L’expérience carcérale a été imposée à Fariba Adelkhah un jour de juin 2019, accusée puis condamnée pour atteinte à la sécurité nationale de la République islamique d’Iran. Les charges iniques d’espionnage formulées par les Gardiens de la révolution avaient finalement été abandonnées par les juges. Emprisonnée dans la fameuse prison d’Evin à Téhéran, placée en résidence surveillée puis réemprisonnée, elle avait mené une longue grève de la faim. Ce n’est qu’en octobre 2023 que la chercheuse franco-iranienne a retrouvé sa liberté de mouvement et pu regagner Paris. Depuis, elle n’a eu qu’un désir : se remettre au travail et rattraper le temps perdu. Prisonnière à Téhéran est le fruit d’une telle démarche.
Liberté académique en danger
Tout au long de sa carrière, Fariba Adelkhah a abordé une diversité d’objets : genre, migrations, flux transnationaux, pèlerinages. Elle est ainsi une anthropologue du mouvement, des « mille et une frontières de l’Iran », toujours attentive à ancrer son travail dans le terrain tant iranien qu’afghan, ainsi que dans le Golfe ou en Californie. C’est donc par contrainte, forcée, mais toujours imaginative, qu’elle a fait de la sédentarité carcérale un nouvel objet de réflexion, un pas de côté imposé, mais indéniablement fructueux.
Son cas et celui de son collègue Roland Marchal, arrêté au même moment et libéré près de dix mois plus tard, avaient généré une importante mobilisation parmi la communauté scientifique. Ils incarnaient les légitimes craintes face aux pressions exercées sur la liberté académique par de plus en plus d’États — pas seulement au Moyen-Orient. C’est au prix de cette mobilisation internationale et grâce à sa détermination que Fariba Adelkhah a été graciée, sans toutefois être acquittée d’une condamnation infondée. Sans donc voir son honneur lavé ni avoir la garantie d’un éventuel retour en Iran pour mener ses recherches.
Faire œuvre d’anthropologue en prison
Dans Prisonnière à Téhéran, elle a décidé de faire de ce terrain non choisi un lieu d’exercice de sa pratique de chercheuse en sciences sociales, par-delà le traumatisme évident de sa condamnation arbitraire et des mois passés entre quatre murs. Quand les travaux scientifiques sur les prisons se cantonnent généralement à des incursions très ponctuelles, Fariba Adelkhah donne à voir le quotidien, les stratégies individuelles et collectives dans le quartier réservé aux femmes, les interactions avec les autorités pénitentiaires et judiciaires, sans jamais s’apitoyer sur son sort.
L’ouvrage est remarquable en ce qu’il laisse transparaître de la dimension humaine, intime même, du travail en sciences sociales — trop souvent éludé et ici, au vu des circonstances, placé au cœur de la réflexion. Fariba Adelkhah apprivoise l’immobilisme et l’analyse : « la vraie torture était l’attente, telle une condamnation en prémisses, sans tribunal, sans juge ni sentence ». Transparaissent alors le courage et l’ingéniosité de l’autrice, mais aussi ceux de ses compagnes d’infortune, qu’elles soient détenues ou parfois gardiennes pour rendre leur situation supportable.
La série de chapitres, comme autant de pastilles et chroniques égrainées, offre un regard non linéaire sur ses 53 mois d’incarcération. La libération ultime ne constitue donc pas le « happy end » tant attendu ou n’incarne pas la lumière au bout du tunnel — nul suspense, nulle amertume non plus. Le propos est ici tout autre, fondé sur un désir d’éclairer une expérience, certes oppressante et absurde, mais toujours humaine et sociale, spirituelle parfois. On se surprend même parfois à en sourire.
Une fenêtre sur l’Iran contemporain
Prisonnière à Téhéran s’attache à donner à voir et comprendre les pratiques effectives des détenues et de l’administration. On retiendra alors la perméabilité de l’univers carcéral aux soubresauts extérieurs, par exemple au moment des manifestations « Femme, vie, liberté », et la permanence des formes d’engagement des prisonnières, ne serait-ce que pour avoir accès à de l’eau chaude. Société politique en miniature, la prison elle-même fonctionne telle une caisse de résonance des rivalités entre les différents services de sécurité et ministères. « Voudrais-je écrire un roman policier qu’il me suffirait de décrire le quotidien d’Evin », ose l’anthropologue. Face aux paragraphes qui n’éludent pas les instants de désespoir intime, Fariba Adelkhah met en lumière les moments où percent la solidarité, le sel de la vie et sa poésie, faisant aussi de la prison une fenêtre sur l’Iran tel qu’il est.
Dès lors, la force du carnet de notes de l’anthropologue donne à l’ensemble de l’ouvrage un caractère précieux, rempli d’espoir et d’une tendresse surprenante. Le regard de l’autrice sait tirer des événements parfois anecdotiques et des portraits individuels des réflexions profondes. Le texte vient, en lui-même, illustrer la plénitude de l’engagement scientifique de Fariba Adelkhah, loin des compromissions que les esprits sécuritaires de l’État iranien ont imaginées et inventées de toutes pièces. L’ouvrage fonctionne dès lors tel un pied de nez à celles et ceux qui ont cru voir en elle une espionne, l’empêchant de faire son métier. Il incarne l’entêtement d’une universitaire qui en transformant la privation de liberté, contrainte ultime, en un objet d’anthropologie prouve son attachement irréprochable à son métier. Le lecteur en sort impatient de découvrir la suite des aventures scientifiques, à l’air libre et en mouvement, de cette grande chercheuse.
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