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Yémen. Pendant la guerre, les hammams restent ouverts

À l’heure où la guerre au Yémen provoque une terrible crise humanitaire, bouleverse les équilibres sociaux et met en grave danger le patrimoine culturel, l’ouvrage dirigé par Michel Tuchscherer sur les hammams de Sanaa apparait comme un témoignage à haute valeur documentaire, augmentée encore par les magnifiques photos de Nabil Boutros.

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa. Culture, architecture, histoire et société est le fruit d’un travail collectif couvrant plus d’une décennie. Il a été lancé en 2006 par l’historien Michel Tuchscherer, quand le Yémen était encore accessible aux chercheuses et chercheurs étrangers. Ce pays voyait son très riche patrimoine valorisé tant par le tourisme que par des institutions locales et internationales. Parmi elles, le Fonds social de développement rattaché au gouvernement yéménite et l’Unesco jouaient un rôle important, finançant des projets de restauration de bâtiments ou de quartiers.

À la suite des soubresauts politiques et des difficultés pour les étrangers à effectuer du travail de terrain au Yémen, une part de la recherche sur laquelle s’appuie l’ouvrage a été menée, à compter de 2011, par des collègues yéménites, en particulier Yahya Al-Ubali et Fatima Al-Baydani. La valorisation de leurs recherches constitue un atout réel de l’ouvrage. Il en va de même pour les nombreuses images du photographe égyptien Nabil Boutros qui donnent à la publication une indéniable valeur esthétique, permettant au lectorat de pénétrer dans l’univers moite et chaud des bains et de leurs environs urbains. À cela s’ajoute une riche documentation, des traductions, des entretiens qui rendent la lecture dynamique et accessible.

Une pratique populaire largement ignorée

Parallèlement à l’architecture de brique incarnée par la vieille ville de Sanaa, la construction en pierre des hauts plateaux, comme à Thula, ou les maisons en pisé, comme à Shibam dans la province orientale du Hadramaout, l’architecture souvent monumentale des hammams — celui dit Al-Maydan en lisière de la vieille ville par exemple — ne pouvait que fasciner, mais restait souvent à l’écart des préoccupations. Dans une société conservatrice comme l’est celle du Yémen, la culture qui entoure cette pratique des bains collectifs n’était en réalité guère valorisée, ni même nécessairement reconnue comme digne d’intérêt, d’étude et de préservation. Comparé par exemple au Maghreb ou au Levant, le hammam demeurait dans la ville de Sanaa une pratique certes extrêmement vivace et populaire, mais inconnue des touristes étrangers, et aussi méprisée par les élites modernistes.

Michel Tuchsherer et son équipe, financée notamment par le projet Balnéorient de l’Agence nationale de la recherche (ANR) puis par le Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa (Cefas), révèlent la pleine richesse de la pratique du bain collectif et de ses spécificités locales, tant sur le plan de l’architecture que des rites et croyances qui s’y rattachent, par leur ancrage territorial (ils sont traditionnellement absents de la majeure partie du territoire, mais connaissent une diffusion depuis les années 1980), leurs liens avec l’héritage ottoman et les pratiques religieuses.

Enjeux culturels et sociaux autour du bain collectif

Les chapitres successifs interrogent les rapports au corps et les fonctions sociales des pratiques balnéaires qui n’ont été que peu transformées par l’urbanisation massive. La ville de Sanaa voyant sa population multipliée par près de cinquante depuis le début des années 1950 a intégré des populations qui ont pu adopter la pratique du bain public, notamment du fait du faible développement du réseau en eau dans les habitations. Les enjeux propres aux hammams sont captivants et nombreux, renvoyant aux questions de genre, aux codes esthétiques, mais aussi à la place qu’occupent la religion, le plaisir et la santé à travers l’ensemble des groupes sociaux. L’écriture se fait anthropologique, décrivant avec une grande précision des rites spécifiques, le bain de l’accouchée par exemple. Les enjeux sociaux qui se nouent autour du hammam dans la cité sont un autre aspect proprement passionnant. Le dernier chapitre nous emmène dans une réflexion sociologique sur les familles de tenanciers des bains publics et leur statut, ultime preuve du caractère fécond de l’approche interdisciplinaire privilégiée à travers l’ouvrage.

Les plans détaillés et les descriptions des bâtiments, réalisés notamment par le regretté Christian Darles de l’Université de Toulouse, intéresseront certes essentiellement les spécialistes. Cette documentation à bien des égards exhaustive constitue néanmoins un engagement politique à l’heure de la guerre et des destructions patrimoniales. Les bouleversements sociaux induits par les déjà plus de sept années de conflit imposent de considérer que les pratiques et les rites, même apparemment futiles et vivaces, se trouvent, de fait, en péril. L’un des moyens de résister aux effets de la guerre passe donc par leur analyse et leur consignation dans un ouvrage. Gérer cette urgence constitue une fonction malheureusement devenue impérieuse de la recherche en sciences humaines et sociales.

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