Bonnes feuilles

Israël-Palestine. Le roman d’un « présent-absent »

Auteur entre autres de La Porte du soleil, l’écrivain libanais Elias Khoury signe son dernier opus chez Actes Sud, L’Étoile de la mer, dont Orient XXI propose ici un extrait. L’ouvrage met en scène Adam, un Palestinien d’Israël, né et grandi à Lod (ex-Lydda), dans la banlieue de Tel-Aviv, où les Israéliens tuèrent des centaines de civils en 1948. Hanté par les spectres du passé, il a choisi, encore adolescent, de quitter le foyer maternel pour se forger de nouvelles vies.

L'image représente une scène paisible au bord d'un lac ou d'une grande étendue d'eau sombre. Au premier plan, on voit deux personnes assises sur le sable, tournées vers l'eau. L'arrière-plan montre des collines aux teintes chaudes, allant du rouge au beige, tandis qu'un ciel clair complète le paysage. L'ambiance générale est tranquille et contemplative, suggérant un moment de partage entre les deux figures.

Stella Maris, ou l’Étoile de mer, c’est la terrasse de Dieu qui surplombe la blanche colombe baignant dans l’eau que nous appelons Haïfa.

Sur cette terrasse, là où la colline du prophète Élie nous conduit au miracle, Adam Dannoun, le héros et narrateur de cette histoire, découvre les multiples visages qu’il possède, il se réconcilie avec ses patronymes et tisse son histoire. Ici, il a savouré son premier baiser, il a connu les plaisirs et les affres de l’amour. Ici, il a juré fidélité à la jeune fille qu’il aimait et a appris l’alphabet de la trahison afin d’effacer les blessures de son cœur par de nouvelles blessures.

Quand il était taraudé par les souvenirs de la « terrasse de Dieu », alors qu’il tentait de dessiner sa propre image avec l’encre des mots, il contemplait Haïfa tomber dans la mer depuis les hauteurs du mont Carmel, étendre ses ailes, comme si les flots constituaient son espace. La ville plongeait dans l’eau, flottait, devenait le refuge du jeune homme dont le seul gîte était le sentiment que sa vie était l’ombre de la vie de quelqu’un d’autre qui, à son tour, était l’ombre d’une histoire sans auteur.

Maintenant, une immense nostalgie le ramenait vers Stella Maris où il s’asseyait, solitaire, avec la sensation d’être absent, invisible. Le temps de l’absence lui manquant, il a recours au pronom de la troisième personne pour écrire son absence.

Là, au mont Carmel, où l’Histoire s’est jouée des histoires du lieu, Adam II est né sur une terrasse. Il meublait sa solitude grâce à la mer, se rinçait les yeux avec le coucher du soleil à l’horizon et se noyait dans le silence de l’air marin qui imprégnait son visage du goût du sel.

Les fantômes des expulsés

Adam Dannoun, fils de Hassan et de Manal Dannoun, né dans le ghetto de Lod en 1948, décida que son histoire était née quand il s’était assis sur la terrasse de Dieu qu’on appelait Stella Maris, afin de humer l’air de sa liberté qui montait de la mer. Il passait de longues heures sur le banc de pierre qui était son refuge favori pour échapper au souvenir de sa mère, de son séjour au garage ou du grand appartement abandonné de Wadi-l-Salib, un cadeau du propriétaire du garage pour ses seize ans. À son amie Rifqa, qui lui proposait d’aller y faire l’amour pour la première fois, il répliqua qu’il craignait les fantômes qui hantaient les maisons abandonnées et ajouta qu’en rentrant chez lui, il marchait sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller les fantômes des absents qui avaient été expulsés et que la mer avait engloutis. Il dit aussi qu’il entendait le son de leurs voix lovées entre les pierres de la maison, qu’il voyait leurs visages recouverts de l’obscurité de l’absence déambuler dans la maison comme s’ils faisaient leurs adieux au lieu ou en reprenaient possession.

Adam Dannoun ne possédait pas le langage adéquat pour dire à Rifqa qu’il craignait les propriétaires de la maison dont il avait fait connaissance grâce aux photos accrochées aux murs, qu’il redoutait en particulier le regard de la jeune femme qui portait un bébé dans les bras car, dans le coin des yeux de cette femme dont il ignorait le nom, il avait vu la souffrance, la peur qui se diffusait dans le blanc et la lumière qui étincelait dans les pupilles.

Adam n’avait pas le courage d’admettre qu’il était incapable de tromper cette femme dans sa propre maison. Une semaine après que M. Gabriel lui eut dit que cette maison était désormais la sienne, le garçon enleva des murs toutes les photos de la famille haïfaïenne qui vivait là et les relégua dans l’une des pièces. Leur emplacement fut occupé par les fantômes blancs des absents, il dut vivre avec les empreintes pour éviter le regard des anciens propriétaires qui emplissaient son âme d’une étrange sensation d’appréhension et de culpabilité. Pourtant l’image de la jeune femme ne le quitta pas un instant, il la reprit, l’accrocha à la place d’honneur de la maison, lui demanda pardon et lui donna le nom de Chahla. L’image de Chahla et de son enfant, qu’il appela Naji, devint sa compagne dans cette maison grouillante des fantômes des absents.

Si Adam connaissait la signification de l’amour il aurait dit que Chahla était son premier amour, mais comment un jeune garçon de seize ans aurait-il su raconter une histoire d’amour digne de constituer un chapitre du Collier de la colombe, écrit par l’Andalou Ibn Hazm, qui y évoquait les incroyables formes de l’amour et racontait dans l’une de ses histoires comment la passion de l’image se métamorphose en désir et cause le désespoir de l’amoureux, représentant ainsi le degré le plus élevé de l’amour ?

Chasser les souvenirs

La femme de la photo ressemblait beaucoup à Manal, sa mère. Le passage du temps n’avait laissé aucune marque sur sa jeunesse claquemurée dans la tristesse, alors qu’elle serrait dans ses bras un bébé qui restera éternellement un enfant, car les absents ne grandissent pas et ne meurent pas. Chahla, accrochée au mur du souvenir dans une maison à Wadi-l-Salib, fut-elle son premier amour ? Ou simplement une photo suspendue sur le blanc de sa mémoire ?

À Stella Maris, Adam Dannoun décida de chasser les souvenirs nichés dans sa vie et de recommencer comme s’il venait de naître. Il vivait seul après avoir déposé le passé dans une caisse enterrée sous terre. Haïfa en serait le terrain, il oublierait tout, il enterrerait l’histoire de Lod, ses souffrances, les contes de ses amoureux dans la caisse de l’oubli, puis il s’en irait.

La question qui perturbe l’auteur de ces récits est de comprendre comment les absents écrivent ? Un absent pouvait-il raconter son histoire à la première personne et l’écrirait-il alors comme s’il se souvenait, ou devrait-il recourir au pronom de la troisième personne pour écrire à sa place ? Le jeu des pronoms dans la langue arabe est extraordinaire et n’a d’équivalent dans aucune autre langue. Les lettres qui prennent la place des personnes s’appellent « consciences », or la conscience est aussi le scrupule moral invisible, comment alors les romanciers pouvaient-ils écrire en utilisant la conscience de l’absent ? Et puis, que signifie cette idée que la conscience doit s’absenter afin de pouvoir raconter ?

« Le pronom occulté »

À l’instant où Adam quitta la maison de sa mère à Haïfa, il eut le sentiment de choisir l’absence. Il n’eut que le choix de se scinder en deux : une moitié pour la présence et une autre pour l’absence. La première vit actuellement à New York, où il est absent du lieu et présent dans le texte, alors que la seconde vit à Haïfa, c’est-à-dire qu’il est toujours présent dans un lieu occulté. Ce présent-absent, ou cet absent-présent, voudrait reconnaître aux Israéliens leur supériorité, ne serait-ce que dans un seul mot. En créant de toutes pièces le terme « présent-absent », le législateur israélien fit montre de génie, surpassant l’imagination de tous les écrivains réunis du théâtre de l’absurde en désignant tout un peuple par un titre absurde 1.

Les linguistes arabes appellent le pronom de la troisième personne « le pronom occulté » et l’auteur de cette histoire se voit obligé de se dissimuler. Il parlera d’Adam comme s’il le découvrait. Il oubliera l’enfant trouvé presque mort sur la poitrine de sa mère, sous un olivier sur la longue route entre Lod et Ni‘lin. Il regardera la vie avec des yeux neufs. Il jouera avec l’absence jusqu’au bout. Il disparaîtra pour écrire à propos des lieux abolis, mais son émerveillement pour les yeux de Chahla dans l’image de la mémoire lui révélera l’absurdité de son jeu, car l’absence de cette femme derrière son regard mordoré éveillera en lui la nostalgie de sa petite mère qu’il n’est jamais parvenu à oublier.

Au cours de cette étrange nuit de décembre, alors que les nuages voilaient les étoiles du ciel, il fit l’amour avec Rifqa sous le regard jaloux de Chahla, il découvrit que la vie n’était qu’un leurre, qu’il fallait un leurre similaire pour l’affronter et ne pas être écrasé par la mémoire de la nostalgie et de la peur, évitant ainsi de devenir un fantôme qui vivrait avec les fantômes grouillants dans les maisons branlantes de Wadi-l-Salib.

1NDLR. Cette expression désigne une catégorie de Palestiniens (futurs citoyens d’Israël) qui durent en 1948 quitter leurs terres, situées sur le territoire du nouvel État israélien, pour fuir les combats et s’abriter provisoirement dans des localités voisines. Considérées « vacantes », ces terres furent saisies par les forces israéliennes puis transférées à l’État. La « loi sur la propriété des absents », instaurée en 1950 et toujours en vigueur, les prive du droit de les récupérer.

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