Après La Naphtaline (1996), La Passion (2003) et La Garçonne (2012), c’est un nouveau roman d’Alia Mamdouh, initialement paru en arabe en 2007 sous le titre Attachahhi (L’Appétence) qui est désormais disponible en français sous le titre Comme un désir qui ne veut pas mourir. Née à Bagdad en 1944, Mamdouh est l’une des écrivaines majeures du champ littéraire irakien contemporain. Elle est l’autrice de deux recueils de nouvelles et de neuf romans. Proche de la génération des écrivains des années 1970, elle a obtenu en 2004 le prestigieux prix Naguib Mahfouz pour son roman Al-Mahboubat (Les Bien-aimées). Ses œuvres précédentes ont été saluées par la critique européenne, à la fois pour le regard intime et corrosif qu’elles portent sur les relations de genre, la bisexualité et l’homosexualité féminine, mais aussi pour leur langue à la fois sensuelle, débridée et lyrique.
D’« éternel » à mâle impuissant
Publié quatre ans après l’invasion américaine de l’Irak (2003), Comme un désir qui ne veut pas mourir tourne autour de Sarmad — dont le prénom signifie « l’éternel » en arabe — et de ses expériences sexuelles boulimiques et turbulentes. Ce personnage est un ancien militant communiste irakien qui, après avoir été trahi par son propre frère, haut responsable des services de sécurité, est obligé de s’exiler à Londres. Après des années de jouissance et d’ostentation passées à séduire les femmes, Sarmad découvre un jour que son sexe a rétréci jusqu’à « disparaître ». Il devient impuissant, incapable de posséder et de jouir. Il ne lui reste alors qu’à rassembler les fragments de son histoire, de son passé de séducteur acharné et de mâle dominant, avant de laisser la parole aux autres.
Les fragments racontés à la première personne par Sarmad sont interrompus par des chapitres dans lesquels ce sont ses amantes et ses proches qui nous donnent à voir leurs propres points de vue. Les mots d’Alef, le grand amour du protagoniste, et de Youssef, un de ses meilleurs amis qu’il a connu à l’internat de Bab Al-Mu’zzam à Bagdad, succèdent alors à ceux d’Amina, la Casablancaise, et de Kita, jeune femme communiste, mais non militante. S’en dégage un récit pluriel, où la polyphonie parfois énigmatique, parfois contradictoire, laisse progressivement voir une sexualité morbide, assoiffée de sang et de vengeance :
Un jour, contrairement à son habitude, Kita m’a repoussé, prête à relâcher un cri perçant, et m’a dit : « Écoute, tu ne fais pas l’amour, tu te venges ! Dis-moi, mon cher : tous les mâles arabes ont-ils cette même fureur de se venger et de qui ?
Une sexualité de la puissance, ou mieux, de la domination, de la violence qui ne peut qu’engendrer un cycle d’impuissance tout autant nécessaire que permanent, où même la moustache du protagoniste devient un symbole à la fois d’annihilation et de dérision :
Je ne pouvais plus me mouvoir selon mes besoins, je ne me ressemblais plus et je n’avais rien à quoi m’identifier. Même mon épaisse moustache, moitié grise moitié brune à force de teintures mal dosées, je la voyais disparaître elle aussi, s’arrêter de pousser, se clairsemer et devenir un objet de spectacle et une leçon pour ceux qui savent en tirer.
Morcelé, anéanti et incapable de jouir, Sarmad “l’éternel” devient ainsi simplement Sarmad, le mâle impuissant.
Le féminin, une affaire de femmes ?
Plusieurs figures féminines s’opposent au personnage principal du roman et à sa violence de mâle dominant. C’est le cas de Kita, qui a grandi en URSS et qui est passionnée de littérature. Kita se retrouve perpétuellement étouffée, écrasée par Sarmad et ses congénères. Contrairement à eux, elle ne connaît ni les slogans du parti ni le sens du mot “patrie”. De plus, elle fonde son activité politique exclusivement sur sa propre conscience, sur des idées indéfinies et changeantes :
Elle se fondait sur sa propre liberté de pensée — chose très choquante “pour eux” —, s’estimant pour sa part ne faire rien de plus qu’exposer des idées vagues et imprécises, non définitives, parfois même encore ambiguës pour elle et décousues […].
Tout en étant communiste, Kita rêve de faire des recherches sur le phénomène qu’elle a elle-même baptisé “l’immaturité du militant”. En rejetant le militantisme et toute forme de propagande, Kita s’oppose à une certaine façon de vivre le politique, ou plutôt “la” politique, qui la distingue aussi bien de la figure de Sarmad que de celle des autres mâles présents dans le roman, et notamment de ses camarades communistes venant d’Irak. Ainsi, en rappelant son histoire d’amour avec Nassim l’Irakien, elle affirme :
À l’époque, tout communiste irakien que je croisais sur mon chemin voulait occuper la place de propagandiste, de maître, de militant adulé et de patriote à qui tous, camarades, militants et notabilités, toutes nationalités confondues, devaient consentir influence, considération et argent, ainsi que le pouvoir de débarrasser l’idéologie du ramollissement et de la sclérose dont elle souffrait.
Chez Alia Mamdouh, le féminin n’est pas seulement une affaire de femmes. Cette dimension peut également être associée à des personnages masculins, comme celui de Youssef, qui reviendra à plusieurs reprises au cours de la narration. Tout comme Kita, Youssef ne s’est jamais laissé emporter, consommer par la politique. Victime des autres mâles, et notamment du frère du protagoniste, Mohannad, qui l’a harcelé et agressé sexuellement quand ils étaient à l’internat de Bab Al-Mu’zzam, Youssef est souvent décrit avec des traits féminins. Il est parfois même vu comme homosexuel ou comme quelqu’un qui a peur des femmes. Autrement dit, comme quelqu’un qui n’a jamais réussi à se débarrasser de son passé de victime des autres mâles oppressifs et outrecuidants.
Les frères ennemis
Comme l’illustre l’exemple de Kita, les concepts de militantisme, de propagande ou de patrie sont souvent associés dans le texte au thème de la sexualité, donnant lieu à des associations récurrentes entre mâle et propagande, domination et militantisme, ou même entre membre (masculin) et patrie :
Car mon membre, je le considère lui aussi comme une patrie et même comme un patriote. Pourquoi pas ?
Par ailleurs, dans le contexte arabophone, les concepts de parti, militant et patrie, ont joué un rôle capital dans la formation des narratifs dominants au sein des États post-indépendance. D’autres textes de Mamdouh en portaient déjà les traces et en avaient déjà dénoncé les effets et les conséquences néfastes. En Irak, en particulier, aussi bien les forces politiques liées au régime du parti Baas que certains partis de gauche ont largement usé des concepts de patriotisme ou de militantisme, non seulement dans leur production idéologique, mais aussi dans leurs narrations machistes, sexistes et phallocentrées. Ce n’est donc pas par hasard que Mamdouh renvoie dos à dos le pouvoir des communistes et celui du parti Baas, notamment à travers la figure de Sarmad et de Mohannad, les deux frères ennemis.
Bien qu’avec des logiques et des mécanismes qui lui sont propres, le champ littéraire du pays a lui aussi repris à son propre compte les concepts de patrie, de militantisme ou d’engagement, en contribuant ainsi à l’effacement de l’individu, de sa sphère personnelle et de toute notion d’autonomie. Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, le rapport des écrivains au pouvoir politique a représenté un motif d’agrégation ou de division parmi eux. Bien avant le coup d’État d’Abdel Karim Kassem en 1958, les concepts de liberté, d’engagement et de responsabilité à l’égard de la société dominaient déjà ce champ littéraire. La fin de la monarchie n’a fait qu’accentuer l’engagement politique de ces écrivains. Si une grande partie de ladite « génération des années 1960 » soutenait l’idée d’une littérature engagée, en reprenant — et parfois en déformant — le concept sartrien d’engagement, de l’autre, une autre partie de cette même génération a pris plus tard part au culte de la personnalité de Saddam Hussein.
Ce roman d’Alia Mamdouh nous plonge donc directement dans cette complexité des rapports de domination et de pouvoir qui, en Irak, n’ont pas concerné que le champ politique. À travers des associations liées au thème de la sexualité, le roman nous donne à voir toute l’impuissance générée par tant d’années de brutalité, de vengeance et de fragmentation de l’État irakien. Il expose toute la violence que représente une seule et même définition de la littérature qui ne peut qu’opposer ses promoteurs à des êtres inlassablement changeants, indéfinis, polyvalents. Et si Sarmad « l’éternel », Sarmad, le mâle (im)puissant, n’était rien d’autre que la métaphore de l’Irak de nos jours ? D’un Irak incapable de « jouir », fragmenté, annihilé ?
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