Hassan Massoudy, né en 1944 à Nadjaf (Irak) et résidant à Paris depuis 1969, est sans conteste l’un des artistes peintres-calligraphes les plus remarquables de nos jours en raison de la beauté et de la dimension humaniste de son art. Tout au long de son parcours, il s’est battu pour faire connaître et reconnaître la calligraphie arabe à sa juste valeur ainsi que les grands maîtres calligraphes, notamment à travers de nombreuses recherches et ouvrages publiés, tout en prônant un nouveau souffle qui mêle émotion, rupture, continuité et innovation.
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Emma Redondo. — Quels étaient la place et le statut du calligraphe dans la société irakienne pendant votre jeunesse ? Y avait-il des différences de ce point de vue entre Nadjaf et Bagdad ?
Hassan Massoudy. — Dans ma ville natale, Nadjaf, il y avait un calligraphe qui s’appelait Al-Tourjman. Il possédait une boutique qui faisait des enseignes, mais pendant les festivals religieux, il chantait et était aussi poète, car il s’intéressait à la littérature. Il y avait aussi un autre calligraphe, Mohamed Saleh, fonctionnaire dans une école, et pratiquement toute l’administration de Nadjaf s’adressait à lui. En 1958, lors du changement de régime, est apparu un groupe de quatre ou cinq jeunes qui faisaient de la calligraphie dans la ville ; j’étais l’un d’eux. Quand on me demandait de calligraphier une enseigne, je n’avais pas réellement conscience que c’était un art. Pour moi c’était de l’écriture, et un métier comme un autre.
En 1961, lorsque je suis arrivé à Bagdad, il y avait une dizaine de calligraphes qui peignaient des enseignes ; alors j’ai frappé à leurs portes et l’un d’eux a accepté de m’embaucher. Dans cet environnement, j’ai découvert qu’il y avait des jeunes qui réalisaient de très belles œuvres et qui rêvaient de faire carrière dans la calligraphie. À l’époque, moi je ne rêvais pas d’être calligraphe : je voulais être peintre. Il faut avoir un désir profond pour faire de la calligraphie, et on n’est pas certain de pouvoir en vivre. La calligraphie n’était pas une voie sûre ; il était difficile de se marier ou d’acheter une maison avec une telle profession.
E. R. — Comment le métier de calligraphe a-t-il évolué avec le temps ?
H. M. — De nos jours il y a, je pense, plus de calligraphes, et parmi eux certains ont fait aussi des études. Sur Internet, je vois qu’il y a des personnes qui produisent du contenu sur la calligraphie, et récemment s’est tenue en Égypte une rencontre sur la calligraphie. Il y a une évolution, c’est sûr. Je me rappelle qu’en 1980, j’étais à la recherche d’un grand calligraphe d’Istanbul, Hamed Al-Amadi, mais personne ne savait où le trouver. Je m’étais adressé au directeur du Palais de Topkapı à l’époque, car l’une des salles du palais avait été restaurée par ce calligraphe, mais le directeur ignorait où il habitait. Je l’ai cherché dans la ville et lorsque je l’ai retrouvé, il vivait dans une salle minuscule, un petit bureau, avec un seau hygiénique en guise de sanitaires. J’étais très ému : comment un si grand calligraphe pouvait-il vivre dans une telle misère ? C’est à la suite de la publication de mon livre Calligraphie arabe vivante1 dans lequel je le mentionne, que de nouveaux bureaux lui ont été attribués et qu’a été organisée une année d’hommages. Hamed Al-Amadi est décédé peu de temps après, en 1982.
E. R. — Un calligraphe a-t-il le droit d’exprimer ses propres sentiments dans son travail ?
H. M. — Il y a plusieurs directions possibles. Le calligraphe classique, qui suit l’enseignement chez un maître dès l’enfance, doit imiter son maître. Le jour où son maître voit qu’il arrive au niveau de perfection requis et qu’il maîtrise le style, alors il lui donne la permission de recevoir ses commandes, de signer ses œuvres et d’enseigner. Moi, je suis dans la catégorie des marginaux, comme dans les débuts de l’impressionnisme, quand les peintres étaient rejetés car le public était encore imbibé d’œuvres classiques. Dans la calligraphie c’est pareil : on met dans le même sac tous ceux qui ne répondent pas aux règles de la calligraphie classique. Dans certaines villes ou certains pays, il y a une réelle séparation entre les tendance classique et moderne.
Dans la calligraphie, il y a la forme et l’encre, et ce côté émotionnel qui anoblit ce qui est fait. Pour moi, le sens compte beaucoup. Si on prend un mot à calligraphier qui se réfère à une guerre actuelle par exemple, alors il faut que l’émotion que suscite la guerre passe et soit transmise. Il faut que cela réveille en nous quelque chose de semblable ou proche, mais bien évidemment il est difficile de définir l’art avec des mots.
E. R. – Quelle est votre vision de l’histoire et du développement de la calligraphie arabe ?
H. M. — Au cours du dernier millénaire, la calligraphie arabe a connu des hauts et des bas. La période florissante se situe entre le Xe et le XIVe siècle, lorsque les Abbassides se sont ouverts sur le monde, avec une production d’objets incluant la calligraphie. Ibn Muqla, au Xe siècle est la première personne qui a rédigé un texte sur les règles géométriques de l’écriture, et c’est par la suite Ibn Bawwab qui a poursuivi ce travail de mise en place des règles ainsi que la codification de l’écriture cursive en arabe. Cependant, il est essentiel de se pencher aussi sur la période du IXe-Xe siècle car il existait à cette époque de très belles productions de style kufi [coufique], de très beaux Corans de style très allongé avec seulement quatre à cinq mots par page. Les livres à l’époque étaient en plusieurs volumes.
Lorsqu’on regarde de plus près les textes, ils étaient faits de façon très simple et géométrique. Cela m’a apporté énormément de pouvoir analyser la géométrie utilisée et l’élaboration des lettres dans le passé.
Entre le XIVe et le XVIe siècle, l’Asie centrale a intégré la calligraphie comme ornementation dans la construction de monuments et on avait beaucoup de mal à trouver des calligraphes sur place. Alors, les bâtisseurs ont pris de l’argile pour en faire des briques et les colorer de diverses couleurs et ils ont écrit avec ce matériau. C’était extrêmement novateur, car auparavant la calligraphie se définissait par ses pleins et déliés, ses courbes, et là on avait des lignes larges et droites comme les briques. C’est ainsi que je me suis dit qu’à l’instar de cette utilisation novatrice des briques, moi aussi je pouvais faire quelque chose de différent.
E. R. — Pendant des années, vous avez aspiré à devenir peintre. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à revenir vers la calligraphie ?
H. M. — À l’école des Beaux- Arts j’étudiais l’art occidental pour devenir peintre et, en parallèle de mes études, je m’intéressais à l’art oriental des miniatures, l’architecture et la calligraphie. En quittant les Beaux-Arts, je suis revenu à la calligraphie car j’avais fait le tour de ce que je cherchais dans l’art occidental et j’étais arrivé à un stade où je n’étais plus profondément ému par ce type d’art.
La calligraphie était toujours là, comme si je la voyais et ne la voyais pas en même temps. Puis, j’ai pris conscience que pour apporter quelque chose à l’humanité en tant qu’artiste, il ne fallait pas refaire ce qui existait déjà ni copier les autres, mais essayer d’apporter quelque chose de nouveau. Je me suis dit qu’il fallait dans un premier temps étudier les calligraphies et les autres calligraphes, et un jour j’ai vu une calligraphie qui m’a impressionné : le wa en miroir dans la mosquée de Bursa, en Turquie. Je l’ai pris en photo et je l’ai mis dans Calligraphie arabe vivante. Lorsque mon livre est paru, nous avons organisé avec un ami musicien irakien, Fawzi Al-Aïdi, et le comédien Guy Jacquet, une petite représentation à Paris au Centre culturel du Marais à laquelle énormément de monde a assisté, au point où une deuxième représentation a été programmée. C’est là que j’ai pris conscience que la calligraphie intéressait et pouvait apporter quelque chose.
Un autre épisode important m’a marqué. Un jour, des enseignants du Maghreb qui donnaient des cours pour les enfants immigrés en France sont venus me voir et m’ont demandé : « Qu’est-ce que la calligraphie arabe ? Nous n’avons jamais vu quelqu’un qui fait de la calligraphie ! » J’ai donc préparé pour eux une conférence sur l’histoire et l’évolution de la calligraphie arabe avec une démonstration. La calligraphie n’est connue que par une petite élite ou un petit cercle d’amateurs qui aiment la belle écriture, alors qu’il y a tellement de potentiel et de différents aspects à explorer dans cette forme d’art en termes de composition, de médiums, d’utilisation de l’espace et d’énergie ! C’est ainsi que je me suis dit que je devais continuer dans cette voie.
E. R. — Comment les collaborations que vous avez menées avec d’autres artistes ont-elles contribué au développement de votre travail ?
H. M. — Un jour, mon ami Guy Jacquet m’a invité à travailler avec lui à la Maison de la culture de Nanterre, en banlieue parisienne, pour l’aider à faire des affiches de spectacles. Notre collaboration a duré treize ans. Guy récitait des poèmes en français et en arabe, et moi je les calligraphiais. Je suivais le rythme du poème ; quand j’avais peu de temps, je réduisais la calligraphie, mais je faisais de mon mieux pour donner quand même l’âme de la phrase prononcée. Vers la fin j’ai adopté la méthode du comédien : le comédien apprend le texte par cœur et lorsqu’il est sur scène, il s’adapte à son audience dans la salle, par exemple à l’énergie ou au bruit qui se dégagent, et donc j’ai fait pareil pour la calligraphie lors de ces représentations. Avec le temps, le trac des débuts s’est un peu atténué, et j’ai fini par mieux maîtriser la situation.
Ces expériences m’ont guidé pour pouvoir inventer dans le domaine de la calligraphie. Lorsque je compare mes premières et mes dernières représentations, il y a une grande différence. J’ai travaillé avec d’autres artistes et écrivains, dont Michel Tournier qui a écrit un livre qui me parle beaucoup, La Goutte d’or2.
E. R. — Quelle relation entretenez-vous avec les styles calligraphiques classiques ?
H. M. — Pour faire des calligraphies qui se projettent dans le futur, j’ai voulu privilégier l’ouverture, le mouvement et la joie. Il m’est cependant arrivé de faire des calligraphies fermées avec des couleurs plus sombres, qui expriment quelque chose de grave, mais la plupart du temps j’évite cela. Le style diwani3 m’a beaucoup servi, il a un côté mouvant et n’est pas réglementé au millimètre près, tandis qu’il y a dans le style thuluth4, une complexité qui n’est pas en adéquation avec ma démarche et mon travail. J’ai voulu me libérer des réglementations classiques de la calligraphie tout en restant dans les rouages des calligraphes. J’ai déconstruit, mais en reprenant les mêmes éléments pour reconstruire.
J’utilise parfois aussi le style ruq’ah5 qui était le style courant de l’administration, vivement méprisé par les vieux calligraphes !
Dans les lignes du bas de mes grandes calligraphies, j’adopte depuis un certain temps le style koufi kairouani6, qui donne une impression de lettres lourdes tout en conférant une certaine stabilité, et transmet des images que chacun peut traduire comme il ou elle le souhaite.
E. R. — Vous affirmez dans votre autobiographie que « la calligraphie est un moyen de donner vie à ses propres images ». Dans quelle mesure la calligraphie peut-elle être considérée comme un art figuratif ?
H. M. — Tout ce que je fais, je le vois d’abord comme un paysage. Je vois le désert et les mots sont comme une sculpture qui émerge et prend forme. Pour évoquer le sol, au début je figurais un dégradé jusqu’à l’horizon tel le désert et je plaçais le mot en haut ; et puis, avec le temps j’ai réduit le dégradé, ce qui donne maintenant une seule ligne dans mes grandes calligraphies. Le mot, je le vois comme une sculpture, un arbre ou encore un mystérieux vestige. Lorsque je fais des calligraphies dont le sujet est la nature, j’imagine par exemple un arbre indéracinable, qui continue à s’élever. Chaque plante se comporte pour moi d’une façon qui lui est propre.
Mais la composition calligraphique a également une dimension musicale. Enfin, il faut des lettres, mais aussi tenir compte de ce qui se trouve autour d’elles, c’est-à-dire l’espace blanc et les non-lettres — et c’est abstrait. C’est le rôle de l’artiste que de trouver une manière de les représenter.
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1Flammarion, 1981.
2Gallimard, Poche, 1988.
3Style calligraphique cursif (toutes les lettres sont liées), développé notamment dans l’empire ottoman aux XVIe et XVIIe siècles. Il a atteint son apogée sous Soliman le Magnifique, dont le sceau (thugra) est bien connu.
4Le thuluth (soulouci) est un style inventé par Ibn Muqla qui se caractérise notamment par de hautes hampes (les lettres sont plus hautes que larges), et des diacritiques fins et très allongés. Il est souvent utilisé pour les titres des sourates.
5Style présentant des lettres courtes aux lignes droites et des courbes simples. L’écriture est claire et lisible, elle est adaptée à la vie courante (titres de livres et de magazines, publicités commerciales…).
6Les lettres du style kairouani sont grasses et anguleuses, pleines et bien assises sur une ligne horizontale. Les lettres verticales comme aleph (ا) et lam (ل) sont parfaitement perpendiculaires.