Irak. Les terribles retombées des politiques occidentales

« Irak, destruction d’une nation » · Retour sur quarante années de politiques occidentales en Irak. Un documentaire éclairant malgré certaines limites.

Si l’Irak suscite régulièrement l’intérêt des médias occidentaux, son traitement semble se faire aujourd’hui uniquement à travers deux prismes : le terrorisme et l’affrontement entre les États-Unis et l’Iran. Ainsi, le double attentat perpétré à Bagdad le 21 janvier 2021 et ayant fait plus de 30 morts, revendiqué par l’organisation de l’État islamique (OEI) fait notamment craindre une réémergence du terrorisme ; et quand en janvier 2020, un drone américain a assassiné près de Bagdad le général iranien Ghassem Soleimani et le chef irakien des milices chiites Abou Mahdi Al-Mohandes, une confrontation ouverte entre les deux ennemis sur le sol irakien est redoutée.

La série documentaire réalisée par Jean-Pierre Canet intitulée Irak, destruction d’une nation » ne se départ guère de cette tendance : elle s’ouvre en effet sur les attentats commis en Île-de-France le 13 novembre 2015. Revendiquées par l’OEI et commises notamment par un jeune Irakien, ces attaques montrent à l’évidence que la crise dans laquelle est plongé l’Irak n’est pas sans conséquences directes pour les Français. Afin de comprendre « pourquoi ce monstre [l’OEI] [a] émergé »1, le réalisateur tâche de replacer la déliquescence actuelle du pays dans une perspective historique large et d’interroger les responsabilités locales comme occidentales.

Diffusée sur France 5 depuis le 31 janvier 2021, la série est organisée en quatre épisodes d’un peu moins d’une heure, chacun d’entre eux couvrant plus ou moins une décennie : les années 1980 marquées par la guerre Iran-Irak (épisode 1), la première guerre du Golfe (1990-1991) et la mise sous sanctions internationales de l’Irak (épisode 2), la deuxième guerre du Golfe (2003) et les débuts de l’occupation américaine (épisode 3), la guerre civile irakienne déclenchée en 2006 et l’essor puis la destruction de l’OEI (épisode 4). Mélangeant images d’archives et entretiens avec différents acteurs, l’ensemble est bien rythmé et tout à fait plaisant à suivre. Le propos est clair, didactique et relativement exhaustif en dépit de quelques faiblesses ponctuelles (sur les véritables motivations de l’administration Bush à déclencher la deuxième guerre du Golfe, sur la « ligne rouge » que constituait, pour les États-Unis et la France, l’utilisation d’armes chimiques par Bachar Al-Assad contre le peuple syrien, ou encore sur le rôle actuel des Iraniens en Irak) qui peuvent aussi s’expliquer par l’ampleur des sujets à aborder.

La parole inaudible des Irakiens

Les extraits d’entretiens constituent une grande part du contenu du documentaire et de son intérêt : ils permettent en effet de comprendre le point de vue des individus interrogés. Force est de constater cependant que l’approche du film est très occidentale. À l’exception du quatrième épisode, qui leur consacre une part bien plus importante, la parole n’est que très rarement donnée aux Irakiens. Ce sont essentiellement des responsables politiques occidentaux (américains, français ou hauts fonctionnaires de l’ONU) qui s’expriment et justifient plusieurs décennies après les choix politiques de leur gouvernement ou de leur administration.

Par ailleurs, tous les personnages interviewés, à l’exception d’un commerçant de Mossoul, font partie des élites politiques et sociales de leur pays : Jean-Pierre Chevènement, Bruno Le Maire et François Hollande pour la France2, Douglas Feith ou David Petraeus pour les États-Unis3, le président du gouvernement régional du Kurdistan (2005-2017) Massoud Barzani ou le premier ministre (2006-2014) Nouri Al-Maliki pour l’Irak, etc. La société civile irakienne s’exprime ainsi très peu.

À la différence d’un film comme Homeland. Irak année zéro (Abbas Fahdel, 2016) qui suivait au jour le jour une famille irakienne, certes socialement peu représentative, au début des années 2000, la vie quotidienne des Irakiens est ici parfois reléguée au second plan. La première moitié de l’épisode 3 s’intéresse par exemple quasiment uniquement aux tractations diplomatiques entre les États-Unis et leurs alliés ou à l’ONU. Plus qu’une série sur l’histoire de l’Irak depuis les années 1980, il s’agit donc bien d’une enquête sur la politique occidentale — principalement américaine — menée dans le pays.

Des témoignages sans contexte

La contextualisation des propos tenus par les différents intervenants apparaît très inégale. Ainsi, les dissensions au sein des différentes administrations américaines sont bien mises en avant, y compris par le montage : l’affrontement entre le département d’État dirigé par Colin Powell et les néoconservateurs réunis autour du vice-président Dick Cheney et du secrétaire à la défense Donald Rumsfeld sur l’entrée en guerre en 2003 est notamment retranscrit avec clarté. De même, le documentaire expose très nettement l’ampleur des mensonges américains concernant la supposée possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein à l’orée des années 2000.

Inversement, par le montage et la voix off, le réalisateur semble parfois reprendre la vision mythifiée d’un Irak laïc et en pleine modernisation dans les années 1970, telle qu’elle est portée par un commerçant de Mossoul dont on ne mesure guère la représentativité ou l’appartenance confessionnelle (par exemple au début de l’épisode 1). C’est d’autant plus surprenant que le documentaire ne manque pas de rappeler par ailleurs que Saddam Hussein a construit son régime autoritaire en s’appuyant principalement sur un clan sunnite originaire de sa ville natale de Tikrit et au prix de nombreuses exécutions.

Autre limite, alors que la grande majorité des personnes interrogées rejettent une grille de lecture purement confessionnelle des tensions internes à l’Irak, l’ancien chef de service à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) Alain Chouet tient quant à lui un discours extrêmement culturaliste et généralisateur : « la société mésopotamienne est une société de grande violence », « pour les Iraniens, l’Arabe est méprisable », etc. Il aurait été intéressant de nuancer plus explicitement ce discours ou de chercher à comprendre comment cette vision essentialiste avait pu influencer les décisions prises par les pays occidentaux en Irak.

Le beau rôle pour la France ?

Enfin, le documentaire donne en définitive le beau rôle à la France. Il insiste certes sur le soutien très mercantile des Français à l’Irak des années 1980, un long passage du premier épisode étant consacré au prêt d’avions Super Étendard à Saddam Hussein en pleine guerre Iran-Irak. À partir toutefois du moment où le président Jacques Chirac exprime de plus en plus de réserves à la deuxième guerre du Golfe qui s’annonce, la France est décrite comme une actrice raisonnable et responsable, en complète opposition avec l’amateurisme et les mensonges de l’administration Bush ou avec la docilité naïve ou coupable de l’allié britannique. S’il ne s’agit évidemment pas de nier l’importance des fautes ou crimes américains (abandon des chiites et Kurdes révoltés au début des années 1990, conséquences dramatiques des sanctions pour la population irakienne, invasion illégale de 2003, absence de véritable plan pour la reconstruction de l’État après le renversement de Saddam Hussein), il est dommage que la politique française ne soit jamais remise en perspective ou nuancée. Ainsi, le gouvernement français vote le 22 mai 2003 en faveur de la résolution 1483 du Conseil de sécurité des Nations Unies qui reconnaît notamment les États-Unis et le Royaume-Uni comme puissances occupantes de l’Irak et les charge de « promouvoir le bien-être de la population ».

La dernière partie de la série documentaire est d’ailleurs quelque peu paradoxale. Le mot de la fin est donné au Français Jean-Pierre Chevènement qui n’a cessé de souligner la responsabilité des États-Unis et de leurs alliés dans le chaos actuel irakien et qui tente un impossible bilan humain de la politique occidentale en Irak. Quelques minutes auparavant pourtant, François Hollande estimait que l’émergence de l’OEI avait été permise notamment par le refus des Américains de frapper le régime de Bachar Al-Assad après les attaques chimiques en Syrie, sans que le documentaire ne propose un contrepoint à cette thèse. Il aurait certainement été fécond d’interroger cette inversion des rôles avec des États-Unis en retrait face à une France désormais très interventionniste.

Si elle n’est pas exempte de défauts, Irak, destruction d’une nation n’en demeure pas moins une série documentaire très bien réalisée et riche d’informations, et le spectateur néophyte y trouvera une excellente synthèse de la politique occidentale en Irak depuis quarante ans.

1« Irak : Nous avons voulu comprendre pourquoi le monstre Daech avait émergé », Mediapart, 29 janvier 2021.

2Respectivement ministre de la défense (1988-1991) démissionnant au début de la première guerre du Golfe ; conseiller du ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin au moment de la deuxième guerre du Golfe et président de la République (2012-2017) engageant la France dans la coalition internationale contre l’OEI à partir de 2014.

3Respectivement sous-secrétaire à la Défense (2001-2005) considéré comme l’un des artisans de la guerre en Irak et général à la tête notamment de la coalition (2007-2008) au moment de la guerre civile irakienne.

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