Guerre d’Algérie. Armes chimiques, le mur du silence

Récemment déprogrammé par France Télévisions, Algérie, sections armes spéciales met en lumière la guerre chimique menée par l’armée française contre la population civile. En donnant la parole à des victimes et des anciens combattants, le documentaire soulève également des questions sur la transparence des archives militaires et la mémoire collective.

L'image montre un groupe de personnes en uniforme militaire, probablement des soldats, rassemblés autour d'un trou dans le sol. Certains semblent être en train de creuser ou d'examiner le terrain, tandis que d'autres observent. L'ambiance est sérieuse, indicative d'une situation d'urgence ou de conflit. Le tout est en noir et blanc.
Extrait du documentaire Algérie, sections armes spéciales. La photo montre des soldats français protégés portant des masques à gaz à l’entrée d’une grotte.
© SOLENT production

La colonisation et la guerre d’Algérie restent toujours des sujets sensibles, comme le montre la récente polémique autour de Jean-Michel Aphatie, sous le feu des critiques pour avoir comparé les crimes de l’armée française durant la colonisation de l’Algérie à Oradour-sur-Glane. La déprogrammation1 in extremis par France Télévisions du film documentaire Algérie, sections armes spéciales en atteste aussi. Si l’on ne connaît pas les véritables raisons de cette décision, au-delà de l’actualité sobrement évoquée dans le communiqué officiel de la télévision de service public, nul doute qu’elle illustre la pression de l’algérophobie ambiante amplifiée, entre autres, par le ministre de l’intérieur.

Le producteur du film, Luc Martin-Gousset (Solent production), veut retenir, pour sa part, que

 France Télévisions, en finançant le film, a permis à Claire Billet de mener son enquête et de démontrer sans ambiguïté que si l’armée française ne veut pas ouvrir ses archives sur cette période, c’est de peur qu’elles contiennent des éléments de nature à l’incriminer pour des crimes de guerre en Algérie. 

En effet, avec ce film — disponible sur la plateforme de France Télévisions — un honteux chapitre de la guerre d’Algérie est rappelé au grand public. Convoquant archives et témoignages des deux camps, la réalisatrice Claire Billet raconte l’emploi régulier des armes chimiques par l’armée française, en violation du Protocole de Genève qui en interdisait l’utilisation. Le film s’appuie notamment sur le travail obstiné d’un historien, Christophe Lafaye, autour d’une question toujours problématique, soixante ans après la fin de la guerre, pour le monde militaire.

En 1925, la France avait pourtant été la première des 135 nations à signer le Protocole de Genève, au lendemain de la « Grande Guerre » (1914-1918) qui avait inauguré l’utilisation de gaz toxiques et ses sinistres conséquences ; elle avait laissé de nombreux stocks inutilisés. C’est précisément dans ces stocks que l’armée française a puisé, quatre décennies plus tard, ce qui deviendrait l’arsenal des sections armes spéciales dévolues à « la guerre des grottes ». 2

Dans La première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance (1830-1852), (la Découverte), l’historien Alain Ruscio explique :

 Les grottes étaient utilisées comme des lieux de refuge. En 1844-45, lors de la conquête de l’Algérie, des enfumades ont été pratiquées par les colonnes infernales du général Bugeaud et une tribu entière gazée dans le massif du Dahra. Il s’agissait d’une stratégie parfaitement assumée qui avait pour but de soumettre les populations par les massacres et la terreur. Pendant la guerre d’indépendance, l’utilisation des armes chimiques a répondu davantage à une logique tactique : prendre d’assaut des refuges souterrains et empêcher leur réutilisation.

Plusieurs documents exhumés par Christophe Lafaye , chercheur spécialiste d’histoire militaire décrivent comment la décision politique a été prise, en mars 1956, comme en atteste un courrier du commandant supérieur interarmées commandant la 10e région militaire (qui couvre l’Algérie) au secrétaire d’État aux forces armées Terre intitulé : « Utilisation de moyens chimiques » : « le colonel des armes spéciales m’a rendu visite. Il m’a annoncé qu’il avait obtenu votre accord de principe relatif à l’utilisation des moyens chimiques en Algérie. » 3

Tuer leurs occupants et rendre les grottes impraticables

En septembre 1956, le compte-rendu d’une réunion à l’état-major des Armées mentionne « une étude de politique générale d’emploi des armes chimiques en Algérie ». But : infecter les grottes où se réfugient les insurgés (qualifiés dans les documents d’époque de « hors-la-loi »), faire prisonniers ou tuer leurs occupants et les rendre impraticables4.

Dès lors, l’armée s’organise avec méthode. Elle effectue des tests pour déterminer « le produit à utiliser dans chaque cas particulier », les modes d’emploi et les personnels qui devront se consacrer à ces missions : une batterie armes spéciales (BAS) est créée en décembre 1956. Une centaine de sections seront réparties sur tout le territoire algérien par le général Raoul Salan. Le plan Challe révisera cette organisation en 1959 pour la rendre plus efficace. Le gaz utilisé est du CN2D, conditionné dans des grenades, chandelles et roquettes : un dérivé arsénié (Adamsite ou DM) combiné à de la chloroacétophénone (CN) très toxique5.

L'image montre un document intitulé "Instruction interarmées sur les armes spéciales". Le texte est en gros caractères, avec un sous-titre indiquant "Protection et emploi". En bas, on voit des mentions officielles et une date d'approbation.
Instruction interarmées sur les armes spéciales datée du 11 mai 1959
© SOLENT production

Docteur en histoire contemporaine et spécialiste d’histoire militaire, Christophe Lafaye achève un mémoire d’habilitation de recherche à l’université de Bourgogne sur l’utilisation des armes chimiques en Algérie, après avoir soutenu une thèse sur l’engagement de la France en Afghanistan de 2001 à 2012. Il explique à Orient XXI :

 Ce projet de recherche est né en 2011, lorsque j’ai assisté à une formation des soldats se préparant à intervenir en milieu souterrain en Afghanistan et mobilisant le retour d’expérience de la guerre d’Algérie. C’est ainsi que j’ai découvert l’existence de ces unités armes spéciales.

Honte et colère des anciens combattants

De fil en aiguille, il a retrouvé plusieurs anciens combattants qui lui ont ouvert leurs archives personnelles. « Cinq-mille hommes sont passés dans ces sections de grottes. Très peu en ont parlé à leurs enfants », dit-il.

Le film donne à voir quelques-uns d’entre eux, feuilletant des albums photos noir et blanc ou relisant des documents de l’époque. Issu d’une famille de militaires, Yves Cargnino, qui souffre d’une insuffisance respiratoire consécutive à son exposition aux gaz, a dû batailler quinze ans contre le ministère de la défense pour faire reconnaître son préjudice. Au souvenir de ses camarades disparus, il s’abandonne à un geste de colère et de désespoir.

Armand Casanova, engagé à 18 ans, était surnommé « le Rat ». De petite taille, il était l’un des premiers à s’introduire dans les souterrains. « L’odeur du gaz, je la sens encore. Et celle de la mort aussi. » Il a participé à deux à trois opérations par mois pendant les deux ans et demi de sa mobilisation en Algérie.

Jacques Huré n’a servi que neuf mois à la Batterie armes spéciales. Il soupire, perdu dans ses souvenirs : « On savait qu’il y avait des trucs qui étaient interdits par la convention de Genève, mais on ne savait pas quels gaz. On ne nous expliquait rien ! »

Jean Vidalenc, dix mois en section grottes dans le massif des Aurès : « La première fois qu’on s’est servis de ces gaz, on s’est retrouvé avec des brûlures partout où on transpirait. On a protesté et on nous a fourni des combinaisons étanches. Je n’ai jamais su ce que c’était. »

Claire Billet filme aussi le camp adverse. Elle rencontre des survivants algériens de la grotte de Ghar Ouchettouh, dans les Aurès, gazée le 22 mars 1959 avec près de 150 villageois à l’intérieur. Réfugiés dans la grotte pour échapper aux opérations de l’armée française qui avait déclaré la région zone interdite, les habitants n’ont pas eu la moindre chance. Seuls six jeunes, désormais de vieux messieurs, ont eu la vie sauve.

Mohamed Ben Slimane Laabaci avait 12 ans : « Je suis revenu le lendemain, avec ma mère. On les a vus sortir les cadavres. Tu ne pouvais pas les reconnaître. Ils étaient tout bleu (…) les corps étaient tout gonflés. » Amar Aggoun, 15 ans au moment de l’attaque : « Ils [les soldats français] nous ont laissé partir puis ils se sont retirés. Quand on est arrivés à 500 mètres, ils ont fait exploser la grotte. »

Des cadavres prisonniers des grottes éboulées

Des corps sont restés à l’intérieur sous les amas de roches écroulées. Le monument aux morts honore 118 cadavres retrouvés à l’indépendance et enterrés au cimetière du village. Pour l’armée française, qui avait publié un communiqué le 6 mai 1959 : « Cette opération a permis de mettre hors de combat 32 rebelles (…) [et] de libérer 40 jeunes musulmans que les rebelles détenaient prisonniers dans une grotte. »

Le 14 mai de la même année, Ferhat Abbas a protesté contre ces faits dans un télégramme à la Croix-Rouge :

 Me permets de vous dénoncer (…) [les] représailles de l’armée française contre population civile en Algérie. Récemment au douar Terchioui aux environs de Batna une centaine de personnes dont beaucoup femmes et enfants se sont réfugiés dans une grotte pour échapper au ratissage. Toutes ont péri asphyxiées par gaz.

Selon Christophe Lafaye, 8 000 à 10 000 gazages ont été conduits pendant toute la guerre. L’historien en a documenté 440 qu’il a fixés sur une carte. L’inventaire complet reste à faire.

La tâche ne sera pas facile. Car si plusieurs récits sur l’emploi des armes chimiques ont été publiés depuis les années 1960, peu relayés, les archives militaires françaises n’ont été ouvertes que peu de temps. Christophe Lafaye explique :

 Les archives ont été assez largement ouvertes entre 2012 et 2019. Mais fin 2019, gros cataclysme, les archives contemporaines du ministère de la défense ont été fermées à cause d’un conflit juridique entre deux textes.

La loi de 2008 sur les archives déclassifiait au bout de cinquante ans les archives de la défense mais le ministère des armées opposait une instruction générale interministérielle émanant du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ordonnant la déclassification à la pièce [document par document]. Cette procédure exigeait énormément d’archivistes et énormément de temps.

Les archivistes et les historiens ont formé des recours devant le Conseil d’État, qui a tranché en leur faveur en juin 2021. Mais le ministère des armées a contre-attaqué et pris de nouvelles mesures qui compliquent encore la situation, en créant des archives sans délai de communication6.

Lorsque je suis revenu en 2021, des refus ont systématiquement été opposés à mes demandes de communication de pièces que j’avais pu consulter, pour certaines, auparavant, en invoquant l’article L-213, II de la loi de 2008 sur les archives incommunicables. 7 

Protéger à tout prix la réputation de l’armée française

En vertu de cet article, certaines archives sont incommunicables au motif qu’elles seraient susceptibles de permettre de concevoir, fabriquer, utiliser et localiser des armes de destruction massive. « Maintenant, on me referme des journaux de marche, des comptes-rendus d’opérations, des procès-verbaux de création d’unités en invoquant cet article. En fait, le ministère des Armées veut protéger sa réputation pendant la guerre d’Algérie », regrette l’historien.

Car le sujet reste sensible. Christophe Lafaye l’a découvert à ses dépens :

 Mes travaux sur l’Afghanistan ont été récompensés en 2014 par le prix d’histoire militaire de ministère des Armées, mais quand j’ai fait savoir que je travaillais sur la guerre d’Algérie sur un sujet sensible, on m’a fait comprendre que j’étais passé à l’ennemi, d’une certaine manière. La guerre d’Algérie pose toujours problème.

Le verrou est puissant. Depuis 2015, nous vivons dans une société dominée par la peur du terrorisme, qui pousse à restreindre les libertés. Il y a aussi des raisons sociologiques : on est militaire de génération en génération chez certains officiers supérieurs. Les archives racontent une partie des histoires familiales et la peur du scandale persiste, malgré quatre lois d’amnistie. Pourtant, l’objectif des historiens n’est pas d’indexer des personnes. D’ailleurs, on anonymise les témoins qui sont toujours vivants et qui le souhaitent.

Ce qui nous intéresse, c’est plutôt de comprendre comment s’est construite la décision politique, comment elle a été mise en œuvre et ses conséquences. Sur ce point, ce qui m’a le plus interrogé d’un point de vue historique, c’est que les deux personnes au cœur de la décision d’emploi des armes chimiques en 1956, Maurice Bourgès-Maunoury, le ministre de la défense 8, et le général Charles Ailleret, commandant l’état-major des armes spéciales, sont deux anciens grands résistants, et même — pour Ailleret — un ancien déporté. Et pourtant, ils ne semblent nourrir aucun état d’âme.

Après 1962, à B2 Namous, dans le désert du Sahara, la France a poursuivi, avec l’accord de l’Algérie indépendante, des essais nucléaires, chimiques et biologiques. Alger réclame la décontamination du site promise par François Hollande. Mais dans le contexte de tension entre la France et l’Algérie, qui semblent indéfiniment rejouer la guerre d’indépendance, aucun progrès mémoriel ou de réconciliation ne se dessine à l’horizon.

1Prévu initialement pour être diffusé dimanche 16 mars à 22h00 sur France 5, le film est finalement disponible en ligne depuis le 12 mars. La diffusion télé a été repoussée sine die.

2Billet Claire, «  Algérie, la guerre des grottes  », Revue XXI, tome 58, avril 2022, p. 48-64.

3Décision d’utilisation des armes chimiques en 10e région militaire, carton GGA 3R 347-348 des Archives nationale d’outre-mer (ANOM), consulté en juillet 2023.

4Étude générale de l’emploi des armes spéciales en Algérie, carton 15T582 du service historique de la défense à Vincennes (partiellement accessible suite à la décision de la commission d’accès aux documents administratifs [CADA] de décembre 2021). Cette pièce importante avait été communiquée sous dérogation en 2006 au chercheur allemand Fabian Klöse et citée largement dans son ouvrage de 2013. Klose Fabian, Human Rights in the Shadow of Colonial Violence : The Wars of Independence in Kenya and Algeria, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2013.

5Christophe Lafaye, «  La guerre souterraine et l’usage des armes chimiques en Algérie (1954-1962)  », In. Pr. Renaud Meltz (sous dir.), Histoire des mensonges d’État sous la Ve République, Nouveau Monde Éditions, 2023, p 166-174.

6Article 23 de la loi de prévention des actes terroristes (PATR) du 30 juillet 2021

7Lafaye Christophe, «  L’obstruction d’accès aux archives du ministère des armées. Les tabous du chimique et de la guerre d’Algérie  », in Renaud Meltz (dir.), Histoire des mensonges d’État sous la Ve République, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2023, p 83-89.

8Maurice Bourgès-Maunoury est ministre de la défense du 1er mai 1956 au 21 mai 1957. Il supervise la phase d’expérimentation et de mise en œuvre de la guerre chimique en Algérie, avant de prendre la fonction de président du conseil.

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