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Jeremy Corbyn et l’antisémitisme. Décodons les Décodeurs

Deux candidates de la France insoumise, Danièle Obono et Danielle Simonnet, ont été soutenues à Paris par Jeremy Corbyn, l’ancien leader travailliste britannique. Dans un article du 15 juin 2022, l’équipe du Monde qui signe « Les Décodeurs » revient sur la polémique provoquée par cette visite, et les accusations « de complaisance avec l’antisémitisme » contre Corbyn. Mais entre instrumentalisations politiciennes et rengaines diffamatoires, les faits sont têtus.

Jeremy Corbyn, 11 décembre 2019

L’article du Monde du 15 juin 2022 intitulé « Comprendre la polémique autour de la Nupes et Jeremy Corbyn, accusé de complaisance avec l’antisémitisme » a-t-il rempli son cahier des charges, à savoir expliquer la réalité des accusations portées contre Jeremy Corbyn ? Décodons « Les Décodeurs »1 qui le signent. Le déchiffrage paraît d’emblée complexe. Le sous-titre annonce que la visite de Corbyn « a suscité l’indignation tant à gauche qu’à droite ». Le début de l’article du quotidien du soir cite l’ancien ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer, qui dénonce « les propos et la pensée antisémites » de l’ancien dirigeant travailliste. Rappelons que Blanquer a attribué sa défaite au premier tour à « l’extrême gauche communautariste » dont il serait selon lui devenu « l’ennemi public numéro 1 ». Les Décodeurs en concluent, faisant mentir leur sous-titre, à l’instrumentalisation politicienne : « La figure de M. Corbyn est utilisée par la majorité présidentielle pour dénoncer les supposées sympathies de la gauche radicale pour des mouvements conspirationnistes extrêmes ».

Quant aux accusateurs de gauche, les Décodeurs se contentent de citer la socialiste Lamia El-Aaraje, porte-parole du Parti socialiste (PS) et… privée d’investiture au profit de Danielle Simmonet. L’article le souligne et cite Danielle Simmonet, qui affirme que Jeremy Corbyn « n’a jamais tenu de propos antisémite » et qu’il a été « victime d’une grossière manip’ parce qu’il incarnait l’aile gauche » du parti travailliste. Jusque-là, si l’on oublie la « titraille », selon le jargon journalistique, on est bien dans un processus de décodage.

Mais les accusations sont « plus larges », poursuit l’article. Elles sont portées par « la Licra, par de nombreux intellectuels juifs et par des éditorialistes ». La Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, organisation historique fondée en 1927, est politiquement engagée. Elle a appelé à voter Emmanuel Macron en 2017 et dénonce, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, les organisations qui luttent contre la politique du gouvernement israélien actuel, comme le mouvement Boycott, désinvestissements, sanctions BDS).

La notion d’« intellectuel juif » interpelle. Coutumière dans le monde anglo-saxon, elle ne fait pas partie du vocabulaire intellectuel français. Il y a en France des intellectuels de confession ou d’ascendance juive, mais à notre connaissance personne ne se positionne — et ne serait ravi d’être labellisé —comme « intellectuel juif », identité qui serait considérée comme réductrice, voire communautariste. Les Décodeurs en désignent toutefois quelques-uns : un lien hypertexte nous dirige vers Milo Lévy-Bruhl, doctorant en philosophie politique à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur le socialisme français et la question juive ainsi que l’avocat Ariel Goldmann, président du Fonds social juif unifié (FSJU) et de la Fondation du judaïsme français, ainsi qu’une personnalité présente dans les médias, Rafaël Amselem.

Les « éditorialistes », enfin : le lien renvoie uniquement à une page de Causeur, magazine très à droite, dénonciateur obsessionnel du « wokisme » et de « l’islamo-gauchisme », qui, outre plusieurs couvertures récentes consacrées à Marine Le Pen ou à Marion Maréchal, en a récemment publié une montrant des bébés, dont plusieurs apparemment d’origine africaine ou asiatique, avec le titre « Souriez, vous êtes grands-remplacés ! » allusion aux délires racistes de l’extrême droite sur un fantasmatique « Grand Remplacement » des Français « blancs » par des humains d’autres couleurs de peau.

Une campagne lancée par les partisans de Tony Blair

La suite de l’article des Décodeurs reprend sans grande distance les accusations formulées lors de la campagne contre Jeremy Corbyn quand il était président du Parti travailliste britannique. Qu’il y ait eu une campagne contre lui dans son propre parti ne peut en effet être nié. L’objectif politique était clair : en 2015, l’élection de Jeremy Corbyn, homme de gauche affiché, soutenu par les syndicats, met fin aux années du New Labour, invention de Tony Blair pour signifier que les travaillistes basculent à droite. Les blairistes ne le lui pardonnent pas. Comme Corbyn se déclare ouvertement sensible à la cause palestinienne, l’aile droite des travaillistes, soutenue par plusieurs organisations juives, y compris au sein du parti, choisit de dénoncer « l’antisémitisme » de son propre président pour tenter de le déstabiliser. Ils entreprennent de fouiller dans les attitudes et les déclarations de Corbyn dans les années précédentes pour y trouver du grain à moudre.

L’histoire est longue et complexe ; Orient XXI en a fait la chronique. Contentons-nous d’examiner les accusations des blairistes reproduites par Le Monde, pour que chacun puisse juger sur pièce.

« En 2009, il qualifie le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien “d’amis”…" Alors député, Corbyn donne une conférence de presse. Présentant une réunion qui devait avoir lieu au Parlement sur la paix en Israël, il dit : “Nos amis du Hezbollah prendront la parole… J’ai aussi invité nos amis du Hamas et d’Israël, malheureusement les Israéliens n’ont pas été autorisés à voyager”, sans que l’on puisse comprendre qui étaient ces Israéliens. En tout cas la chose passe à l’époque inaperçue, jusqu’à ce que le premier ministre David Cameron la découvre sept ans plus tard et attaque Corbyn, devenu chef du Labour, à la chambre des députés.

Jeremy Corbyn répondra qu’il regrette d’avoir utilisé le terme d’“amis”, comme le note Le Monde. Mais il réaffirmera avoir voulu réunir toutes les parties du conflit israélo-palestinien, dans une perspective de dialogue.

Polémiques sur une fresque murale

“En 2012, il exprime son opposition à l’effacement d’une fresque murale mettant en scène des motifs complotistes traditionnels de l’antisémitisme” : cette fresque, intitulée Liberté pour l’humanité, dépeint un groupe d’hommes d’affaires et de banquiers, comptant de l’argent autour d’un plateau ressemblant à celui d’un Monopoly, posé sur le dos d’hommes à la peau brune. Certains des personnages peuvent correspondre à des stéréotypes antisémites ; ils sont dominés par une pyramide surmontée d’un œil, motif appelé “l’œil de la Providence”, symbole assez flou que l’on retrouve aussi bien dans des tableaux de la Renaissance à motif chrétien que sur des temples maçonniques, ou sur les billets des dollars américains. Il a été récemment utilisé par les promoteurs de la mythologie des Illuminati, société secrète censée dominer le monde.

L’auteur de la fresque, un artiste de rue américain réputé, Kalen Ockerman, dit avoir dépeint “l’élite des banquiers, les Rothschild, les Rockefeller, les Morgan. Le sujet de ma fresque, c’est la classe et le privilège”. Kalen Ockerman se plaint publiquement que sa fresque risque d’être effacée à la suite de protestations de personnalités juives. Jeremy Corbyn lui répond qu’il “se trouve en bonne compagnie. Rockefeller a détruit une fresque de Diego Rivera”, célèbre artiste mexicain, “parce qu’on y voyait la figure de Lénine”. Cette histoire fut déterrée six ans plus tard, en 2018, par une députée du Labour comptant parmi les adversaires les plus déterminés de Corbyn au sein du parti, qu’elle quittera un an plus tard pour adhérer à droite aux Liberal Democrats. Là encore, Jeremy Corbyn a présenté des excuses, comme le mentionnent les Décodeurs du Monde.

L’usage politique du mot sioniste

“En 2013, lors d’un discours à une réunion organisée par une association proche du Hamas, M. Corbyn tourne en dérision les ‘sionistes britanniques’”. Il s’agit d’une remarque du leader travailliste lors d’une réunion organisée par l’ONG Palestinian Return Centre, présente à Londres et dédiée à la défense des droits des réfugiés palestiniens, qui s’affirme non partisane. Elle a été dénoncée comme “liée au Hamas” par des officiels israéliens, des sites favorables à la droite israélienne, et par la presse de droite britannique. Ces accusations sans preuves ont surtout été lancées lors de l’admission de l’ONG au statut d’observateur par les Nations unies.

Là encore, la dénonciation est lancée des années après le discours incriminé, venant de la même députée, Luciana Berger. Corbyn y défend le représentant palestinien au Royaume-Uni. Il accuse des “sionistes” d’avoir intentionnellement mal interprété certains des propos d’un homme dont “l’anglais n’est pas la langue maternelle” ; il accuse alors ces “sionistes” de “ne pas connaître l’histoire ni comprendre l’ironie anglaise, alors qu’ils vivent dans ce pays depuis longtemps, et y vivront probablement toute leur vie”. Plusieurs députés travaillistes anti-palestiniens se sentent visés et disent “ne plus se sentir les bienvenus dans leur propre parti”.

En 2018, Corbyn précisera qu’il avait alors employé le terme “sioniste” dans son sens politique, celui que les partisans d’Israël “utilisaient pour se définir eux-mêmes”, ajoutant qu’il serait désormais “plus prudent”, car le mot “est de plus en plus kidnappé par les antisémites comme nom de code pour désigner les juifs”. On peut ajouter qu’en Israël, se déclarer “sioniste” est toujours une prise de position politique.

“En 2014, il assiste à un événement caritatif propalestinien organisé par le négationniste Paul Eisen.” “Les Décodeurs” citent la réponse de Jeremy Corbyn, affirmant que l’organisateur n’avait pas à l’époque pris des positions négationnistes, auquel cas il n’y aurait pas assisté. L’événement “propalestinien” consistait en un rassemblement dédié au “souvenir de Deir Yassin”, village palestinien proche de Jérusalem où un massacre fut commis en 1947 par des miliciens juifs de l’Irgoun et du Lehi.

Des propos douteux de Ken Livingstone

“En 2018, le Times révèle plus de deux mille messages à caractère antisémite, négationniste ou nazi sur des pages Facebook en faveur du leader travailliste. » En effet, le parti travailliste nie tout lien avec ces pages. Là encore, pourtant, ces accusations proviennent des adversaires de Corbyn au sein même du Labour, alors que Jeremy Corbyn est en campagne pour la direction du parti.

Démission de Ken Livingstone après avoir “déclaré que Hitler était sioniste” : l’ex-maire de Londres, personnage adepte des déclarations à l’emporte-pièce, a en fait tenu à déclarer dans une interview, non que Hitler fût sioniste, mais qu’il avait “encouragé le sionisme, avant de devenir fou et de tuer six millions de juifs”. Historiquement, il y eut avant la guerre un accord entre le mouvement sioniste et des représentants du régime nazi, autour de la possibilité pour les juifs allemands d’émigrer en Palestine. On ne voit pas pourtant la pertinence, pour un homme politique en vue, de rappeler une page mineure de l’histoire. Et attribuer la Shoah à la “folie” d’Hitler n’avait évidemment aucun sens. Ces déclarations peu intelligentes de Ken Livingstone furent elles aussi reprochées à Jeremy Corbyn, qui, en effet, se prononça pour l’expulsion de Livingstone.

“En 2020, un rapport indépendant de la Commission pour l’égalité et les droits humains (EHRC) conclut à des défaillances ‘inexcusables’, son équipe ayant minimisé ou ignoré de nombreuses plaintes et alertes de travaillistes juifs.”. Le rapport critique en effet “l’insuffisance” de la direction du parti dans la lutte contre l’antisémitisme, mais ne relève pas d’“antisémitisme institutionnel”. Les enquêtes sur les allégations portées par des membres du parti “manquaient de transparence”.

Selon le journaliste Jonathan Cook, qui a épluché le rapport “les retards dans le traitement des plaintes étaient principalement imputables non pas à Corbyn et à son personnel, mais à une bureaucratie du parti dont il a hérité et qui lui était profondément et explicitement hostile”. Le journaliste dénonce une manipulation politique destinée à évincer celui qui était à l’époque le leader des travaillistes. Preuve que les accusations d’antisémitisme sont à son avis à géométrie politique variable, il cite un roman de l’actuel premier ministre Boris Johnson, 72 Virgins, publié en 2004, qui comporte un personnage appelé Sammy Katz, décrit comme possédant “un long nez et des cheveux frisés… un homme d’affaires juif malveillant, avare, ressemblant à un serpent, qui exploite les travailleurs immigrés pour son profit”. Le parti travailliste n’a aux dernières nouvelles pas jugé bon de dénoncer cette diatribe férocement antisémite du premier ministre conservateur.

1NDLR. « Les Décodeurs » est une rubrique du Monde dont l’objectif est de vérifier des informations données sur des thématiques variées. La rubrique fait appel à une équipe dédiée pluridisciplinaire d’une dizaine de personnes.

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