000 et la radicalisation des années 2010. Dans cette perspective globalisante, les djihadistes de 2015 seraient les « dignes » héritiers des marches de 1983 et des émeutiers de 2005 :
Dans les banlieues de l’islam françaises, cette génération est aussi celle qui vient au monde avec l’échec politique de la Marche des beurs de 1983, et qui arrive désillusionnée à l’âge adulte vers 2005, l’année des émeutes comme de la mise en ligne de l’Appel de Suri2.
(p. 113).
Pour l’auteur, les médias, les politiques et les universitaires ont délibérément sous-estimé la « teneur islamique » des émeutes de 2005. Selon lui, il s’agissait bien de mouvements de protestations mus par le référent religieux musulman, voire islamiste, qui ont préparé directement le terrain au djihadisme actuel :
Les émeutes correspondent au passage à un nouvel âge de l’islam de France : celui de la prise de pouvoir d’une génération née et éduquée sur le territoire, qui va bousculer les instances représentatives de cette religion contrôlées par les générations précédentes. Ce phénomène se produit au moment même où, à l’échelle internationale, la mouvance islamiste radicale exprimée par le djihadisme amorce sa propre mutation.
(p. 34).
Pour preuve, le véritable mobile déclencheur des émeutes de 2005 n’aurait pas été, selon l’auteur, l’électrocution des deux adolescents Zyed Benna et Bouna Traoré, mais la « profanation » de la mosquée « Bilal » de Clichy-sous-Bois, un acte qui aurait été perçu comme anti-islamique par les émeutiers. C’est donc l’islam qui aurait été le principal moteur de leur colère émeutière et non les facteurs sociaux ou économiques que sont le chômage, le délabrement urbain, les violences policières, les discriminations :
La rationalisation de la révolte comme réaction à la profanation délibérée d’un lieu de culte islamique par l’État et sa police s’opère dans un contexte international propice […].
(p. 40).
Sur ce plan, afin de conforter la thèse principale de son ouvrage, à savoir l’islamisation inéluctable des banlieues françaises depuis trente ans, Kepel se livre à une relecture totale et partiale des mouvements sociaux de 2005, en négligeant les variables sociales, économiques et celles liées au ressenti de la discrimination raciale. Il s’agit de convaincre ses lecteurs que c’est l’islamisme agissant qui serait à l’origine de la révolte sociale, à l’instar de ceux qui se déroulent dans certaines sociétés arabo-musulmanes.
En réduisant des mouvements de protestation à cette seule variable « islamique » et en leur ôtant tout signification politique, on peut regretter que, d’une part, l’auteur fasse fi des travaux sociologiques sur les émeutes urbaines qui n’ont rien d’inédit en France3 et que, d’autre part, il impose un récit islamique à une mémoire protestataire toujours vivante dans les quartiers populaires. Ainsi, prétendre que la « profanation » de la mosquée Bilal aurait été un événement plus marquant dans les consciences que l’électrocution dramatique de deux adolescents relève d’une lecture discutable, au regard des émotions et des passions qu’a suscité ce drame humain jusqu’à récemment, alors que l’affaire de la mosquée est quasiment oubliée. Plus grave, Kepel en vient à dénier aux acteurs des quartiers populaires la possibilité d’inscrire leurs protestations et leurs luttes sociales dans un répertoire d’action commun, autre que les registres religieux ou ethnique. Les descendants de l’immigration seraient prisonniers de leur « habitus » islamique et ne pourraient y échapper. Ils formeraient une « ethnogénération ». Une telle interprétation essentialiste participe à dépolitiser les mobilisations dans les quartiers populaires en les ramenant systématiquement au religieux.
Le « lobby musulman »
Dans la même veine culturaliste et déterministe, Kepel, s’appuyant sur les travaux d’Antoine Jardin (co-auteur du livre et dont les observations sont souvent pertinentes) en vient à conforter une histoire et une sociologie électorales des banlieues françaises focalisées sur les mobilisations islamiques, accréditant la thèse de la naissance d’un lobby électoral musulman en France. Si Kepel et son co-auteur ont raison de souligner l’existence de tendances lobbyistes dans certains secteurs de la mouvance musulmane française (ce que nous avions signalé dès 1997 dans Ethnicité républicaine,, on ne peut en faire une tendance dominante des attitudes et des comportements électoraux des Français héritiers de l’immigration4. D’ailleurs, l’auteur joue encore une fois sur une certaine ambivalence qu’il laisse en suspens : s’il reconnaît qu’il n’existe pas encore de vote musulman en France, pas plus que de vote juif ou de vote arménien, il ne cesse au fil des pages de donner des éléments laissant croire au lecteur que la communauté musulmane serait sur le point d’accoucher de son lobby électoral. En somme, l’auteur accrédite le fantasme anxiogène de l’émergence d’un lobby musulman nourri de profondes désillusions par rapport à la gauche française. Les déçus de François Hollande n’auraient d’autre destin électoral que de voter Front national (FN) s’ils sont « blancs » ou de se tourner vers les Frères Musulmans (FM) s’ils sont héritiers de l’immigration afro-maghrébine :
Tel sera le terrain favorable à l’éruption du djihad français, dans une société où les quartiers populaires sont pris en étau entre la résistible ascension du Front national et la percée d’un salafisme, dont les éléments les plus radicaux, les yeux fixés sur la Syrie et Daesh, prônent la destruction de l’Europe par la guerre civile.
(p. 25)
Si l’on suit Kepel dans son développement, les « Blancs » des quartiers populaires seraient poussés au vote d’extrême droite, tandis que symétriquement les musulmans seraient condamnés à moyen terme au vote communautaire (ce qui est discutable).
Si une telle thèse peut séduire, car elle reprend une certaine critique progressiste sur la désespérance de la France populaire, elle caricature à l’excès le paysage électoral des banlieues françaises qui est davantage marqué par l’abstention, les attitudes de distanciation à l’égard des partis traditionnels (succès des listes citoyennes) et le vote pour le FN et encore, malgré tout, pour la gauche classique, que par le triomphe d’un vote musulman qui serait alimenté par des organisations lobbyistes islamistes. Une telle théorie vient à considérer que la seule réponse électorale des Français issus de l’immigration au vote FN serait le vote « FM » ou pire : le choix du « salafo-djihadisme » hostile aux élections et à la démocratie. En lisant l’ouvrage de Kepel, le lecteur profane, peu informé de la sociologie électorale de la France du XXIe siècle, peut s’imaginer que les « islamistes » ont acquis une réelle influence électorale dans les banlieues françaises et qu’ils seraient en mesure d’imposer un véritable lobby musulman dans le champ politique.
La faute aux militants antiracistes
Selon Kepel, le succès du recrutement du djihadisme en France viendrait de la banalisation d’un sentiment victimaire auprès des populations musulmanes. Se sentant stigmatisés et victimisés, les jeunes musulmans de nationalité française se jetteraient logiquement dans les bras des organisations djihadistes ou, du moins, seraient de plus en plus sensibles à leur propagande sur Internet. Sur ce plan, l’auteur reprend à son compte une thèse de sens commun relativement répandue chez certains leaders d’opinion, selon laquelle l’islamophobie ou le racisme antimusulman serait une pure invention, voire le produit d’une instrumentalisation des mouvements islamistes afin d’embrigader plus efficacement la jeunesse musulmane fragilisée. Pour Kepel, l’islamophobie relèverait d’un « mantra » (p. 193), c’est-à-dire d’une incantation magique, dont certains intellectuels musulmans ou non musulmans par islamophilie ou palestinophilie feraient désormais commerce. À ce niveau, les propos de l’auteur ne sont pas très éloignés de ceux de Caroline Fourest et Fiametta Venner5, même s’il prend soin de l’entourer d’une argumentation savante :
Pareille campagne planétaire, portée au paroxysme par les médias de la région, nourrit la logique obsidionale de l’« islamophobie » dans des cercles plus larges que les réseaux habituels des salafistes ou des Frères musulmans. Notons que ce sont ces derniers qui inventent le terme dans les années 1990 pour criminaliser la moindre critique du dogme religieux dont ils se proclament les champions, tout en construisant une symétrie précieuse avec l’antisémitisme afin de bénéficier des dividendes moraux de la victimisation et de retourner celle-ci contre Israël et le sionisme.
(p. 41-42).
Il est étonnant qu’un politiste confirmé comme Gilles Kepel reprenne à son compte cette thèse qui a été invalidée depuis par de nombreux travaux académiques, soulignant l’ancienneté du terme « islamophobie » dans la langue française et ses usages courants dans le champ scientifique anglo-saxon6. Plus grave, une telle thèse vient à faire porter la responsabilité de la diffusion du djihadisme dans les banlieues françaises aux militants antiracistes, alors qu’en prenant en charge la question de l’islamophobie et en lui donnant une certaine officialité, ces derniers ont souvent évité les réponses extrémistes et désespérées.
Règlement de comptes
Ce manque de précautions et de précisions s’explique probablement par une volonté de l’auteur d’étayer sa thèse en recourant à des arguments radicaux : l’islamisation irréversible des banlieues françaises dont les intellectuels (chercheurs, universitaires, certains journalistes de gauche, etc.) seraient les complices volontaires ou involontaires. Sur ce plan, l’auteur entend régler ses comptes avec une partie de l’intelligentsia française et avec certains politiques qui n’auraient pas compris la justesse prédictive de son message. En dépit de notre cécité collective, Kepel nous avait prévenus : le djihadisme sera inévitablement le troisième âge de l’islam de France et, par extension, la nouvelle religion des banlieues françaises.
Si l’on ne peut évidemment reprocher à Kepel de partager sur un registre érudit la vision apocalyptique de la société française d’un romancier comme Michel Houellebecq, pour qui il avoue son admiration7, on peut se demander si Terreur dans l’Hexagone ne prend pas trop à la lettre le discours des djihadistes eux-mêmes. Et ne contribue pas ainsi à légitimer indirectement une sociologie de l’apocalypse islamique qui apparait plus convaincue que convaincante. N’est-ce pas précisément tomber dans le piège de la narration djihadiste que de prétendre expliquer le malaise social français par la fracture ethno-religieuse ?
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1Thèse qu’il avait déjà soutenue dans des précédents ouvrages mais de manière moins prononcée et surtout moins médiatisée ; lire par exemple : Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012 ; Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012.
2Djihadiste syrien, auteur d’un appel aux musulmans européens
3Pour des lectures sociologiques des émeutes de 2005, voir notamment Gérard Mauger, L’Émeute de novembre 2005 : une révolte protopolitique, Éditions du Croquant, 2006 ; Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli (dir.) : Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, La Découverte, 2006.
4Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, Français comme les autres ? Enquête sur les Français issus de l’immigration maghrébine, africaine et turque,Presses de Sciences Po, 2005.
5« Islamophobie ? », ProChoix, n° 26-27, automne-hiver 2003 ; p. 13-16.
6Alain Gresh, « Islamophobie », Le Monde diplomatique, novembre 2001 ; Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept », Sociologie, n° 1, vol. 5, 2014 ; Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La Découverte, 2013.
7G. Kepel écrit à propos du dernier ouvrage de Michel Houellebecq, Soumission : « Jamais sans doute la congruence entre un ouvrage de fiction paru le jour même et une réalité qui, selon l’expression consacrée, la dépasse, n’a été plus flagrante : le nombre et la qualité des victimes, exécutées de sang froid en plein Paris, donnent à l’événement la dimension d’un véritable cataclysme dont la portée symbolique évoque un 11 septembre culturel » (p. 249).