Iran. Questionner l’histoire en interprétant les images

Entretien avec Hannah Darabi et Bahar Majdzadeh, photographes · Deux photographes iraniennes travaillent aux confins de l’art, de la politique et de la documentation historique. Leur travail et leur recherche d’images interrogent notamment la période post-révolutionnaire en Iran, à la recherche d’une histoire non dite et dont la représentation est le plus souvent censurée. Propos recueillis par Françoise Khoury.

Hannah Darabi, Rue Enghelab. La révolution par les livres

Hannah Darabi collectionne des livres photographiques et politiques publiés en Iran entre 1979 et 1983, période de relative liberté d’expression, et s’en inspire pour créer des séries où se mêlent ces photos, des textes et des images d’archive. Elle vient de publier Rue Enghelab. La révolution par les livres, 1979-1983 aux éditions Spector Books/Le Bal.

Bahar Majdzadeh travaille à partir de photos de Khavaran, un lieu proche de Téhéran dans lequel sont enterrés des centaines d’opposants politiques exécutés en masse. Ce no man’s land est interdit d’accès depuis 2008 aux familles des victimes à qui les corps n’ont pas été rendus et qui ne disposent d’aucun lieu de recueillement. Mais les familles poursuivent inlassablement leur rituel en déposant clandestinement des fleurs sur la terre de Khavaran pour les photographier ; ces images fournissent à Bahar les éléments d’une réflexion artistique et critique, afin de représenter les « restes » de la destruction politique qu’a connue son pays dans les années 1980.

Hannah Darabi, Reconstruction 2 : Revolution, 1978-1979, 2018

Françoise Khoury.Comment s’est faite la collecte de vos documents ?

Hannah Darabi. — C’est par hasard que j’ai trouvé, dans une librairie d’occasion de Téhéran, quatre très beaux livres du photographe Bahman Jalali. Ces librairies de la rue Enghelab ne sont pas bien identifiées, un peu cachées, mais recèlent parfois en fond de boutique de vieux livres oubliés. Cette trouvaille a été une chance, l’occasion d’appréhender cette période entre 1979 et 1983, comprendre l’importance du livre comme objet de résistance et combien ce savoir-faire éditorial si grand a été perdu. À partir de là j’ai tiré un fil, les libraires m’ont un peu aidé ainsi qu’un collectionneur qui a eu vent de ma recherche et qui, malgré le fait qu’il adhérait totalement à l’idéologie du régime, m’a donné des livres accumulés depuis des années. Il existe deux bibliothèques à Téhéran, celle de la guerre et celle de la révolution, où l’on peut théoriquement consulter ces livres ; mais ces institutions sont si étroitement surveillées que lorsqu’on n’adhère pas à l’idéologie on ne les fréquente pas. La façon dont ils exposent les photos dans ces locaux relève de la propagande.

Bahar Majdzadeh.— J’ai trouvé ces photos sur Internet et les réseaux sociaux. Les familles de Khavaran ont commencé très tôt, dès 1981, à enregistrer des images de cet endroit. Ce sont des photos de la terre, sur laquelle parfois des fleurs ou des pierres ont été déposées pour former une tombe, et parfois le portrait photographique d’un exécuté. Sur certaines apparaissent les membres des familles lors de rassemblements ou de rituels, parfois à visage découvert, ou alors tenant dans leurs mains la photo de leur proche disparu, là où ils supposent qu’il a pu être enterré. Le dénominateur commun est la volonté de s’exposer sur cette terre, de se montrer, et de témoigner à travers leurs corps, à la fois objets de résistance et de répression.

Ces photographies prises ces trente dernières années à Khavaran par les familles illustrent une époque post-traumatique et ouvrent à la possibilité de leur survivance. En effet l’image est un moyen de transmettre l’expérience intransmissible en particulier quand la langue est incapable de le faire. Les familles ont donc su donner une portée symbolique à leur malheur en se situant dans la sphère de l’image. Ces images ont été jusqu’aujourd’hui, pour beaucoup, les seuls documents visuels permettant de découvrir ce lieu inaccessible et la mémoire qui lui est liée.

Cimetière de Khavaran, octobre 2017 (photo Facebook)

F. K.Vous êtes photographes au croisement de plusieurs disciplines, histoire, politique, arts plastiques. Comment concilier ces postures ?

H. D. — Ma pratique étant artistique, c’est par le biais des images que je peux interpréter l’histoire. Arrivé au pouvoir, chaque régime politique réécrit l’histoire en effaçant certains évènements : les monarchies mettaient en avant l’histoire de l’Antiquité alors que le régime actuel la saute pour valoriser l’histoire islamique ; c’est compliqué un livre d’histoire en Iran ! Ma génération n’a appris à l’école que l’histoire officielle. C’est par le biais des livres de photos que j’ai pu interpréter autrement l’histoire, la comprendre, et surtout depuis que je vis en France. L’éloignement m’a apporté un autre point de vue.

B. M. — Étant photographe et artiste-chercheuse, la photographie est un outil pour comprendre le monde. La recherche d’images et plus particulièrement d’une vision matérielle des vaincus de l’histoire a révélé que là où une destruction politique a eu lieu, les images sont absentes, alors même que cette décennie fut témoin de l’obsession de la République islamique vis-à-vis de la représentation. En effet, à côté de sa machine de production d’images, l’Iran a créé un véritable déficit d’illustrations. Une stratégie singulière a été utilisée pour aboutir à l’absence quasi totale de toute image des crimes qu’elle a commis dans les années 1980. Cette destruction a commencé au début des années 1980 et s’est terminée par une destruction totale : le massacre des prisonniers politiques de l’été 1988. En raison de son mode d’exécution (l’élimination a concerné toutes les prisons du pays), ce « politicide » ne peut avoir de vue qui rende compte de l’effet de masse.

Hannah Darabi, Reconstruction 4 : War, 1980-1988, 2018

F. K.Pensez-vous que votre travail se rapproche d’une constitution d’archive ?

H. D. – Non, parce que c’est une collection subjective, même si une archive peut être subjective selon l’institution qui le réunit. Mon choix est dû à un intérêt visuel et photographique, comme de réunir des pièces de puzzle. Pour constituer une archive, il aurait fallu intégrer d’autres livres qui ne s’y trouvent pas. Et puis je ne m’intéresse pas au livre photo en général, seulement à la période 1979-1983 parce qu’après, il est impossible de publier sans passer par le contrôle de la censure. Ce qui m’a intéressée c’est la diversité de formes : les livres sont conçus par des gens différents, avec une culture de la photo documentaire et la conscience que c’est une forme artistique. Cette diversité visuelle disparait en 1983 ; à partir de là, les livres sont conçus par des institutions étatiques, les formes deviennent liées à la propagande et fabriquées par des gens non qualifiés. De plus ceux qui ont une culture visuelle sont expulsés des universités.

B. M. — Je travaille sur le passé, sans être ni historienne ni archiviste, en ayant toutefois consulté l’Archiv für Forschung und Dokumentation Iran (AFDI, Centre d’archives pour la recherche et la documentation Iran) à Berlin qui abrite un ensemble d’une valeur inestimable de journaux, de documents et de livres, rassemblés par des réfugiés politiques iraniens, qui dans leur grande majorité concernent les années 1980. On peut aborder mon travail comme un type de reconstitution historique ou comme une tentative de témoignage, mais il constitue en réalité une autre forme d’inscription du passé, différente de l’histoire ou de l’archive. En effet je confère à l’expression plastique une place majeure. On peut grâce à ce travail connaître ce passé pourtant il n’a pas valeur de vérité, mais de véracité.

F. K.Même si vos travaux sont très différents, avec une histoire de grande violence et d’effacement dans le cas de Bahar, la thématique de la disparition semble vous animer, vous tentez de préserver quelques traces de ce qui a été effacé ?

Massacre de Khavaran (fosse commune), archive

H. D. – Oui, ces livres contiennent des images aujourd’hui effacées par l’histoire officielle, comme les manifestations des femmes laïques ou le rôle des enfants dans la guerre ; ou alors des photographes mis de côté comme Rana Javadi. C’était nécessaire pour moi d’interpréter et mettre en lumière une histoire effacée par la violence et par la force, mais aussi parce que la génération de mes parents n’est pas capable de raconter son histoire, même pas à nous, les enfants. Je comprends qu’ils n’aient pas envie d’en parler, il y a une résistance à revenir sur cette période, traumatisante, bouleversante ; peut-être faut-il attendre des générations à venir qu’elles puissent faire émerger des récits.

B. M. — Le déclencheur de ma réflexion est l’attention particulière qu’un jour j’ai porté à des clichés publiés dans le journal du parti Aksariat (une organisation marxiste) en Allemagne par les membres en exil. Ces clichés d’une fosse commune à Khavaran ont été pris le 27 juillet 1988, au début du massacre, alors qu’il était ignoré de tous. Avant même d’imaginer les possibilités d’une création en relation avec cette tuerie, il était absolument vital que je sauve ces photos de l’oubli. Il me semble possible, grâce à une nouvelle lecture, d’envoyer ces clichés vers des zones de pensée et de création, avec l’idée qu’ils constituent le point de départ d’une pensée critique sur le passé, mais aussi le présent. Ce passé des blessures ignorées et encore ouvertes.

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