Très remarqué et applaudi au dernier Festival de Cannes où il a obtenu le prix de la Liberté dans la sélection « Un certain regard », le film soudanais Good Bye Julia de Mohamed Kordofani actuellement en salles à Paris et en province est une admirable œuvre chorale, qu’il faut absolument voir pour son sujet —ou ses sujets —, ses personnages et sa brillante mise en scène. Il a pour cadre un pays déchiré par ses conflits, aux accents universels. On pense inévitablement au Proche-Orient et à la Palestine, à la haine et à l’intolérance qui les embrasent.
Le film s’adresse autant au grand public qu’aux cinéphiles. Ode à la liberté et à l’amitié de deux femmes que tout sépare, l’une est chrétienne du sud du Soudan, l’autre musulmane du nord. Premier long métrage de son auteur, c’est en outre l’une des rares œuvres cinématographiques provenant de ce pays déchiré par des décennies d’instabilité, de dictatures et de guerres, où le 7e art même est chose rare et le public plutôt porté vers le cinéma égyptien. Donc une sorte de miracle, d’événement unique dans son genre qui nous concerne tous, car s’en dégage une profonde humanité.
Un pays divisé
À la veille de la division du Soudan et de la création du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, Mona, ex-chanteuse nord-soudanaise, cherche à se racheter d’avoir accidentellement causé la mort d’un homme sud-soudanais tué par son mari en engageant son épouse Julia comme domestique. Une belle et étrange amitié, entourée de mystère, se noue entre les deux femmes, l’une bourgeoise, l’autre réfugiée à Khartoum. Cette dernière n’a jamais connu son pays natal (le Sud) et qui rêve d’un nouvel exil en prenant le bateau pour l’Europe, eldorado du tiers monde. Mona quant à elle cherche une autre voie vers la liberté, et un moyen de sortir de la solitude, une solitude accentuée notamment par l’incompréhension de son époux et son besoin d’expier et de racheter le crime de celui-ci.
En acceptant de devenir domestique et de loger avec son enfant chez sa maîtresse, elle se heurte au mari de Mona, prisonnier de ses valeurs traditionnelles, issues d’un islam ancestral qui n’a pas évolué. Aussi traite-t-il avec mépris le mari de Julia qu’il a tué devant le porche de sa maison alors qu’il s’en approchait, pour lui un « animal » issu d’une « race d’esclaves ». Au milieu de la tragédie qui se joue entre Israéliens et Palestiniens, on ne peut s’empêcher de penser aux injures proférées par des responsables de l’extrême droite israélienne contre les habitants de Gaza qualifiés eux aussi d’« animaux » méritant d’être éliminés.
« Nous n’avons pas de chants dans nos mosquées ! »
Le film se déroule sur deux registres qui s’entrelacent, l’un politique et historique — le Sud se prépare au référendum de 2011 pour accéder à l’indépendance après cinquante ans de conflit (qui intéresse peu Julia) ; l’autre, personnel, nous plonge dans l’intimité des personnages (jalousie, intolérance, amour et amitié, recherche de la liberté, amitié hors normes, religion, dévotion à la musique). Si besoin était, la musique justement fait saillir encore plus la beauté inépuisable de ce film qui ne verse à aucun moment dans le mélodrame. C’est grâce à elle qu’on peut se retrouver et non se diviser, explique délicatement le film.
L’humour aussi est bien présent, avec discrétion. Ainsi, Mona qui entre pour la première fois dans une église de Khartoum accompagnée de sa nouvelle amie, s’écrie-t-elle : « Tiens, on y chante. Nous n’avons pas cela dans nos mosquées ! » Mona, l’ancienne chanteuse qui a dû renoncer à son métier à cause de son mari prisonnier d’idées d’un autre temps.
Goodbye Julia est construit autour des destins individuels des deux femmes, de leurs chemins de vie, soulignant les déchirements intimes de chacun des personnages. Alors que le Soudan traverse une période critique de son existence, le réalisateur propose son film comme une autre voie possible : celle de la réconciliation, de la compassion, de l’échange. « J’ai déjà pardonné […], mais je ne peux pas faire la paix. Pour faire la paix, on a besoin de l’autre », dit un des personnages. Un message qui va bien au-delà du Soudan.
Le thème de l’enfance est aussi très présent dans l’histoire à travers l’itinéraire du fils de Julia, qui en est un des fils conducteurs dans un monde d’adultes. Il est quasiment adopté par le maître de la maison qui ne peut avoir d’enfants (une tare dans ce milieu très conservateur), choyé autant que faire se peut, et deviendra sans doute soldat dans la nouvelle république du Soudan du Sud vers laquelle il vogue à la fin.
À l’ombre de la révolution de 2019
Sur ce film, le réalisateur quadragénaire né au Soudan s’est expliqué dans un entretien accordé au journal Jeune Afrique daté du 9 novembre, juste avant sa sortie : « Tout part de mon intimité. J’ai grandi entouré d’hommes, de mon père, de mes oncles, tous très conservateurs. Je n’avais pas d’autres options que d’embrasser cette culture traditionnelle. Je ne me suis pas questionné. C’était très dogmatique. À Khartoum, d’où je viens, être conservateur, c’est reproduire la culture du patriarcat, qui est elle-même imprégnée de racisme. J’ai hérité de tout cela. Mais j’ai commencé à changer quand je suis parti étudier en Jordanie, quand j’ai voyagé et me suis ouvert à d’autres façons d’appréhender le monde », explique-t-il.
L’idée du film a jailli pendant la révolution qui a chassé la dictature le 11 avril 2019, puis le coup d’État du 30 octobre 2021 qui a amené les militaires à s’assurer le contrôle total du pouvoir et les évènements qui ont suivi, ce qui a fait qu’il a été réalisé dans des conditions très difficiles en raison de la situation. « Ce film porte plus sur la question de la préservation de ce qui reste du Nord, pour qu’il n’y ait pas davantage de ruptures. Le Nord souffre des mêmes choses encore aujourd’hui. Il y a toujours des discriminations de la part des Arabes envers les populations afrodescendantes, toujours un fossé économique énorme entre elles et la classe supérieure arabe. Les deux personnages féminins sont là pour illustrer ce qui aurait pu se passer. »
Les deux splendides actrices rehaussent la beauté et l’intensité du film. « Pour incarner Mona, raconte encore le réalisateur, je voulais une chanteuse. Quand j’ai vu cette femme [Eiman Yousif], assise à la terrasse d’un café, elle avait un langage corporel et un peu de mélancolie sur le visage, même quand elle souriait. C’est exactement comme cela que j’imaginais Mona. Pour le personnage de Julia [Siran Riak], ça a été plus difficile. Je cherchais une Soudanaise du Sud capable de parler l’arabe de Khartoum. Ce qui est rare, car la plupart d’entre elles sont parties en 2011 ». Puisse-t-on accorder plus de pouvoir aux femmes d’Afrique, du Proche-Orient comme d’ailleurs…
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