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Irak. La mémoire des vaincus

Dans son nouveau roman Khouzama, l’écrivain irakien Sinan Antoon raconte les trajectoires respectives de deux exilés irakiens aux États-Unis, retracées par bribes et sous la forme de destins croisés. Leurs parcours parallèles et leurs rapports à la patrie contribuent à décrire différemment le labyrinthe de la grande Histoire.

L'image montre un vaste champ recouvert de fleurs de couleur rose. Au centre, une personne marche seule dans ce paysage coloré, créant un joli contraste avec le sol florissant. L'horizon est parsemé de nuances de violet et d'orange, suggérant une atmosphère paisible et naturelle.
Champ de lavande non loin de la frontière irakienne.
FAYEZ NURELDINE / AFP

Sinan Antoon poursuit son projet littéraire visant à reconstruire l’Histoire du point de vue des vaincus1, dans la veine du marxisme mélancolique de Walter Benjamin. Il donne toujours la parole aux « damnés » de l’Irak, à qui il ne reste que des bribes du passé et des souvenirs de famille. Souvenirs éparpillés d’un peuple éparpillé, qui permettent à l’auteur de combattre l’oubli et de résister à l’effacement.

Les deux principaux personnages de Khouzama (« lavande » en arabe) vivent aux États-Unis, comme l’écrivain lui-même — de mère américaine — qui s’y est installé en 1991, à l’âge de 23 ans. Ils suivent les nouvelles en provenance de leur pays natal à la télévision ou à travers les réseaux sociaux. Rien ne les unit sauf leur origine, et bien sûr le fait d’avoir subi le joug des régimes successifs et des vicissitudes politiques en Irak. Ils ressemblent à ces exilés irakiens que le romancier a dû croiser sur son chemin, ou avec qui il échange sur la Toile, l’Irak demeurant le creuset de son imaginaire.

Un passé « décapité »

Antoon, qui enseigne la littérature et la culture arabe contemporaine à l’Université de New York, a choisi de tisser les histoires de ses personnages en parallèle, suivant une structure narrative non linéaire, comme il est de coutume dans ce genre de romans où les deux récits se chevauchent tout au long de l’œuvre, et ne se rejoignent que vers la fin. L’intrigue saute entre les lignes temporelles et alterne les protagonistes, nous livrant les détails d’un passé « décapité » et d’un présent lourd à assumer.

Sami, un médecin à la retraite, a quitté l’Irak pour aller vivre auprès de son fils aux États-Unis après l’assassinat de son épouse dans un attentat à la voiture piégée. Il est accablé par le chagrin, ayant déjà perdu son frère, professeur d’université, dans un attentat similaire. Dans un pays où le sectarisme et la polarisation politique battent leur plein, il suffit d’être accusé de « baasisme », à tort ou à travers, pour dévaler les pentes de la vie et de la mort. Le vieux docteur regarde défiler à l’écran les images des violences à Bagdad. La présentatrice de télévision utilise des cartes pour expliquer les changements démographiques survenus depuis 2003, au lendemain de l’invasion américaine de l’Irak. Les zones d’habitation réservées aux quartiers mixtes rétrécissent de plus en plus, et la ville se transforme en enclaves confessionnelles. Pour échapper à toutes ces réalités cauchemardesques, le docteur Sami perd la mémoire ; il souffre de la démence à corps de Lewy, la maladie neurodégénérative la plus fréquente après celle d’Alzheimer.

Par instants, il se rappelle les moments passés avec sa femme : leur amour naissant sur les mélodies d’une chanson d’Oum Kalthoum, mais aussi sa fin tragique, alors qu’elle écoutait toujours cette diva de l’Orient dans la voiture, et qu’il était parti lui acheter un dessert. La musique ainsi que l’odeur de la lavande (le parfum préféré de sa femme) exercent un pouvoir magique sur lui. La senteur fraîche de ces fleurs violettes l’apaise et le stimule à la fois. Comme lui confie une infirmière qui a déjà vécu une expérience similaire avec la perte de son grand-père parti faire la guerre au Vietnam :

[La musique] peut réduire la colère et la gêne des patients, en les reliant à leurs souvenirs. Et elle dissipe temporairement les nuages de la démence (…), étant notre première langue.

L’écrivain profite des occasions qui se présentent pour faire allusion aux similitudes entre le contexte actuel et les souffrances engendrées par les divers conflits armés, notamment la deuxième guerre mondiale. Une comparaison assez récurrente chez Sinan Antoon.

Subir une amputation

Tandis que Sami répète souvent « je veux rentrer chez moi, ma maison est à Bagdad », Omar, le deuxième personnage principal du roman, cherche à couper tous les ponts avec son pays. Il fuit les rassemblements d’Irakiens et plus généralement d’Arabes, pour se fondre dans sa nouvelle vie américaine, trouvant des petits emplois dans des fermes ou des superettes. Il a besoin d’argent pour se faire opérer de l’oreille, en partie amputée par les hommes de Saddam Hussein pour s’être soustrait au service militaire pendant la guerre Iran - Irak (1980-1988). Mieux, Omar s’est reconstitué une nouvelle identité, expliquant souvent aux personnes qu’il rencontre que ses parents sont de Porto Rico, et qu’il parle l’arabe car il a grandi dans une monarchie du Golfe.

Faut-il être amnésique pour survivre au déluge ? Quel est le sens de la patrie ? Chacun des personnages répond à sa façon, à travers sa propre trajectoire, tout en faisant le bilan de tout ce qui a marqué les siens au cours des dernières décennies. L’auteur condense les émotions très intenses que l’on ressent avec eux : il est également poète et a traduit les vers de plusieurs grands noms du monde arabe, tels l’Irakien Sargon Boulos (1944-2007) et le Palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008), dont la poésie est marquée par l’abandon, l’exil et la nostalgie. Le fait d’être loin de l’Irak le place quelque part entre immersion et retrait. Tout comme les membres de sa famille chrétienne, il a quitté son pays natal et ne se fait plus d’illusions. Mais il pose aussi un regard aigu sur « le mythe de l’acceptation de l’Autre » dans les sociétés libérales, et sur les populations civiles, invisibles aux bulletins d’information.

La cruauté de la patrie

À un endroit du roman, Omar s’exclame :

Mais quelle patrie ? Celle où on ne possède absolument rien ? Même son propre corps, encore à l’état embryonnaire, c’est le gouvernement qui en dispose. Il vous permet, généreusement, d’en faire usage et d’y vivre. Et comme n’importe quel propriétaire avide, il en fait ce qu’il veut, quand il veut. Il le jette, parmi des milliers d’autres, dans des guerres vaines ; il est insatiable et ne veut que s’enrichir avec quelques-uns de ses enfants fortunés. Et si tu protestes ou désobéis aux règles, tu seras mordu par l’un de ses chiens enragés ou amputé d’un membre.

À un autre moment, il raconte être arrivé en exil avec une seule valise à la main, parce qu’il voulait tout simplement fuir cette patrie. Mais il découvre que « la tête est une valise, le cœur aussi, et ils portent en eux ce qu’on ne peut ranger dans des centaines de bagages. On ne parvient pas à les vider de leur contenu, ni à s’en débarrasser facilement ».

Les destins des deux personnages s’entremêlent lors du dénouement du roman par un coup de théâtre lié à la lavande. L’infirmière de Sami l’emmène dans la ferme de fleurs violettes où travaille Omar. Ce dernier reconnaît alors le médecin qui l’a amputé de son oreille. Que faire ? Toutes les options sont ouvertes. Sinan Antoon n’aime pas les conclusions ni les fins heureuses ; il leur préfère les existences complexes et douloureuses.

1Khouzama est son cinquième roman. Il a notamment signé Seul le Grenadier et Ave Maria, traduits chez Actes Sud en 2018 et 2017. Note de la rédaction.

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