
T. avait 20 ans lorsqu’elle fut arrêtée par l’armée française en Algérie pour son implication dans le Front de libération nationale (FLN). Trois mois de prison, trois mois de sévices et de tortures dans une salle spécialement équipée. À la fin de chacune de ces séances de douleur et d’avilissement, l’officier superviseur lui tendait la main pour l’aider à se relever ou à descendre de la table des supplices en appuyant son geste d’un « Madame, s’il vous plaît ». Cet ersatz d’humanité rendait l’inhumanité insoutenable, « pire que les souffrances physiques » racontait 40 ans après celle qui avait échappé à la mort et était devenue une éminente juriste internationale. Germaine Tillon 1,sa professeure, était parvenue à l’extirper du piège de ses tortionnaires.
L’histoire de T. m’est remontée avec violence en mémoire à la lecture du journal tenu par l’appelé Bernard Ponty, de mars à juillet 1960 dans les montagnes du Constantinois, plus de 400 km à l’est d’Alger. Ce récit, publié plus de 60 ans après avoir été écrit, révèle au sens physique le mélange savamment entretenu de tueries, de tortures, et d’assistance, théorisé par les officiers français sous l’expression de « guerre révolutionnaire », destiné à s’assurer le « contrôle physique et psychologique des populations ». De cet asservissement des Algériens et Algériennes colonisés, Bernard Ponty a vécu et décrit le déroulement cinq mois durant. Un journal de bord de l’horreur où celui qui passe quotidiennement du rôle de militaire à celui d’instituteur raconte aussi ce dédoublement de personnalité, qu’il n’est pas le seul à vivre au sein de l’armée française, entre le discours de la mission coloniale civilisatrice, auquel il semble adhérer comme enseignant, et la confrontation à la réalité dévastatrice de cette mission à laquelle il participe comme artilleur, mais qu’il rejette de tout son corps.
Une description minutieuse de cette autre « banalité du mal »
Décrit par un supérieur comme « trop intellectuel, insaisissable, inapte au commandement, n’ayant pas développé ses instincts guerriers », jugé trop « catholique » ou « communiste », il se réchauffe à l’assiduité de ses élèves, auprès de ses compagnons de contingent aussi, harkis ou venus de métropole. Tous ne sont pas des colons sanguinaires, ils réprouvent même parfois, mais obéissent toujours.
Comment ne pas sombrer ? La survie de Bernard Ponty passe aussi par l’écriture, même si celle-ci raconte le pire du pire. La lecture, 64 ans après, en est parfois insoutenable. On y découvre des techniques de torture insupportables à visualiser, dont on tente de se reposer lors des quelques moments d’humanité intense, entre survivants ou solitaires.
Est-ce pour ne pas relire ces mots, durs et pourtant si bien tissés, préférant les laisser enfouis, que Bernard Ponty ne les a jamais donnés à lire ? Après son décès en 2020, ses filles découvrent au fond d’un carton une vieille enveloppe en papier kraft, une parmi beaucoup d’autres. Et dedans, ce journal d’un temps qu’il ne voulut jamais évoquer de son vivant. Cette découverte, émouvante et déchirante, est racontée dans un avant-propos à une voix signé Claire et Laurence Ponty.
Dans sa préface, l’historienne Raphaëlle Branche, qui a tant contribué à sortir de la gangue où il était enfermé le récit de la guerre d’Algérie, s’interroge aussi sur le refus de dévoiler cet « ultime et premier manuscrit », description minutieuse de cette autre « banalité du mal », d’une actualité terrifiante.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1NDLR. Ethnologue, Germaine Tillion s’engage dès 1940 dans la Résistance ; elle est arrêtée, sur dénonciation, en 1942, est emprisonnée puis déportée à Ravensbrück pendant 18 mois. En 1954, elle est envoyée en Algérie, où elle mène des combats contre les exécutions capitales et la torture. Décédée en 2008, elle entre au Panthéon en 2015.