Le 18 décembre dernier, elle était encore en public pour signer la publication de son livre de photographies, Zones de guerre, aux éditions de l’œil, et elle achevait une courte vidéo d’art pleine de promesses. L’aura et l’influence que Jocelyne Saab a su cultiver dès ses premiers reportages au milieu des années 1970 n’ont cessé d’influencer la jeunesse libanaise en pleine expansion créatrice. C’est sur le portrait d’une artiste combattante que nous proposons de revenir ici.
Elle naît en 1948 à Beyrouth. L’année 1948 est une date importante dans l’histoire arabe contemporaine : c’est celle de la Nakba, la « catastrophe » qui a conduit 300 000 Palestiniens à quitter leurs terres au moment de la création de l’État d’Israël. Ils se sont réfugiés où ils ont pu, en Jordanie, en Syrie, au Liban. Le Liban, un tout petit pays aux frontières fragiles et à l’État faible, incapable de réguler l’installation des réfugiés sur son territoire. Après la défaite arabe de la guerre de 1967 qui opposait les armées égyptienne, syrienne et jordanienne à l’armée israélienne, la résistance palestinienne se retrouve seule avec elle-même. Elle commence à s’organiser. Les déplacements de populations ne cessent d’augmenter.
À Beyrouth, Jocelyne Saab grandit à quelques kilomètres des nombreux camps de réfugiés palestiniens qui bordent le sud de la ville. Issue d’une famille bourgeoise maronite, elle a été éduquée chez les sœurs. Le quartier où elle vivait était toutefois très cosmopolite ; elle habitait ce qui deviendra « Beyrouth-Ouest » pendant la guerre, mais qui rassemblait à cette époque toutes les communautés sans distinction de classe. Cette partie de la ville abritait dans les années 1960 et 1970 tous les repaires des intellectuels de la gauche arabe du Liban.
Protégée jusque-là par le cocon qui l’entourait, Jocelyne Saab commence à s’engager politiquement dès son arrivée à l’université. Elle est sensible aux discours en faveur du droit des Palestiniens sur leur terre. Au Liban, la résistance palestinienne s’organise ; chassée de Jordanie en 1970, l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP) prend refuge à Beyrouth et s’arme pour se défendre.
Kadhafi, 1973 et la cause palestinienne
Jocelyne Saab termine ses études d’économie à Paris, où elle fréquente davantage les salles de cinéma que les bancs de l’université. Cependant, elle a toujours reconnu que son parcours universitaire — imposé par la famille et la bienséance — lui avait été pleinement utile dans son métier de journaliste. Après un bref passage à la radio et télévision libanaise, puis au Monde en presse écrite, elle est envoyée comme interprète pour la télévision en Libye, pour interroger Mouammar Kadhafi. Nous sommes alors en 1973, Jocelyne Saab a vingt-cinq ans ; et alors que le réalisateur fait faux bond au dernier moment, elle se retrouve à réaliser elle-même un long portrait du Guide (Kadhafi, l’homme qui venait du désert, 1973). Ce document exceptionnel lui assure une place à la télévision française. Elle est alors envoyée sur le front, au Kurdistan, dans le Golan syrien durant la guerre d’octobre 1973, en Égypte. Elle documente aussi la résistance palestinienne ; elle est la première journaliste à pouvoir intégrer un camp d’entrainement aux commandos-suicides, pratique encore clandestine à l’époque du film (Le Front du Refus, 1974). Engagée pour la cause, elle réalise également Les Palestiniens continuent (1974) et un portrait de combattantes palestiniennes resté inédit : Les Femmes palestiniennes, refusé et censuré par la chaine publique France 3 pour laquelle elle travaille.
Renouveau du documentaire
Elle est alors décidée à ne plus travailler qu’à son propre compte. Elle s’apprête à partir couvrir la libération du Vietnam lorsque survient le massacre d’un bus transportant des Palestiniens à Ain El-Remmaneh, au Liban, par les milices d’extrême droite chrétiennes. Elle change d’avis et rentre à Beyrouth. Elle y tourne une quinzaine de reportages et documentaires stupéfiants, qu’elle vend aux chaines de télévision du monde entier. Pour ne citer que les films phares, ce qui resta par la suite comme sa « trilogie de Beyrouth » est aussi la marque d’un renouveau esthétique fulgurant : Beyrouth, jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth ma ville (tourné durant le siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982) transforment le rapport traditionnel au documentaire. Elle convoque la symbolique des mots de la poétesse Etel Adnan dans les deux premiers, et du dramaturge Roger Assaf pour le dernier film, tout en ancrant l’horreur du désastre dans une réalité incompressible, incarnée par la présence physique de la cinéaste dans l’image, mise en scène au profit de la narration ou parcourant tristement les ruines de sa maison détruite. Son dévouement inspire confiance : elle est choisie par Yasser Arafat pour monter sur le bateau qui l’éloignera des côtes libanaises en 1982. Elle est la seule journaliste à avoir documenté cette traversée, dont elle rend compte à la première personne dans son Bateau de l’exil (1982).
La violence de la guerre qui détruit les vieux murs qui l’ont vu grandir pousse Jocelyne Saab à renseigner les luttes des autres au-delà des frontières du Liban. Elle part en Égypte, filmer les lendemains de la révolte du pain de 1977 et les méfaits de la politique d’ouverture d’Anouar El-Sadate pour les populations égyptiennes marginalisées (Égypte : Cité des morts, 1977), mais se rend aussi dans le Sahara occidental filmer la lutte du Front Polisario (Le Sahara n’est pas à vendre, 1977) et en Iran, des lendemains moins utopiques qu’il n’était espéré, deux ans après la révolution islamique (L’Iran, utopie en marche, 1981).
« Il était une fois Beyrouth »
L’expérimentation documentaire ne suffisait plus. L’horreur devenait indicible, et la seule solution semblait à Jocelyne Saab de raconter des histoires. Elle réalise son premier film de fiction en pleine guerre. Périlleux, émouvant, Une Vie suspendue (alors baptisé Adolescente, sucre d’amour) est sélectionné à la quinzaine des réalisateurs de Cannes en 1985. Une première consécration pour une grande dame qui fit du cinéma son nouveau combat.
Au sortir de la guerre, elle décide en effet que le Liban manque d’images. Avec la disparition du monde doré dans lequel elle a grandi, Jocelyne Saab n’a plus que le cinéma à quoi se rattacher. Elle décide de rassembler tous les films qu’elle peut retrouver qui ont été tournés à Beyrouth, par des Libanais ou par des étrangers : c’est le projet « Mille et une images », qui lui vaut la décoration de chevalier des arts et lettres. Elle en tire un film de fiction : Il était une fois Beyrouth : histoire d’une star (1994), montage de trente de ces films retrouvés rassemblés par une légère narration mise en scène avec deux jeunes actrices de 20 ans, trop jeunes, en 1994, pour avoir connu Beyrouth avant les bombes.
Après quelques films documentaires, elle réalise l’œuvre de sa vie, son film égyptien Dunia. Grande fresque à l’honneur de la liberté de l’expression et des corps, Dunia gêne pour le thème qu’il traite : l’excision des femmes en Égypte. Le film, sorti en 2005, est censuré dans le pays et Jocelyne Saab menacée de mort par les fondamentalistes. À ce drame en succède un autre : en 2006, durant trente-trois jours, l’aviation israélienne bombarde Beyrouth et le sud du Liban. Ce sont les infrastructures récemment reconstruites qui sont prioritairement visées. Jocelyne Saab, à nouveau, retrouve son pays dans la guerre.
La vérité sous toutes les formes
Ces deux événements bouleversent le rapport de Jocelyne Saab aux images. Elle plonge dans l’expérimentation vidéo et dans la photographie comme pour trouver de nouvelles réponses à l’injustice du monde qui l’entoure. Avec Strange Games and Bridges montée à Singapour en 2006 au sujet de la guerre des trente-trois jours, elle devient plasticienne. Sur vingt-deux écrans mix mediase déploient les images des ponts récemment détruits, entremêlées des images de la guerre qu’elle filmait trente ans auparavant. S’ensuivent plusieurs séries de photographies, qui tentent de passer par la poésie pour dire autrement le vrai et le juste (Le Revers de l’orientalisme, 2007 ; Architecture molle, 2007 ; Masques, 2009).
Les cinq dernières années de la vie de Jocelyne Saab furent profondément chargées. Elle se lance dans la réalisation d’un festival international de films de résistance culturelle venus d’Asie et de la Méditerranée (Cultural Resistance International Film Festival) qu’elle tient à travers cinq villes du Liban pendant trois ans. C’est ensuite contre la maladie qu’elle résiste, avec une énergie créatrice époustouflante. Elle réalise en 2016 deux vidéos d’art et une exposition photographique, Un Dollar par jour, consacrée aux camps de réfugiés syriens dans la Békaa libanaise, et travaillait depuis 2017 sur un projet de documentaire expérimental retraçant l’étonnante vie de May Shigenobu, fille de la fondatrice de l’Armée rouge au Liban. Une œuvre qu’elle n’aura pu achever, mais dont il restera une trace : une courte vidéo d’art, encore inédite, qu’elle achevait cet hiver, où elle nous apparaît rayonnante, complice aux côtés de May Shigenobu avec qui elle travaille.
Le hasard et la chance ont voulu qu’elle ait eu le temps de présenter en décembre dernier sa dernière création, pour le moins surprenante au premier abord. Jocelyne Saab a publié un ouvrage de photographies. Des images figées, tirées de ses films et de ses séries photographiques, qui retracent chronologiquement son parcours multiple et foisonnant, tout en offrant un autre regard, tout aussi riche, sur ces images flamboyantes d’une Beyrouth enflammée ou sur les rues poussiéreuses du Caire. Zones de guerre est disponible en librairie depuis la rentrée — et c’est une belle plongée dans l’œuvre de cette artiste incontestable de l’histoire arabe et mondiale, pour la découvrir ou la redécouvrir.
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